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BARCELONE
29 & 30/11/05
 Ewa Podles © DR

Gioachino ROSSINI (1792-1868)

SEMIRAMIDE

Mélodrame tragique en deux actes
Livret de Gaetano Rossi d’après la tragédie de Voltaire

Mise en scène : Dieter Kaegi
Décors et costumes : William Orlandi
Eclairages : Roberto Venturi

Semiramide : Darina Takova, Nelly Miricioiu*
Arsace : Daniela Barcellona, Ewa Podles*
Assur : Ildar Abdrazakov, Simon Orfila*
Idreno : Juan Diego Florez, José Manuel Zapata*
Azema : Sandra Pastrana, Eliana Bayon*
Oroe : Miguel Angel Zapater
Mitrane : Eduardo Santamaria

Orchestre et Chœur du Gran Teatre del Liceu
Riccardo Frizza

Barcelone, les 29* et 30 novembre 2005

Deux saisons après avoir reçu un accueil mitigé à Pesaro et après une escale à Turin, la « mise en pièces détachées » de Semiramide, effectuée par le Suisse Dieter Kaegi, atterrit en Catalogne.

Admettons qu’il soit temps de reverdir ce chef-d’œuvre du bel canto, considéré comme une charnière dans l’histoire de l’opéra italien, pour rendre sa dramaturgie lisible à un public plus sensible aux espaces intersidéraux qu’aux jardins suspendus, plus excité par les temples de l’argent que par celui du dieu Baal, et plus impressionné par les tours de contrôle que par les sanctuaires ou les mausolées. Acceptons qu’un clin d’œil au, déjà classique, Docteur Folamour de Stanley Kubrick soit un moyen efficace de suggérer le passé guerrier d’Assur en l’affublant d’une main artificielle. Acceptons encore que les mages soient des gourous repoussants et fassent leur prière au casino… Laissons-nous éblouir par l’éclair atomique annonciateur du châtiment, le rayon vert sortant du tombeau de Ninus. Admirons le gigantesque plateau ascendant et descendant, équipé d’ordinateurs escamotables. Suivons autour de cette plateforme circulaire multifonctions les entrées et sorties de foules bigarrées venues des quatre coins du monde, représenté sur des planisphères géants… Entrons dans le délire du metteur en scène.


Daniela Barcellona (Arsace) - DR

Hélas, pour profiter des proportions grandioses d’un tissu orchestral plein et raffiné, d’où jaillissent les étourdissants crescendos rossiniens, les scansions sourdes qui créent le climat oppressant d’un crime qu’il faut expier, les coups de tonnerre instrumentaux et, surtout, pour porter toute l’attention nécessaire aux arias virtuoses, aux duos ensorcelants et aux ensembles vocaux miraculeux d’équilibre, il nous faudra lutter contre de nombreuses sources de distraction : clignotements de lumières colorées qui font mal aux yeux, agitation sur le tapis de jeu des longs râteaux de croupiers, dont les reflets dans les miroirs du plafond se convertissent  visuellement en vols de chauves-souris… Sans parler des hôtesses servant des tasses de café virtuelles (en guise d’offrandes ?) et des combats d’escrimeurs et d’escrimeuses sexy (une note glamour à la cour de la reine de Babylone ?). Le tout sans lien avec le climat musical.


Ewa Podles (Arsace) - DR

Heureusement, sous la conduite encore carrée du jeune chef italien Riccardo Frizza, attentif à faire respecter l’équilibre fosse /scène, instrumentistes et chanteurs s’adaptent de bonne grâce. Bien que l’orchestre du Liceu sonne un peu appliqué dans ce répertoire, les effets de contraste et de symétrie, les couleurs lumineuses de la musique, avec ses sforzandos, ses trémolos de cordes et ses vents tantôt guerriers, tantôt subtils, la beauté du chant avec son entrelacement savant de tessitures et ses da capo virtuoses, réussissent à nous entraîner irrésistiblement dans le tourbillon rossinien.


Nelly Miricioiu (Semiramide) - DR

Dans le rôle-titre, la soprano bulgare Darina Takova qu’on avait déjà entendue à Pesaro et la Roumaine Nelly Miricioiu manquent de charisme, l’une comme l’autre,  pour ce personnage mythique que Voltaire identifiait à la Grande Catherine. Et leurs moyens vocaux sont bien justes pour cette partie périlleuse. Elles s’en acquittent correctement, mais dans les deux cas, le fameux « Bel raggio lusinghier » de l’acte I, tout comme la cabalette du « Dolce pensiero », sont, hélas, expédiés sans laisser de traces.

Dans le rôle d’Arsace, les deux interprètes sont « incomparables » — au sens propre comme au figuré. Ewa Podles, toutes voiles dehors, nous promène sur la vaste étendue de son somptueux contralto, aussi brillant et velouté que jamais. Elle exprime avec un égal bonheur le sentiment amoureux et l’indignation de l’honnête guerrier. Son « Il core d’Azema è tutto per me » est aussi tendre que le «  Rinuncia ad Azema o trema per te » lancé à Assur est menaçant ! De plus, la qualité de son timbre unique contribue beaucoup à la musicalité des ensembles. Le splendide duo avec la voix de basse profonde d’Assur ainsi que les deux duos avec Sémiramis, où  sa voix caressante se fond avec celle du soprano pour exprimer l’émotion de cœurs qui battent simultanément, bien que séparément, sont remarquables.


Daniela Barcellona (Arsace) - DR

Si la cantatrice polonaise nous donne un Arsace belliqueux, émotif, prompt à s’enflammer comme à s’horrifier, Daniella Barcellona séduit par la simplicité de son jeu et la pureté de son chant net et bien projeté. Sa haute silhouette, légèrement gauche mais non sans grâce, et son visage souriant, quelque peu enfantin, confèrent à cet Arsace une fraîcheur et une présence dramatique très attachantes. Il semble, en outre, que depuis Pesaro la voix ait encore gagné en consistance.

Bien que le rôle d’Idreno soit inutile pour l’action, il est généralement admis que les interventions du ténor sont indispensables à l’équilibre des parties vocales. Si l’Andalou José Manuel Zapata accomplit une brillante performance, le Péruvien Juan Diego Florez a décidemment le vent en poupe dans Rossini. Les deux airs « Ah dovè … » à l’acte I et « Si, sperar voglio, contento » au II, exécutés avec un incontestable brio soulèvent l’enthousiasme du public — plus encore par la précision et l’agilité des vocalises que par la puissance de la voix. De surcroît, le timbre, moins nasal qu’auparavant, a gagné en séduction.


Juan Diego Florez (Idreno) - DR

Le rôle d’Assur est solidement chanté par l’élégant Espagnol Simon Orfila, puis par la basse russe Ildar Abdrazakov. Ce dernier est plus impressionnant vocalement, surtout dans la scène du II avec Sémiramis où les anciens amants s’affrontent au cours d’un duo haineux. Le grand prêtre Oroès, chef des Mages, est incarné dans les deux distributions par Miguel Angel Zapater. La voix accuse un léger vibrato dont le rôle s’accommode. Apparemment interchangeables, tant elles se ressemblent, les deux princesses Azema sont aussi charmantes l’une que l’autre.

Pour conclure, on peut dire que le public catalan, habitué aux mises en scène déconcertantes, a accueilli cette Semiramide avec un enthousiasme stoïque. À l’applaudimètre, le 29, Ewa Podles fait un tabac ; le 30, Florez enregistre un nouveau triomphe et Barcellona se taille un beau succès.

En hommage à leur talent, tous trois reçoivent de gros bouquets lancés du balcon.

Brigitte Cormier
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