OPERAS - RECITALS - CONCERTS LYRIQUES
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TOULOUSE
28/03/2008


Fiorilla : Inga Kalna / Selim : Marco Vinco
© Patrice Nin


Gioachino Rossini

IL TURCO IN ITALIA


Opera buffa en deux actes (1814)
Livret de Felice Romani

Nouvelle production
Coproduction Théâtre du Capitole / Opéra de Lausanne / Deutsche Oper am Rhein

Mise en scène, Tobias Richter
Décors et costumes, Gian Maurizio Fercioni
Lumières, Henri Merzeau

Selim : Marco Vinco
Fiorilla : Inga Kalna
Geranio : Alberto Rinaldi
Narciso : Lawrence Brownlee
Zaida : Brigitte Hool
Albazar : Philippe Do
Prodoscimo : Pietro Spagnoli

Choeur du Capitole
Direction du choeur, Pierre Marie Aubert

Orchestre national du Capitole
Direction musicale, Maurizio Benini

Toulouse, le 28 mars 2008

La confusion des genres


Les préjugés ont la vie dure ! D’abord à propos de l’œuvre : on sait qu’elle fut accueillie froidement à Milan, au motif qu’elle aurait été une resucée pâlichonne de L’Italiana in Algeri. Il faut croire que les maîtres d’œuvre de cette production en sont restés à cette approche, tant la mise en scène s’ingénie tout au long du premier acte, à illustrer une farce, ce que Il Turco in Italia n’est pas. Ensuite à propos de la mise à jour qui serait nécessaire pour nos contemporains : l’œuvre est transposée dans l’Italie des années 50, comme l’attestent des affiches, les costumes et la Vespa de service. Or cela s’est fait si souvent qu’il faut bien parler désormais de procédé banal. Et puis cette transposition crée des hiatus non seulement avec le livret mais avec la musique : ainsi le chœur des rameurs dont le rythme évoque l’avancée du navire n’a plus de raison d’être si Selim débarque d’un paquebot. Cela s’imposait-il ?

Concevoir Il Turco in Italia comme une farce amène les auteurs de la réalisation scénique à grossir le trait de façon outrée et à dénaturer ainsi le comique délicat de l’œuvre. Les personnages perdent de la complexité qui contribue justement à faire d’eux des créations distinctes des pantins de L’Italiana. Certes, on est souvent très proche : comment ne pas penser au Papatacci dans la scène où Fiorilla définit pour Geronio les devoirs d’un bon mari, ne rien dire et ne rien voir ? Mais la situation est fondamentalement différente : ici pas de machination en train de se réaliser aux dépens d’un tyran capricieux, pour la plus grande satisfaction du spectateur, juste une simple scène de ménage où un homme pusillanime mais bon vient d’être ridiculisé une fois de plus par sa jeune et cruelle épouse. Si bien que le comique n’est ni franc ni massif ; on peut se moquer de Geronio, mais on peut aussi le plaindre.


Selim : Marco Vinco / Fiorilla : Inga Kalna
© Patrice Nin


Or le parti-pris de la mise en scène fait de Fiorilla, de Geronio, de Selim et de Zaida des caricatures, parfois au mépris de ce qu’ils chantent. Ainsi cette dernière : elle a dû s’exiler pour échapper à la jalousie meurtrière de son amant. Loin de sa patrie elle s’est agrégée pour survivre à une troupe de bohémiens, mais elle pense avec douleur à celui qu’elle n’a pas cessé d’aimer. Elle est représentée ici comme une jolie femme très maniérée n’ayant d’autre souci que de poser comme un mannequin. L’incarnation de la fidélité devient celle de la frivolité.
Selim, lui, n’est ni un Fierabras ni un Rodomont ; en quête d’ouverture sur le monde, un peu comme les Persans de Montesquieu, son exorde rappelle certes celui de personnages guerriers comme Maometto secondo, mais la solennité va de pair ici avec l’aménité. Ce Turc là n’est pas un sauvage, et s’il crie à Geronio de reculer, quand ce dernier vient interrompre son tête-à-tête avec Fiorilla, c’est autant pour se protéger que pour le menacer. Cette ambivalence, qui fait partie de son humanité, s’épanouit dans son trouble à l’égard des deux femmes. En le réduisant à une marionnette, cette production épouse des clichés sans servir l’œuvre.
Quant à Fiorilla, l’outrance de la conception la conduit aux franges de la mégère, sinon de la virago, ce qui est un grossier contresens. Oui, elle blesse, oui, elle est sans pitié, mais comme peut l’être une jeune personne écervelée qui ne sait pas raison garder et se laisse guider par ses appétits, sa coquetterie, des féministes diraient son aliénation. Le personnage est à la fois intemporel et moderne ; sa vérité humaine est la nôtre : elle doit se brûler pour comprendre enfin que son jeu était dangereux, risquer de perdre ce qu’elle a pour en devenir responsable. A la fin de l’aventure, Fiorilla change ; si c’est pour longtemps, on peut se le demander, mais le chœur final nous invite à l’optimisme : quand on a compris ce qui est pour nous essentiel, on est capable de surmonter les erreurs vénielles.

