C O N C E R T S
 
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PARIS
(opéra Comique)
10/03/2002

© DR
Il Ritorno d'Ulisse in patria

Claudio MONTEVERDI 

Direction musicale : William CHRISTIE
Mise en scène : Adrian NOBLE
Décors et costumes : Anthony WARD
Lumières : Jean KALMAN
Chorégraphie : Sue LEFTON

LES ARTS FLORISSANTS

Ulisse : Kresimir SPICER
Penelope : Marijana MIJANOVIC
Telemaco : Cyril AUVITY
Amore, Minerva : Olga PITARCH
La Fortuna, Melanto : Katalin KAROLYI
Il Tempo, Nettuno : Paul-Henry VILA
Umana Fragilità : Rachid BEN ABDESLAM
Giove : Eric RAFFARD
Giunone : Rebecca OCKENDEN
Antinoo : Bertrand BONTOUX
Pisandro, Feace : Christophe LAPORTE
Anfinomo : Andreas GISLER
Ericlea : Geneviève KAEMMERLEN
Eurimaco : Zachary STAINS
Eumete : Joseph CORNWELL
Iro : Robert BURT
Feaci : Marcio SOARES HOLANDA, Bertrand CHUBERRE



J'ai eu de nombreux scrupules à rédiger une "critique" de ce spectacle, n'en ayant vu, non pas une représentation, mais "seulement" la générale parisienne. Comment, en effet, prétendre juger des prestations de chanteurs lorsque ceux-ci ne chantent pas à plein régime ? Cela relèverait de l'escroquerie pure et simple, et d'un cruel manque de respect envers les artistes de cette production.

Seulement, voilà : il est des spectacles, parfois, qui sont tellement époustouflants de beauté, de finesse, d'élégance et d'intelligence, que lorsque l'on en sort, on n'a qu'une envie - le crier sur les toits, et en parler des heures, des jours, des semaines, des mois (voire parfois des années) durant. Ce Retour d'Ulisse est de ceux-là. La conviction, par ailleurs, que l'opéra, c'est bien plus que du simple chant, a achevé de me convaincre. Aussi parlerai-je en toute honnêteté de ce que j'ai vu, en m'abstenant de commentaires sur ce que j'ai entendu.

Il Ritorno d'Ulisse, deuxième opéra parvenu jusqu'à nous de Claudio Monteverdi, nous conte l'une des histoires les plus simples et les plus émouvantes que l'on puisse imaginer : le retour, après vingt ans d'absence, d'Ulysse à Ithaque, sa vengeance contre les Prétendants qui ont investi son palais et poursuivent son épouse de leurs assiduités et ses retrouvailles avec ses proches, et notamment, bien entendu, avec sa fidèle Pénélope. Comme toujours chez Monteverdi, ce départ d'intrigue plutôt serré est prétexte au développement, en près de trois heures de recitar cantando et de ritournelles orchestrales magnifiques de sensualité et de polychromie, d'une galerie de personnages haute en couleurs, mêlant dieux et mortels, serviteurs et princes, grotesque et sublime.

Pour rendre parfaitement justice à une telle richesse dramatique et expressive, il fallait toute l'intelligence, le talent, mais aussi la sensibilité d'Adrian Noble - grand metteur en scène shakespearien au demeurant, et cela se sent lorsque l'on voit avec quelle finesse il fait ressortir le caractère de chacun des protagonistes, dont pas un ne passe à la trappe.

Dès le début de la représentation, c'est un véritable enchantement. Sur une scène couverte de sable et encadrée par deux murs ocre pâle apparaît une silhouette frêle, entièrement nue, comme traquée, angoissée, tenant dans ses mains un flambeau vacillant : c'est la Fragilité Humaine. Extraordinaire idée -rien n'est pourtant plus périlleux que l'emploi, à la scène, de la nudité, qui pas un seul instant ici ne semble racoleuse ou malsaine, bien au contraire ; Noble réussit ce à quoi était parvenu Robert Carsen dans sa très belle Alcina au Palais Garnier il y a deux saisons : faire apparaître l'humanité dans son plus simple appareil, sans défense, sans fard non plus, dans toute sa vulnérabilité, et toute sa candeur aussi.

