C O N C E R T S 
 
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LAUSANNE
14/11/04
© Alain Kaiser
Philippe Boesmans (1936- )

REIGEN

(La Ronde)

Opéra en dix scènes
Livret original de Luc Bondy
d'après La Ronde d'Arthur Schnitzler 
Version transcrite pour 22 musiciens
réalisée par Fabrizio Cassol

Coproduction avec l'Opéra National du Rhin et l'Atelier du Rhin-CDR- d'Alsace

Luanda Siqueira (La prostituée)
Fausto Reinhart (Le soldat)
Monica Brett-Crowther (La femme de chambre)
David Sotgiu (Le jeune homme)
Hye-Youn Lee (La jeune femme)
Ernesto Morillo Hoyt (Le mari)
Géraldine Chauvet (La grisette)
Karen Leiber (La cantatrice)
Alexander Knop (Le comte)
Jean-Noël Briend (Le poète)
 

Nicolas Chalvin, direction musicale
Matthew Jocelyn, mise en scène
Friederike Schulz, assistance à la mise en scène
Alain Lagarde, décors
Zaïa Koscianski, costumes
Pierre Peyronnet, lumières

Orchestre de Chambre de Lausanne
Les Jeunes Voix du Rhin

Le 14 novembre 2004


On ne fait rien sans rien

Dans une dizaine de saynètes piquantes, Arthur Schnitzler avait choqué les publics viennois et berlinois en 1920 lorsque sa pièce (1896) fut jouée pour la première fois. Aujourd'hui, parler de la tromperie, de la légèreté des relations amoureuses, de l'acte sexuel n'offusque plus que quelques irréductibles calvinistes. Quand, en 1989, Luc Bondy et le compositeur Philippe Boesmans décident d'adapter la pièce de Schnitzler pour en faire un opéra, le risque de réduire cette intrigue à une simple opérette insipide et surannée est grand. Reprenant le texte de Schnitzler presque à la lettre, les mots n'ont plus la lourdeur érotique qu'ils avaient au début du siècle dernier. Dans la Ronde (Reigen) de Bondy et Boesmans, chacun séduit l'autre : la prostituée le soldat, le soldat la femme de chambre, la femme de chambre le jeune homme et ainsi de suite. Lorsque enfin on retrouve le baron avec la prostituée, la boucle est bouclée. La ronde est complète.

A Lausanne, il faut louer le talent de la mise en scène, qui a su rendre gentiment scandaleux un texte à peine libertin. Dirigés avec justesse et précision par l'excellent Matthew Jocelyn, les protagonistes sont poussés au geste équivoque, au détail érotique, à l'attitude comique. Gestes de la nature, de l'amour physique, de chacun (ou presque) d'entre nous. Les offrir sur scène, suffisamment grossis et caricaturés pour être vus de tous, n'est pas aussi simple qu'il n'y paraît. La dizaine d'interprètes qui se succèdent durant ces courtes scènes sont issus d'un atelier de l'Opéra du Rhin de Strasbourg. Le groupe des Jeunes Voix du Rhin a planché sur l'oeuvre pendant près d'un an. Un an à peaufiner chaque mouvement, chaque intention, chaque tableau. A Lausanne, les spectateurs ont eu droit à un produit fini de la meilleure facture et non pas, comme nous en avons souvent l'habitude dans nos maisons d'opéras, au travail bâclé d'un metteur en scène qui a fantasmé pendant un an sur l'une ou l'autre idée de mise en scène pour, en fin de compte, monter le spectacle en à peine quatre ou six semaines. Ici, l'oeuvre collective est évidente. Elle fonctionne comme une machine bien huilée.

Quelle inventivité et quelle ironie dans cette peinture de la séduction ! Voyeur, on se délecte en découvrant ces détails souvent désopilants et incisifs. De Madame, dans son lit, lisant Stendhal dans le texte, s'arrêtant tous les deux ou trois mots pour en chercher la traduction dans un dictionnaire qu'elle consulte sans cesse. Du comte, reconnaissable d'une scène à l'autre avec sa manie de sentir ses chaussettes chaque fois qu'ils les enlève ou les remet. De plus, le livret allemand utilise des mots simples, presque scolaires. Il permet alors une compréhension immédiate des dialogues à quiconque se souvient tant soit peu des rudiments de la langue de Goethe appris à l'école primaire.


© Alain Kaiser

Avec pour tout décor (Alain Lagarde) un long canapé sur un plateau tournant, l'appareil scénique se transforme tantôt en lit, tantôt en banquette de café ou en muret, au gré de quelques panneaux de plexiglas de couleur et transparents. De rares accessoires, d'intelligents éclairages (Pierre Peyronnet) schématisent aisément les ambiances, feutrées pour un intérieur, équivoques pour un bar ou glauques pour la chambre d'hôtel borgne.

Autre actrice, et non des moindres, de la parfaite caractérisation du livret : la musique. La partition de Philippe Boesmans s'identifie à la dramaturgie de l'oeuvre. Ses rythmes continuellement changeants sont ceux de la parole. Il découpe la langue parlée. Elle n'en est que plus clairement comprise. Il accompagne le mot avec l'harmonie, et son harmonie fait le mot, recourant aussi bien aussi bien aux rythmes du jazz, qu'aux fanfares ou à des formes musicales plus classiques.

Pour couronner le tout, l'homogénéité de la distribution est telle qu'il est impossible de distinguer un chanteur qui sortirait du lot. Si un interprète devait être plus en vue qu'un autre, il ne le devrait qu'à l'importance que la partition lui confère, non à un surcroît de talent ou d'implication. Tout au plus peut-on remarquer que les voix féminines semblent mieux s'adapter aux situations que celles des hommes. Ainsi, on regrettera la fâcheuse tendance de la basse Alexander Knop (Le comte) à forcer son instrument, au détriment de sa musicalité.

Avec une direction d'orchestre admirable et un Orchestre de Chambre de Lausanne visiblement heureux de cette incursion réussie dans le répertoire contemporain, l'oeuvre de Boesmans s'est trouvée admirablement servie. Plus de deux heures de musique d'aujourd'hui sans que les oreilles en souffrent, il faut que ce soit de la Musique, avec un M majuscule. Une réussite totale à porter à l'actif de François-Xavier Hauville qui a flairé juste en associant l'Opéra de Lausanne à la réalisation de ce spectacle.
 
 

Jacques SCHMITT
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