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FLORENCE
25/10/05
Darina Takova, Daniela Barcellona et Raul Gimenez © DR

Gioachino ROSSINI (1792-1868)

Tancredi
Melodramma eroico en deux actes
Livret de Gaetano Rossi

Mise en scène, décors et costumes : Pier Luigi Pizzi
Mise en scène reprise par Massimo Gasparon
Lumières : Sergio Rossi

Argirio : Raul Gimenez (21,23,25,30/10), Antonis Koroneos (27,29/10 et 2/11)
Tancredi : Daniela Barcellona / Anna Rita Gemmabella (23,27,29/10)
Orbazzano : Marco Spotti
Amenaïde ; Darina Takova / Mariola Cantarero (23,27,29/10)
Isaura : Barbara de Castri
Ruggiero : Nicola Marchesini

Orchestre et chœur du Mai Musical Florentin
Direction musicale : Ricardo Frizza
Pianoforte : Andrea Severi
Chef de choeur : Piero Monti

Florence, le 25 octobre 2005

Depuis les représentations de la quinzième édition du Mai Musical Florentin, en 1952, qui constituèrent une étape décisive dans la redécouverte du Rossini serio, avec l’Armida devenue

mythique de Maria Callas, Tancredi n’avait plus été programmé à Florence. Aussi n’est-il pas étonnant que la série des représentations actuelles attire un public très nombreux.

La direction artistique du Comunale a choisi de faire appel à une production au succès éprouvé, venue du festival de Pesaro et conçue par un orfèvre, Pier Luigi Pizzi, qui a confié le soin de la reprendre à son ancien assistant, Massimo Gasparon. C’est dire que le spectacle proposé à Florence est en tout point fidèle aux intentions de son concepteur.

Une intrigue compliquée et haletante

A la source du livret de Tancredi, on le sait, une tragédie de Voltaire qui met en scène aux environs de l’an mil le sort tragique d’un jeune Syracusain obligé de fuir sa ville, car en vertu de droits héréditaires il représente une menace pour les factions  qui ont usurpé le pouvoir. Il a grandi à Byzance, dont l’hégémonie constitue un danger potentiel pour l’indépendance de Syracuse ; évidemment ses ennemis le font passer pour un collaborateur du pouvoir byzantin et donc un traître.

Lorsque le rideau se lève, la ville est assiégée par une armée de Sarrasins et pour les clans rivaux il n’est que temps de s’unir pour y faire face. L’un d’eux, Argirio, a une fille, Aménaïde, qu’il a naguère envoyée à la cour de Byzance où elle  a connu et aimé Tancredi, mais la position de celui-ci les a contraints à garder secret leur attachement mutuel .

Syracuse attaquée, Aménaïde pense que c’est l’occasion pour Tancredi de prouver à tous son innocence et sa valeur en venant participer à la défense de la ville ; elle lui envoie un message en ce sens. De son côté le jeune guerrier a décidé de son propre chef de se porter au secours de sa patrie et vient de débarquer dans les environs.

C’est le moment que choisit Argirio pour sceller son accord avec son principal rival, Orbazzano, en lui donnant sa fille en gage de sincérité. Voilà Aménaïde dans les affres, d’autant que son père a appris la venue de Tancredi  et y voit la preuve de sa collusion avec les Sarrasins ; d’exilé il devient proscrit, condamné à mort et déchu de ses biens . Elle se sent donc responsable d’avoir précipité le malheur du jeune homme et s’expose au courroux paternel en refusant d’épouser Orbazzano . Or ce dernier vient de trouver, sur le corps d’un Sarrasin, une lettre d’Aménaïde adressée à quelqu’un qu’elle ne nomme pas et qu’elle invite instamment à Syracuse pour triompher de ses ennemis ; il en déduit qu’elle a une liaison avec leur chef  et la voici donc déshonorée, et menacée de mort .

Cependant Tancredi, incognito, s’est enrôlé parmi les défenseurs de Syracuse. Il est alors témoin des accusations dont Aménaïde fait l’objet ; partagé entre la douleur de se croire trahi et son amour il va néanmoins la représenter dans un duel-jugement de Dieu, qu’il remporte en tuant Orbazzano . Cette victoire, qui sauve la vie d’Aménaïde, ne diminue en rien les tourments de Tancredi, qui continue de la croire coupable. Il est tiré de son abattement par les Syracusains qui  pressent  le champion de venir combattre les Sarrasins. Désireuse de le voir réhabilité par les siens, Aménaïde révèle alors qui il est, ce qu’il prend pour une nouvelle infamie . Les assaillants seront défaits et Syracuse délivrée ; mais c’est un Tancredi blessé à mort qui est ramené auprès de la jeune femme. Argirio va alors admettre les torts de Syracuse envers son sauveur et révéler à Tancredi que la lettre fatale lui était destinée. Alors ce dernier demande à Argirio de l’unir à Aménaïde et expire dans les bras de celle-ci.

