OPERAS - RECITALS - CONCERTS LYRIQUES
[ Sommaire de la rubrique ] [ Index par genre ]
 
......
PARIS
11/03/2008


Le « voyage en chemin de fer ».
En bas à gauche : Cécile Limal (Rosée du Soir) © Photo Nelly Blaya

Jacques OFFENBACH (1819-1880)

LE ROI CAROTTE


Opéra bouffe-féerie en 3 actes
Livret de Victorien Sardou
d’après un conte d’E.T.A. Hoffmann

Mise en scène : Olivier Desbordes
Scénographie et lumières : Patrice Gouron
Costumes : Jean-Michel Angays et Stéphane Lavergne

Le Roi Carotte : Frédéric Sarraille
Le Prince Fridolin : Eric Vignau
La Princesse Cunégonde : Anne Barbier
Robin-Luron : Agnès Bove
La Sorcière Coloquinte : Nathalie Schaaff
Pipertrunk : Jean-Claude Sarragosse
Rosée du Soir : Cécile Limal
Quiribibi : Christophe Lacassagne
Corinne : Flore Boixel
Truck : Jean-Pierre Chevalier
Medula : Caroline Bouju
Carmena : Fabienne Masoni
Carion : Yassine Benameur
Track : Philippe Pascal

Orchestre de l’Opéra Éclaté
Direction musicale : Dominique Trottein

Paris, Théâtre Silvia Monfort, 11 mars 2008
Spectacle en tournée à travers la France
(au théâtre Silvia Monfort du 11 mars au 19 avril)

La carotte et le bâton


En 1996, l’Opéra Éclaté présentait aux Bouffes Parisiens (et en tournée à travers la France) une Grande Duchesse de Gerolstein d’une grande drôlerie, faisant la part belle à la caricature. Le même principe général d’absence de décor (un simple dispositif scénique léger permettant quelques transformations) et de costumes colorés est repris dans ce Roi Carotte, véritable rareté qui ne semble pas avoir été rejouée en France depuis sa création (seules quelques représentations et extraits enregistrés ont pu être repérés en Belgique et en Allemagne).

C’est à la Gaîté Lyrique, cette belle salle du square des Arts et Métiers bêtement massacrée en 1987 par la Mairie de Paris au profit d’un centre d’attractions pour enfants, qu’a été créé le 15 janvier 1872 Le Roi Carotte. On a beaucoup dit qu’Offenbach était devenu après la guerre de 1870 le « roi déchu du Second Empire », Prussien trop récemment naturalisé (1860), qu’il avait ainsi perdu de son attrait et qu’il ne retrouva pas ses succès d’antan. On sait aujourd’hui qu’il n’en a rien été, et que Le Roi Carotte, par exemple, a connu un véritable triomphe. Il s’agit d’un opéra bouffe-féerie mêlant astucieusement les sous-entendus politiques (Victorien Sardou s’est inspiré d’un conte d’Hoffmann, Le Petit Zacharie) à des décors et des costumes somptueux propres à distraire les Parisiens de leurs soucis. Les caricatures d’Henri Meyer ainsi que les maquettes de costumes d’animaux de Théophile Thomas pour la création, très nettement inspirés de Grandville, font vraiment rêver. D’ailleurs, Offenbach devait se sentir à son aise chez les animaux, lui que Nadar définissait comme « né du croisement d’un coq et d’une sauterelle », et qui avait également mis en musique La Fontaine. Sans nul doute, si l’œuvre emporta l’adhésion du public, c’est qu’elle était bien dans l’air du temps, par son côté grand-spectacle, au point que le délicieux Fantasio créé à l’Opéra-Comique quelques jours plus tard allait passer totalement inaperçu.
Mais c’est aussi que les qualités de ce Roi Carotte ne s’arrêtaient pas là. Car la musique et la construction dramatique de l’œuvre sont propices à des sous-entendus, même à des détournements qui mettent le spectateur attentif au comble du ravissement. La trame centrale de l’argument est fort simple : le prince Fridolin s’ennuie, et va donc faire la guerre ; avec l’aide de la sorcière Coloquinte, le Roi Carotte prend le pouvoir. Alors, tout un parcours et une lutte initiatiques vont mêler les personnages à des mondes divers (la fête des insectes chez les fourmis, le pays des abeilles, la recherche du soldat de Pompéi pour retrouver l’anneau magique), jusqu’à la déchéance finale du Roi Carotte et au triomphe du prince Fridolin.



