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VERSAILLES
27/09/05

Christophe Rousset
© DR
Jean-Marie LECLAIR

Scylla & Glaucus (1746)

Tragédie lyrique en un Prologue et cinq actes sur un livret d'Albaret

Vénus / Dorine / une Sicilienne : Salomé HALLER
L'Amour / Témire : Céline SCHEEN
Le chef des peuples / Licas / Hécate : Nicholas ACHTEN
Glaucus : Robert GETCHELL
Scylla : Gaële LE ROI
Circé : Karina GAUVIN

Choeurs Les Elémens
Les Talens Lyriques
Dir. Christophe ROUSSET

Donnée à Versailles, en l'Opéra royal
le 27 de septembre 2005,
en version de concert,
à l'occasion des Grandes Journées Jean-Marie Leclair

"Quel tonnerre ! Quels feux !" (Le Chef des Peuples, Prologue)


Versailles, la nuit. Le château semble endormi, plongé dans la pénombre. L'auditeur traverse la cour d'honneur, oblique sous une fine bruine vers le Pavillon Gabriel, s'engouffre vers l'Escalier du même nom, vaste vaisseau de pierre qui a bien de la peine à faire oublier les marbres polychromes du défunt Escalier des Ambassadeurs, encore une galerie à parcourir et puis... le voici dans l'Opéra royal. Dans un cadre aussi prestigieux, baigné dans de chaudes harmonies vert et or, les Talens lyriques entament l'ouverture de Scylla & Glaucus. Et ce compositeur - plus connu pour ses sonates pour violon - imprime aussitôt à l'oeuvre ce style personnel, mélange d'audace italienne et de grâce mélodique française que Couperin le Grand avait également recherché en son temps.

Les doubles-croches fusent, l'écriture est riche et virevoltante, très rythmée. L'orchestre de Christophe Rousset s'avère précis mais encore un peu trop appliqué. Qu'à cela ne tienne, la reprise de l'ouverture sera bien meilleure, une fois les musiciens plus à l'aise. L'opéra est donné en version de concert, mais la scène bénéficie du remarquable décor en trompe l'oeil (copie de celui du XVIIIème siècle) qui semble doubler l'hémicycle par des perspectives de carton-pâte. L'on se prend alors à rêver que les metteurs en scène modernes nous restituent plus souvent ces temples et ces palais, ces bocages et ces ruisseaux charmants, ces villes accueillantes ou encore ces déserts fantastiques plutôt que de nous infliger une modernité outrancière où les empereurs romains sont habillés en punk pour renifler de la cocaïne, alors que les preux guerriers descendent d'une Cadillac rose... Une tragédie lyrique à Versailles, même sans mise en scène, pourrait alors se révéler bien plus suggestive qu'un déballage de mauvais goût. 

Le Prologue à lui seul résume les qualités de l'ouvrage : récitatifs soignés et très lullystes, choeurs aux harmonies presque ramistes, divertissements nombreux et variés qui ne sont pas sans rappeler l'Alcyone de Marais... L'orchestration est opulente, les parties de violons extrêmement exigeantes. On se surprend à battre la mesure alors qu'une symphonie martiale convoquant l'ost des trompettes et timbales annonce la descente de Vénus. Cette unique tragédie lyrique de Leclair, écrite alors qu'il allait sur ses cinquante ans, est bel et bien une oeuvre de maturité, parfaitement ciselée, où le violoniste s'affirme aussi comme un remarquable compositeur pour la voix. 

Venons-en à l'intrigue, franche et directe, à l'image de la musique. Glaucus, jeune dieu de la cour de Neptune, s'éprend de la charmante Scylla. Or, la jolie nymphe semble insensible à ses feux, ce qui conduit l'amant désespéré à demander l'aide de la magicienne Circé. Cette dernière, prompte à s'enflammer, tente en vain de le séduire. Scylla avoue son amour à Glaucus, tandis que Circé feint de laisser nos deux amoureux en paix. Il n'en est rien et sa terrible vengeance transformera Scylla en rocher. Si l'argument peut sembler un rien schématique, il a le mérite d'être diablement efficace, et d'amener naturellement les grandes scènes de divertissements dont Scylla & Glaucus regorge.

Gaële Le Roi se montre en petite forme et campe une Scylla sans grande présence. La diction est brouillonne, forçant indûment sur la théâtralité des récitatifs, tandis que le chant manque de puissance, avec des aigus trop éthérés. En outre, simplicité et naturel sont absents des petites ariettes strophiques inspirées des chansons populaires de l'époque. Où donc est passée la tendresse de la toute première scène, doucement accompagnée par les flûtes ? Comment transmettre l'hésitante pudeur de l'aveu dans le troisième acte, où la nymphe pleure et dévoile ainsi ses sentiments à Glaucus ? La soprano accentue la prononciation de certaines consonnes, chuchote soudain, claironne ensuite, sans toutefois parvenir à donner véritablement corps au personnage tragique qui lui échoit. L'on ne peut alors s'empêcher de se demander pourquoi le rôle n'est pas interprété par Salomé Haller, honteusement sous-employée. Vénus du Prologue ou confidente de Circé (Dorine), cette dernière a immédiatement conquis la salle grâce à cette voix enveloppante et homogène qu'elle parvient à projeter jusqu'au plafond (représentant Apollon distribuant des couronnes aux Muses), même dans un souffle. En outre, la chanteuse s'est débarrassée du soupçon d'acidité qui jusqu'à ce soir affectait parfois ses aigus.