On le voit, c’est la version originale qui est représentée, celle où la mort du héros entraîne celle de la musique, les cordes finissant dans un diminuendo suggestif de quelques mesures et laissant place au silence. On a beau avoir vu plusieurs fois cette version, ce final exerce toujours la même fascination : les quelques secondes de silence qui ont suivi le fondu au noir témoignaient de la force de cette scène, de son impact sur le public dans son dépouillement incongru. Ce qui pour les contemporains de Rossini était une faiblesse est reconnu de nos jours comme la preuve du génie de ce compositeur d’à peine vingt et un ans à la recherche d’une voie personnelle.

Daniela et Darina forever

Mais outre la beauté singulière du traitement musical, l’enthousiasme des spectateurs du Comunale a été déclenché par les deux interprètes de Tancredi et d’Aménaïde dont l’engagement vocal et dramatique, toujours plus intense au cours de l’œuvre, a culminé dans ce sobre dénouement.

Depuis ses débuts retentissants dans le rôle à Pesaro en 1999 Daniela Barcellona a mûri le rôle ; si l’on n’en est plus au ravissement de la découverte pour ses qualités vocales et musicales, intactes, elle atteint un sommet d’interprétation dans cette scène finale, moment d’émotion pure . A ses côtés, la présence de Darina Takova nous laissait plus circonspect : de sa prestation de 1999 nous avions le souvenir d’un chant presque toujours spinto. Heureuse surprise : c’est une Aménaïde diaprée que nous avons entendue, et non une chanteuse soucieuse de se faire valoir. Quelques limites dans l’agilité, mais un chant ciselé et sensible qui lui a valu un triomphe mérité auprès de sa partenaire en travesti.

Raul Gimenez était Argirio ; ce grand technicien détaille honorablement les difficultés dont ses airs sont émaillés. Mais pour qui l’aurait entendu dans l’édition de Pesaro avec Devia et Valentini-Terrani (1991) le passage des ans se fait sentir dans les précautions perceptibles  le manque de fluidité. Comme à Pesaro en 2004, Marco Spotti était Orbazzano . Est-ce fatigue d’un soir ? Il nous a moins impressionné qu’alors, où son engagement vocal et dramatique avait plus de force.  

Barbara de Castri était Isaura ; les moyens existent indéniablement mais à plusieurs reprises on se prend à penser qu’elle a peut-être trop écouté la Fedora Barbieri des mauvais jours, dans la recherche de graves poitrinés . Le rôle de Ruggiero a été attribué à un contre-ténor, Nicola Marchesini, qui délivre son air avec aplomb et dont la voix sonore semble assez homogène malgré quelques aigus légèrement acides.

Remarquables les chœurs dans leurs interventions, d’unité, de clarté et d’intensité.

Le parfum et le flacon

Figuration élégante, particulièrement des suivantes d’Aménaïde. Elégance est d’ailleurs, avec intelligence, comme toujours avec Pier Luigi Pizzi, le mot qui s’impose. Du décor monumental composé de panneaux mobiles disposés autour d’un plan incliné et susceptibles, en s’écartant ou en disparaissant dans des niches aménagées dans ce plan, de devenir des espaces divers mais toujours marqué par la géométrie de l’architecture antique, avec colonnes et hauts-reliefs, réemployés ou conservés , aux costumes mariant un haut moyen-âge stylisé à des tuniques plissées à l’antique dans un jeu de blanc et de noir que ponctuent le justaucorps rouge de Tancredi et la tunique émeraude d’Isaura, c’est une épure qui se déroule sous nos yeux . Des éclairages judicieux suffisent à créer l’intimité lorsqu’elle est nécessaire, et le halo lumineux qui isole les protagonistes dans la scène finale contribue à concentrer l’émotion portée ainsi à son paroxysme.

Riccardo Frizza, à la tête de toutes ces forces, et en particulier d’un orchestre allégé , donne une lecture parfois un peu lente pour nous durant le premier acte mais trouve un équilibre idéal dans la seconde partie . Même s’il s’agit d’un opéra « héroïque » il dose justement les éclats sonores et préserve l’aspect dominant, celui du drame intérieur d’êtres que leur stratégie du secret prend au piège et qui sont victimes des interprétations d’autrui. Qu’ils parlent ou qu’ils se taisent, Tancredi et Amenaïde mettent en péril leur relation et leur vie. Cet aspect tragique, le chef réussit à le rendre sensible et à donner à la représentation l’unité et l’intensité dont elle a besoin.

On négligera donc quelques réglages effectués dans l’urgence entre la fosse et le plateau ; la situation actuelle dans les théâtres italiens après l’annonce des coupes sombres relatives aux maisons d’opéra a retenti sur les répétitions, qui ont pris du retard . On proposera plutôt pour conclure une hypothèse : on a souvent opposé Rossini à Verdi, ce dernier étant le musicien patriote, le premier n’ayant que des convictions d’opportunité. Mais si Syracuse menacée par l’hégémonie byzantine et musulmane, c’était l’Italie divisée menacée par les empires français et autrichiens ? Qui serait alors le précurseur sur la voie de l’unité ?

Un grand  « bravi ! » donc à tous pour cette belle reprise.

Maurice Salles
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