C’était à peu près le sens du chœur final de Cosi fan tutte, et cela n’a rien qui puisse étonner : avec Il Turco in Italia, Rossini rend hommage à son cher Mozart, que la musique évoque si souvent. Mozart donnait à ses personnages une épaisseur leur permettant d’échapper aux stéréotypes de la comédie de son époque ; Rossini ne fait rien de moins ici.


Zaida : Brigitte Hool / Selim : Marco Vinco
© Patrice Nin

Par bonheur, la représentation réserve de grandes satisfactions vocales et musicales. Certes, Alberto Rinaldi semble à la limite de ses moyens actuels dans le rôle de Geronio mais c’est un grand diseur et cela convient au personnage. Philippe Do, d’abord excellemment sonore dans la première scène d’Albazar, gâte légèrement son air de sorbetto par quelques sons forcés. Brigitte Hool campe avec brio la Zaida voulue par la mise en scène d’une voix homogène et pleine. Un peu en retrait dramatiquement (parce qu’en dehors d’une épingle de cravate énorme probablement en cryptonite il est épargné par les excès signalés), Lawrence Brownlee chante son premier Narciso avec la même facilité apparente que son Libenskof à Bruxelles il y a trois ans. Medium et grave soutenus, il vocalise souplement et délivre des aigus en vois mixte d’une belle fermeté. On voudrait l’entendre chanter Ottavio. (Regrettons à son propos un jeu de scène que nous n’avons peut-être pas compris mais qui nous a semblé largement superflu : les garçons du bar où il vient d’entrer regardent Narciso avec une perplexité hostile ; or Lawrence Brownlee est un Américain noir.)

Inga Kalna se glisse avec aisance dans le profil de cette Fiorilla superficielle et fashion victim. La voix est souple, étendue, corsée, et l’agilité notable. Il faut malheureusement attendre sa scène finale pour que le personnage se dégage de la caricature qui en fait une sœur de Bette Midler ; la qualité du récitatif et de « Squallida vesta », où la sensibilité de l’interprète se libère, font regretter que le carcan imposé ait jusque là nui à la variété des nuances possibles. La talentueuse Lettone devra aussi veiller à maintenir la qualité de l’articulation et ne pas sacrifier les consonnes à la recherche du legato. Son Turc, Marco Vinco, nous a agréablement surpris. Sa prestation dans le même rôle à Pesaro nous avait laissé très réticent ; comme dans La Pietra del Paragone il nous semblait entendre un baryton cherchant avec peine à passer pour une basse. Si les agilités sont encore un peu laborieuses, en revanche nous avons entendu un baryton-basse chanter agréablement, sans truquer, avec des aigus aisés, une bonne projection et un abattage scénique brillant à même de soutenir le personnage souvent bouffon qui lui était destiné.

Pour la bonne bouche, Prodoscimo -
Pietro Spagnoli. Le seul personnage dépourvu d’air, mais omniprésent puisque sa tâche de poète dramaturge l’amène à composer en temps réel le plan de son opéra au fil des péripéties survenues dans les relations entre le quatuor mari-femme-amant et le fauteur de troubles, le Turc, relations dans lesquelles il interviendra au deuxième acte lorsqu’elles menacent de tourner en rond. La drôlerie de ce personnage, son cynisme léger et ses tics de littérateur sont servis avec une élégance et une désinvolture délicieuses par Pietro Spagnoli, qui échappe lui aussi aux excès réservés à Geronio, Fiorilla et Selim.

Maurizio Benini mène souplement tout ce beau monde, ainsi que les chœurs, comme toujours soigneusement préparés. L’orchestre répond avec précision, les vents solistes favorisés par Rossini sont à la fête, et nous aussi, en particulier dans les ensembles vocaux (duos, quartette, quintette) où justice est rendue au Pesarese.

Le public, qui a semblé bien s’amuser, en particulier des entrées par le parterre et de la séance exhibitionniste de Geronio, a accueilli avec faveur la production et les interprètes. Souhaitons que la découverte de cet opéra inconnu de beaucoup contribue à faire aimer davantage un musicien dont les œuvres, malgré la Rossini Renaissance, ne sont pas toujours abordées avec tout le respect qu’elles méritent.


Maurice Salles

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