Robert Getchell est excellent, comme à l'accoutumée. Alliant à la fois puissance et sensibilité, maîtrisant les ornements sur le bout des doigts, le haute-contre surprend toujours par la chaleur de son timbre et la stabilité de son émission. Il mériterait d'être placé au panthéon des Héros de Tragédies Lyriques, aux côtés des illustres Howard Crook ou Jean-Paul Fouchécourt. Son "Quand je ne vous vois pas, je languis, je soupire" (I, 3) est un modèle de plainte amoureuse, qui arrive à éviter les écueils d'une trop grande mièvrerie ou d'une ironie peu crédible.

Christophe Rousset a trouvé en Karina Gauvin une redoutable Circé. Sa voix corsée, pleine et charnue, contraste nettement avec les timbres plus clairs de ses partenaires féminines. C'est à elle que Leclair a sans nul doute réservé ses plus belles pages, où le tempérament changeant de la magicienne trouve écho dans une écriture hâtée et presque comprimée, où un climat précis n'a pas le temps de s'installer : après quelques soupirs dans "il me fuit, hélas, il me quitte" (II, 5), Circé se reprend et fulmine, appelant sa troupe "Courons à la vengeance", de même que dans "Tout fuit, tout disparaît" (III, 4), accompagné de l'archet bondissant du premier violon Stefano Montanari. L'acte IV constitue l'apogée de l'opéra, tant musicalement que dramatiquement. C'est alors que surviennent les divinités infernales, juste après la furieuse invocation de Circé "Noires Divinités" (IV, 4), à faire frémir le spectateur, tant Karina Gauvin est convaincante de rage implacable (on jette alors inconsciemment un coup d'oeil à droite, afin de repérer la plus proche sortie de secours).

Parmi les autres rôles, le timbre de Nicholas Achten paraît encore trop jeune, la voix manque de force et de profondeur. Les graves sont rocailleux, les aigus faiblards, sans même mentionner la fâcheuse habitude de s'arrêter légèrement après chaque mot. Quant à la très ravissante Céline Scheen, au sourire enchanteur, sa voix délicate et fraîche souffre d'une diction un peu maniérée et de fins de phrases oppressées, qui n'entachent cependant en rien la joie lumineuse et enfantine qui l'habite dans chaque air.

Les Elémens sont... dans le leur ! On aura rarement entendu un choeur aussi homogène et présent, alors qu'il ne compte que 19 chanteurs. L'espacement des pupitres est remarquable, réussissant à trouver l'équilibre entre une masse chorale compacte, dense, capable de déferler dans "Que Circé nous inspire d'une fureur nouvelle" (IV, 4), et la légèreté aérienne et pastorale des galants "Chantons, que ces retraites retentissent de nos concerts" (I, 3) ou "Viens amour, quitte Cythère" (V, 2).

Mais le véritable acteur de la tragédie reste l'orchestre, omniprésent, aux mille facettes : sonneries martiales des trompettes, roulements des timbales, douceur des flûtes, sons grainés des bassons associés aux hautbois, famille des cordes au grand complet. Jean-Marie Leclair excelle dans les passages instrumentaux, jouant sur les coloris et insufflant à chaque ritournelle une énergie folle, notamment grâce à des violons saillants : passacaille, loure, tambourin, airs, musette, menuets abondent dans la tragédie, sans pour autant freiner le déroulement de l'intrigue.

La direction de Rousset, vigoureuse voire musclée, s'accorde tout à fait à ce Scylla & Glaucus. Les Talens lyriques tonnent dans la fosse et chaque note qu'ils propulsent est emplie d'une sorte de complicité sur-vitaminée. On saluera en particulier le violoncelliste du continuo, Atsushi Sakaï, qui parvient, en jouant sul ponticello, à donner des accents de castagnettes à son instrument, lors de la scène infernale. Attentifs aux nuances, incisifs dans les attaques, très présents sans pour autant envahir les chanteurs, les Talens lyriques ont frôlé la perfection. Aussi, pour prolonger le plaisir de cette soirée et avant une possible retransmission sur France Musiques, on ne saurait trop conseiller la version de John Eliott Gardiner (Erato), moins dynamique mais plus ample quant au traitement de l'orchestre.

Le grand ovale tronqué se vide, après de nombreux rappels bien mérités. L'auditeur s'en va, comme à regret. Et à la gare de Versailles Rive Gauche, une bien déplaisante surprise l'attend : le dernier train pour Paris est déjà parti...
 
 
 

Viet-Linh NGUYEN
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