Anne Barbier (La Princesse Cunégonde) et Frédéric Sarraille (Le Roi Carotte)
© Photo Nelly Blaya

La musique est d’une grande finesse, dont on ne peut malheureusement apprécier qu’une partie, car même si – avec tout son talent – le tout petit orchestre de l’Opéra Éclaté, mené avec brio par Dominique Trottein, fait ce qu’il peut pour lui rendre justice, on en perd une grande part. Et si l’on peut apprécier un Gloria swingué façon Nouvelle Orléans, on peut moins goûter certains excès de percussions. Toujours est-il que, comme souvent chez Offenbach, on retrouve avec plaisir des citations passées, La Grande Duchesse, La Périchole, La Vie Parisienne… Mais surtout, Les Contes d’Hoffmann sont déjà perceptibles à plusieurs reprises, notamment dans l’air de Rosée du soir (fascinante petite fille malsaine, entre Mary Pickford et Baby Jane, qui suçote une carotte d’un air vicieux avant de fournir, en pédalant, de l’électricité à la sorcière Coloquinte) : délicieusement chanté par Cécile Limal, cet air est une préfiguration d’Olympia. De même, le final du « retour à la maison » après l’escapade à Pompéi annonce certains ensembles des Contes.
Mais en même temps, Sardou et Offenbach veulent régler son compte au régime défunt. Opportunisme politique ? C’est loin d’être seulement cela, car Offenbach n’a pas toujours été bien vu de la cour des Tuileries. Toujours est-il qu’Olivier Desbordes reprend à son compte ce côté chansonnier, et les sous-entendus politiques mis à jour et liés à l’actualité fusent tous azimuts : on a droit au Roi bling bling dont les caisses sont vides, à son dîner au Fouquet’s, à la carotte (« travailler plus pour gagner plus », « ouverture à droite et à gauche, une vraie ratatouille »), et au bâton (« quant à toi, au karcher » ; « de toutes manières, quelle que soit votre opinion, je n’obéis qu’à la mienne, et je la vaux bien »). Personnellement, vu les circonstances, je ne trouve pas tout cela tellement risible, mais bon, les allusions font mouche à tous les coups, le public réagit au quart de tour, rit de bon cœur et applaudit à tout rompre. Plus intéressant est l’épisode de la privatisation des armures : déjà, dans La Vie Parisienne, Gardefeu voulait emmener le Baron de Gondremark au musée d’Artillerie (rappelons qu’Offenbach était très lié au peintre militaire Edouard Detaille, qui sera l’un des fondateurs de l’actuel musée de l’Armée) ; ici, le Roi Carotte, qui manque d’argent, veut vendre les armures du royaume (amusant hommage au personnage en fer blanc du magicien d’Oz avec son entonnoir sur la tête) : le rapport est tellement évident avec la toute récente polémique sur le fait de pouvoir ou non vendre les œuvres des musées nationaux (cf. le rapport Rigaud), qu’on en reste tout songeur…


Eric Vignau (Le Prince Fridolin)
© Photo Nelly Blaya

La mise en scène d’Olivier Desbordes est, comme à l’accoutumée, d’une grande inventivité et d’une parfaite connivence avec l’œuvre. Bien sûr, de temps en temps, cela part un peu dans toutes les directions (l’épisode Karl Lagerfeld par exemple, qui pourtant fait beaucoup rire). Mais nombre de moments sont vraiment irrésistibles (je pense à la sorcière Coloquinte, un peu genre famille Adam, et à son invocation « carottes, radis, betteraves » dans le style Merlin l’Enchanteur). Tout est varié à l’infini, et c’est peut-être là qu’est la qualité majeure de la production : un peu à la manière de Goscinny pour Astérix, tout est fait pour que chacun, à tout niveau de lecture, y trouve son bonheur. Bien sûr, l’aspect féerique, faute de moyens financiers, a été en grande partie gommé, mais toute la veine comique et la verve d’Offenbach sont parfaitement transmises. Les costumes mettent en valeur les personnages, comme le très chic prince Fridolin (un peu façon président du Groland), ou le Roi Carotte, si brillant dans son uniforme orange à brandebourgs, avec son casque à pointe et son grand plumet vert, puis si pitoyable dans sa déchéance, racines dénudées et coiffure ratatinée, qu’on en arrive à le plaindre…
La distribution est parfaitement homogène, même si les meilleurs éléments se trouvent côté masculin, tous excellents. Du côté des dames, ce sont Nathalie Schaaff et Cécile Limal qui tirent véritablement leur épingle du jeu. Car leurs consœurs, malgré des « natures » de théâtre, sont parfois en coquetterie avec la justesse et avec leur propre pâte vocale. Mais que faire de griefs techniques individuels quand c’est un travail de troupe de grande qualité qu’il faut saluer, si rare aujourd’hui ? On notera tout particulièrement un travail de diction remarquable.

On est venu pour rire et pour rêver ? Eh bien le résultat est là, et l’on s’amuse de bon cœur, loin des soirées chic et guindées de l’Opéra Comique et des autres nationaux : courez au théâtre Silvia Monfort découvrir cette rareté. Mais en sortant dans la nuit sombre et froide, on se prend à penser au « C’était pas la peine de changer de gouvernement » de La Fille de Madame Angot, tout en se remémorant le cœur final de ce Roi Carotte : « Ah quel gouvernement, Assez de ces despotes, Assez du Roi Carotte, Assez de tyrannie, Sauvons notre patrie, Amis debout, à bas le tyran, le charlatan… », comprenne qui veuille…


Jean-Marcel Humbert
[ Sommaire de la Revue ] [ haut de page ]