C O N C E R T S 
 
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PARIS
23/03/03

(© Eric Mahoudeau)
Gioacchino Rossini

Guillaume Tell

Opéra en quatre actes

Livret de Victor-Etienne de Jouy et Hippolyte Bis
D'après la pièce de Friedrich von Schiller

Mise en scène : Francesca Zambello
Décors : Peter Davison
Costumes : Marie-Jeanne Lecca
Lumières : Jean Kalman
Chorégraphie : Blanca Li

Mathilde : Hasmik Papian
Jemmy : Gaële Le Roi
Hedwige : Nora Gubisch
Guillaume Tell : Thomas Hampson
Arnold : Marcello Giordani
Un pêcheur: Toby Spence
Rodolphe: Janez Lotric
Walter : Wojtek Smilek
Melchthal : Alain Vernhes
Gessler: Jeffrey Wells
Leuthold: Gregory Reinhart

Orchestre et Choeurs de l'Opéra national de Paris
Chef des choeurs : Peter Burian

Direction musicale : Bruno Campanella

Opéra Bastille le 23 mars 2003


Le retour de l'archer triomphant

A sa création en 1829, l'ultime opéra de Rossini ne manqua pas de dérouter une partie du public et de la critique, tant par son ampleur - plus de quatre heures de musique - que par la nouveauté de son écriture. Le succès fut néanmoins au rendez-vous et alla grandissant au fil des représentations, tandis que des coupures de plus en plus importantes étaient opérées, jusqu'à réduire l'oeuvre à trois actes.

Adolphe Nourrit lui-même, créateur du rôle d'Arnold, renonça assez rapidement à chanter le fameux "Asile héréditaire", suppression impensable de nos jours. Il faudra attendre la reprise de 1837 pour que cet air retrouve sa place, grâce à Gilbert Duprez, qui le couronna de son fameux contre-ut de poitrine dont on sait la postérité (au grand dam du compositeur, rappelons-le), signant ainsi l'acte de naissance du ténor di forza de l'opéra romantique.

Entré au Palais Garnier dès 1875, l'ouvrage atteignit les 886 représentations à l'occasion de son centenaire. Affiché une dernière fois en 1932, il ne devait plus être rejoué à l'Opéra de Paris avant la reprise actuelle. À l'étranger, il fut donné sporadiquement, notamment en Italie, dans une version traduite et considérablement amputée. En 1988, Riccardo Muti le dirige à la Scala dans une édition quasi intégrale, mais toujours en italien, qui fera l'objet d'un enregistrement remarqué chez Philips. L'année suivante, une partie de la distribution scaligère se retrouve sur la scène du Théâtre des Champs-Elysées autour du Guillaume Tell de José Van Dam, pour une série de représentations mémorables, en français cette fois, que la nouvelle production de l'Opéra Bastille ne saurait faire oublier tout à fait. 

On pourrait gloser indéfiniment sur la nécessité des coupures dans un opéra extrêmement long que Rossini lui-même a dû élaguer pour le rendre viable sur scène : fallait-il pour autant le réduire à trois heures de musique quand on n'hésite pas à donner in extenso nombre de partitions baroques pour la plus grande joie du public ? Si l'on ne regrette pas la disparition de certains ballets, surtout au vu de la chorégraphie risible de Mme Li, on peut déplorer que le final du deuxième acte, qui faisait l'admiration de Wagner, soit mutilé, et que les choeurs des trois cantons, si judicieusement caractérisés par le compositeur passent à la trappe. Par ailleurs, l'absence de reprises de certains airs laisse un arrière-goût de frustration et nous renvoie aux pratiques discutables d'une époque que l'on espérait révolue. Fort heureusement, même abrégée, l'admirable scène de Mathilde au début du trois est maintenue. Reconnaissons enfin que la cohérence dramatique de l'ensemble est globalement préservée malgré tout.

Loin de tout réalisme, l'Helvétie inventée par Peter Davison fait appel à notre imaginaire collectif : ses décors tout en bois suggèrent l'intérieur d'un chalet sur fond de montagnes enneigées, les arbres sont stylisés et les quelques rochers et pâturages qui apparaissent au fil des tableaux font penser irrésistiblement à certaine publicité pour un chocolat suisse célèbre. Les danseurs revêtent les costumes tyroliens traditionnels, et bien que l'action se situe au XIIIe siècle l'apparition au second acte de Mathilde - princesse de Habsbourg, rappelons-le - évoque, par sa tenue, celle de Romy Schneider dans le Ludwig de Visconti.

