C O N C E R T S 
 
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AIX-EN-PROVENCE
30/07/04

Mireille DELUNSCH
© Elisabeth Carecchio
La Traviata

G. VERDI

Direction musicale : Daniel Harding
Mise en scène : Peter Mussbach
Décors : Erich Wonder

Violetta Valery : Mireille Delunsch
Floria Bervoix : Marina Prudenskaja
Annina : Geneviève Kaemmerlen
Alfredo Germont : Rolando Villazon
Giorgio Germont : Zeljko Lucic
Gastone de Letorières : Olivier Hernandez
Barone Douphol : Enrico Marabelli
Marchese d'Obigny : Joszef Dene
Dottore Grenvil : Janne Sundqvist

Choeur EuropaChorAkademie
Mahler Chamber Orchestra

Aix-en-Provence,
Théâtre de l'Archevêché
30 Juillet 2004



A lire l'affiche de cette production aixoise, on se disait bien que cette Traviata ne ressemblerait à aucune autre. Un metteur en scène juriste et médecin de formation, un chef davantage tourné vers le romantisme et le postromantisme allemand, une Violetta peu familière à la vocalità verdienne, une salle, enfin, qui n'a rien à voir avec les arènes et théâtres antiques où l'on a pris l'habitude de représenter cette oeuvre des plus intimistes. Le résultat, disons-le tout de suite, est absolument bouleversant en même temps qu'il est tout aussi hors de propos. On dit les chefs-d'oeuvre intemporels, mais rarement une oeuvre s'est autant inscrite dans un contexte et une mentalité : celle d'une bourgeoisie étriquée de la fin du XIXème siècle. La transposer relève de la gageure et Peter Mussbach s'y emploie avec plus ou moins de succès. Selon le point de vue que l'on adopte, le spectacle apparaît d'une cohérence et d'une force rare, ou une accumulation de contresens.

S'appuyant sur le livret et le vaste flash back que sont les deux premiers actes, le metteur en scène voit dans La Traviata la chronique d'une mort annoncée où l'action n'est pas vécue mais remémorée, dans cette vie qui est déjà "de l'ordre du souvenir, comme des images virtuelles". Une existence vue rétrospectivement comme dans un rétroviseur, sans que l'on puisse distinguer le réel du rêvé, le vécu du fantasmé. 

C'est dans cette incertitude qu'est plongé le spectateur dès les premières mesures d'un prélude désincarné, d'une froideur d'outre-tombe. Tout ce qui suit sera un mouvement perpétuel entre moments de lucidité, de réelle présence - vocale et scénique - de Violetta et moments où elle se détache de l'action, où elle semble se dérober au monde et à elle-même. En ce soir de dernière, Mireille Delunsch tente le tout pour le tout, s'identifie à son personnage jusqu'au suicide vocal et physique - et le miracle se produit. Certes, le souffle est souvent court, l'intonation parfois approximative et la diction quelquefois hasardeuse, mais elle ose et réussit des effets que l'on ne croyait possibles qu'au récital. Elle parvient surtout à composer un personnage d'une force et d'une émotion absolument remarquables. Il faut la voir pour le croire : à genoux à l'avant-scène pendant tout le troisième acte, elle touche, trouble et bouleverse comme rarement par sa seule présence et son seul regard. A mi-chemin entre Marilyn et Lady Di, ce n'est que lorsqu'elle s'affranchit de son costume phosphorescent et de sa perruque platine que son personnage prend vie et que son destin nous émeut. 

Du coup, les prestations des deux Germont semblent plus conventionnels - et vocalement plus orthodoxes aussi. Rolando Villazon évoque immanquablement le jeune Domingo par le charme et la beauté solaire du timbre. Par la sincérité et le naturel de son chant surtout. Mais l'émission reste un peu brute et devrait gagner en netteté et précision avec le temps. Contresens absolu, le duo final durant lequel Alfredo revient chez sa bien-aimée hanté par son souvenir et sa voix n'en est pas moins hallucinant. Bien qu'indéfendable d'un point de vue musical, l'effet dramatique est saisissant. 

Le rapport avec Georgio est tout autre : stature imposante et timbre de basse donnent à Zeljko Lucic des airs de Commandeur mozartien. Cette voix sombre et ample, imperturbable et un rien monotone s'impose d'elle-même : le duo du deuxième acte est joué d'avance avant même d'avoir commencé. Le renoncement de Violetta n'en est que plus inéluctable.

Il y a quelques saisons encore, on se serait émerveillé de la direction nerveuse, claire et précise de Daniel Harding. Mais le chef n'est plus une révélation et on pourra lui reprocher de rester souvent étranger au lyrisme verdien, aux derniers éclats d'un bel canto auquel le compositeur dit définitivement adieu. Dans cette ambiance road movie, à la croisée des univers de David Lynch, David Cronenberg et Matthew Barney, sa direction jouant sur les contrastes et les intensités lumineuses évoque cependant, à plusieurs reprises, l'esthétique de Hopper.

On ne ressort pas indemne d'une telle représentation. A l'instar de Violetta qui meurt écrasée contre le pare-brise géant à l'avant-scène, on en ressort comme après un crash : choqué par de tels contresens, mais heureux de voir que l'essence même de l'opéra y a survécu. Aux antipodes des pompes zeffirelliennes, cette production à le mérite inestimable de nous prouver que les oeuvres peuvent encore nous parler, que le théâtre est encore possible à l'opéra, et que la catharsis n'est pas qu'une notion abstraite et désuète d'universitaires.
 
 

Sévag Tachdjian
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Lire également la critique de E.G. Souquet pour cette même production, donnée à Rouen en Janvier 2004

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