(Marijana Mijanovic) © DR

Le spectacle entier est à l'image de ce Prologue, vivant, sensible, extraordinairement simple, et d'une exceptionnelle beauté. Il faudrait tout décrire, tout citer -tâche impossible, et dérisoire, tellement la soirée regorge d'idées géniales (Minerve dictant par hypnose à Pénélope le défi aux Prétendants, Minerve guidant la flèche d'Ulysse contre eux, les Phéaciens jouant avec une voile blanche au-dessus d'Ulysse endormi...) et de tableaux (Neptune émergeant de l'écume et découvrant le navire dissimulé sous son manteau, Jupiter descendant des cieux sur une nacelle, mi-tapis volant, mi-parchemin, Pénélope, seule en scène, frêle silhouette noire se découpant sur le fond bleu azur ou sur le jaune pâle des murs et du sable...) proprement picturaux, d'une beauté inouïe. On est émerveillé de voir les trésors d'imagination déployés par Noble et son équipe, comme ce voyage de Télémaque et Minerve voguant sur une balançoire à travers les cieux d'une toile nuageuse d'un superbe azur, ou ce formidable emploi de la fibre optique, s'intégrant parfaitement au décor et à l'atmosphère ambiante, dans un spectacle qui par ailleurs ne se départit jamais d'une grande simplicité, voire même d'un certain dépouillement fort salutaire. Les décors aux teintes passées et les costumes (réalisés dans de très beaux textiles), sublimes, d'Anthony Ward, contribuent à nous transporter dans une Antiquité idéalisée et quasi-intemporelle, devant sans doute autant à des peintres tels que George de la Tour (je pense notamment aux turbans ou aux robes des servantes) qu'à Praxitèle et ses contemporains (les robes de Pénélope et Minerve, aux plissés somptueux, sont sculpturales), et sont superbement mis en valeur par les lumières, presque vermeerienes (magnifique effet dans le monologue d'Euryclée, où un doux éclairage de côté, rehaussant délicatement la lueur d'une chandelle, vient caresser le visage de la chanteuse plongée dans la semi-obscurité du palais endormi), et d'une beauté à couper le souffle, du toujours remarquable Jean Kalman.

(Olga Pitarch & Cyril Auvity) © DR

Dans cet écrin, aussi soigné que le gemme qu'il renferme, peut ainsi se déployer une direction d'acteurs vive et fluide, idéalement relayée par une brochette de jeunes chanteurs, tous excellents acteurs. Et dont, à défaut de les entendre chanter à plein régime, l'on goûte les timbres et les compositions : belle Melantho de Katalin Karolyi, Minerve acerbe et ingénieuse d'Olga Pitarch, Eumée sage et jovial de Joseph Cornwell, trio de Prétendants superbement vains et ridicules (Bertrand Bontoux, Andreas Gisler, Christophe Laporte), Iro bouffon mais jamais graveleux de Robert Burt. L'Olympe, à l'exception du Neptune de Paul-Henry Vila qui, dans un magnifique costume bleu, impose une belle présence scénique et un grain de voix des plus intéressants, et de la Minerve citée plus haut, marque moins. Cyril Auvity, quant à lui, fait valoir un timbre agréable, une fine musicalité, et une grande fraîcheur de jeu en un Télémaque juvénile et volubile -gageons que l'on reverra très vite son charmant minois sur une scène parisienne. Les triomphateurs de la soirée sont cependant Kresimir Spicer et Marijana Mijanovic, couple royal à l'engagement saisissant. Spicer compose un Ulysse tour à tour tourmenté et serein, à la voix puissante et à la présence rayonnante ; mais c'est son épouse qui finalement impressionne le plus, Pénélope blessée, en proie au doute, dégageant une douloureuse dignité relayée avec sensibilité et sobriété par une voix au timbre proprement hallucinant d'androgynie, quasi extraterrestre. Droite, longiligne et impériale, impressionnante mais avant tout poignante, sans jamais se départir de la noblesse inhérente au personnage de "la plus sage d'entre les femmes" (Homère), Marijana Mijanovic porte en ses gestes et attitudes dépouillés toute la douleur de l'épouse ignorant le destin l'être aimé, toute la tendresse d'une mère face aux émois encore mal canalisés de son fils, mais surtout toute l'émotion de la sublime scène finale, le trouble, oscillant sans cesse entre angoisse et apaisement, entre désir de céder enfin au bonheur et défiance face à la partielle irrationalité de la situation, ressenti au moment où Pénélope apprend à redécouvrir ce tendre époux de retour au bout de vingt d'absence. À l'image de cette extraordinaire ligne vocale, sibylline, de la reine lorsqu'elle accepte enfin d'admettre ce qu'elle n'osait croire, c'est bouleversant, c'est beau, c'est simple. Simple, comme l'inébranlable fidélité de Pénélope envers Ulysse.

Un Ulysse comblé, entre une épouse aimante et un metteur en scène rêvé.
 
 
 

Mathilde BOUHON
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