Dans ce dispositif commode à défaut d'être original, Francesca Zambello signe une mise en scène respectueuse du livret : aucune idée saugrenue, pas la moindre relecture psychanalytique ou iconoclaste : Guillaume Tell est un bon mari, un bon père, un patriote convaincu sans aucune faille ni perversion : il n'en fallait pas davantage pour désarçonner une certaine "intelligentsia" toute parisienne, contrainte soudain de se concentrer sur la musique ! Et pourtant rien d'indigne dans ce travail, tout cela fonctionne bien et les interprètes peuvent chanter librement sans entrave aucune.

Saluons d'emblée l'excellence des seconds rôles, si importants dans cet ouvrage, à l'exception peut-être d'un Gessler graillonneux et caricatural. Alain Vernhes, ce n'est pas une surprise, campe un Melcthal d'une grande noblesse. Toby Spence chante avec goût l'air charmant du pêcheur au premier acte. Nora Gubisch est une Hedwige de luxe et Gaële Le Roi un Jemmy idéal au timbre clair et juvénile : toutes deux contribuent à faire du trio féminin du quatrième acte un des grands moments de la soirée.

Pour ses débuts à l'Opéra, Hasmik Papian n'a pas choisi la facilité : cette soprano qui excelle dans les emplois dramatiques verdiens - son Abigaille à Orange est dans toutes les mémoires ? semble chercher ses marques en Mathilde et ne parvient pas à faire croire aux dilemmes qui agitent la jeune princesse. Son français, en outre, n'est pas un modèle d'intelligibilité. "Sombre forêt" manque de legato et de moelleux et "Pour notre amour" de souplesse. Il faut attendre la fin du troisième acte pour que la voix se libère enfin dans un "barbare !" retentissant adressé à Gessler. Souhaitons son prompt retour in loco dans un emploi mieux adapté à ses grands moyens.

Thomas Hampson incarne le rôle-titre avec conviction et subtilité. Sa maîtrise de notre langue est proche de l'idéal et son jeu, tout en sobriété, parfaitement crédible. La voix n'a rien perdu de sa splendeur, et si le timbre s'amenuise parfois dans les notes les plus graves il n'en conserve pas moins toute l'autorité requise dans les scènes héroïques. Voilà un Tell de haute volée qui nous gratifie d'un "Sois immobile" bouleversant d'intériorité. On n'oubliera pas de sitôt son "Jemmy, songe à ta mère" à vous arracher des larmes.

L'Arnold électrisant de Marcello Giordani a dissipé toutes les craintes que l'on pouvait avoir après son Pirate stridulant de l'an passé au Châtelet. En très grande forme vocale, le ténor italien s'est admirablement tiré d'une partie réputée inchantable, sachant traduire les tourments du jeune homme tiraillé entre son amour et sa patrie. Son timbre se fait suave dans les duos avec Mathilde et déchirant lorsqu'il chante : "O ciel, ô ciel ! je ne te verrai plus" après l'annonce de la mort de son père. Cette interprétation trouve son sommet dans un "Asile héréditaire" impeccablement nuancé et couronné d'un aigu irréprochable et parfaitement tenu. C'est lui finalement qui sera le plus acclamé au rideau final.

Les choeurs, excellents, ne contribuent pas peu au succès de l'entreprise et l'orchestre rutile de sonorités magnifiques : cordes somptueuses et vents flamboyants. Hélas Campanella n'a pas su rendre sa cohésion à une partition si riche et foisonnante. Privilégiant l'aspect martial de l'ouvrage, il donne à entendre une succession de morceaux mis bout à bout, à défaut d'une conception d'ensemble pertinente.

En dépit des quelques réserves et malgré les coupures, le spectacle ne manque pas de ravir tous les amoureux de Rossini, heureux de voir représenté cet authentique chef-d'oeuvre, jalon incontournable dans l'histoire de l'opéra. A en juger par l'enthousiasme du public, ce Guillaume Tell a su rallier aussi les coeurs de tout ceux qui le découvraient. Est-ce un voeu pieux de souhaiter très vite une reprise de cette production afin que l'archer triomphant retrouve la place qui lui est due dans le répertoire de l'institution qui l'a vu naître ?
 
 

Christian Peter
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