C O N C E R T S
 
...
[ Sommaire de la rubrique ] [ Index par genre ]
 
......
BRUXELLES
(Halles de Schaerbeek - La Monnaie)
26/11/01
 
The woman who walked into the doors

Musique de Kris Defoort
Livret du compositeur et de Guy Cassiers
D'après le roman homonyme de Roddy Doyle

Direction musicale : Patrick Davin
Mise en scène : Guy Cassiers
Design : Marc Warning
Costumes : Valentine Kempynck
Éclairages : Enrico Bagnoli

Chant : Claron McFadden
Actrice : Jacqueline Blom

Beethoven Academie & Dreamtime

 



Paula Spencer est une femme de la classe sous-ouvrière britannique, elle fait partie de ces gens que le tatchérisme n'a même pas affecté, tant sa situation est basse dans l'échelle sociale. Son mari, Charlo, vit de petits boulots dans la construction et de vols plus ou moins maladroitement organisés (quand il était jeune, Charlo est allé dans un pénitentiaire pour adolescents, c'est sa grande fierté.) Paula Spencer est battue par son mari, à coups de pieds, de poings, de tête, de poêle à frire, etc. Elle est aussi alcoolique et n'a pas pour l'instant l'intention d'arrêter. Paula a aussi deux soeurs dont l'une est persuadée d'avoir été violée par son père. Elle a quatre enfants, enfin cinq, mais elle en a perdu un en route... la faute à Charlo. Déprimant, hein ? Un peu too much même... et pourtant, quelle humanité dans ce roman de Roddy Doyle, auteur des célèbres Commitments portés à l'écran en 1991 par Alan Parker.

Ceux qui parlent d'une nouvelle histoire de femme battue se mettent le doigt dans l'oeil jusqu'au pancréas ; le propos n'est pas là, il n'est pas non plus à la contemplation alarmée du misérabilisme social et culturel de cette famille tristement typique. Le propos de Roddy Doyle dépasse de loin cette vision étriquée de la littérature ; il s'agit ici de l'histoire d'une femme terriblement humaine qui - face aux horreurs qui lui tombent sur le coin de la figure - n'agit pas en héroïne de série télé américaine, n'empoigne pas ses gosses par le col de leurs vestes pour aller hurler son malheur à la face de tribunaux grandiloquents. Il s'agit plus ici de sincérité et -surtout- de tendresse. Qu'un homme ait pu écrire avec tant de simplicité l'amour d'une mère pour ses enfants et ses compromis avec la violence et l'alcoolisme relève purement et simplement du prodige. Un exemple tout simple : pour redresser la pente, Paula décide de ne plus boire avant que son cadet n'ait rejoint ses couettes; pour se motiver, elle enferme ses bouteilles dans une armoire cadenassée dont elle jette la clef au fond du jardin. Après avoir couché son petit, elle s'enfonce dans la nuit à la recherche de sa clef et tâtonne, peste et jure jusqu'à ce qu'elle mette la main dessus. Cette course-poursuite (!) tout à fait pathétique nous rappelle que quand on essaye d'arrêter de fumer, de faire régime, de ne pas loucher sur un beau corps, on a tous l'air très - mais vraiment très - cons. Et Paula pas plus qu'un autre.

Le roman en lui-même est traité par la focalisation interne; Paula à la mort de son mari revit petit à petit tous les évènements de sa vie; de son enfance heureuse, de ses premières expériences sexuelles (elle a branlé un petit camarade de classe en cours d'histoire), de sa rencontre avec Charlo (ils ont fait l'amour dans un champ, il la sautait, elle avait la nausée, il a essuyé son sperme à sa bombers -mais c'était merveilleux), de ses gosses, de ses soeurs, de son travail, des docteurs à qui elle raconte qu'elle rentre en collision avec les portes et qui ne s'aventurent jamais à échanger un regard avec elle : "Tenez madame Spencer, couchez-vous, ça ira mieux et vous Charlo, faites-lui du thé.", impuissance et désintérêt.

Quelle drôle d'idée ont eu Kris Defoort et Guy Cassiers de mettre ce roman inadaptable à la scène et d'en faire un opéra ! Et pourtant la réussite est totale vu qu'en fin de compte on assiste à un spectacle particulièrement bourratif (impossible d'assimiler une partition d'une telle richesse en une seule écoute), basé sur plusieurs prises de positions téméraires : Paula est le seul personnage à intervenir sur scène; mais elle est double vu qu'une chanteuse et une actrice se donnent la réplique. Puis un écran complètement halluciné qui présente les autres personnages : Charlo, le policier, les soeurs de Paula, ses gosses... L'écran est une véritable figure de style, une métalepse narrative qui souligne, accompagne et commente le récit, parfois en donnant la parole aux autres personnages, parfois en criant des onomatopées, à la mode des vieux épisodes de Batman et Robin "Bing, Bang, Boum". La réalisation vidéo est miraculeuse d'esthétisme et il faut parler de virtuosité dans le chef de la régie qui doit superviser tout ça.

Mais revenons à nos deux Paulas : l'une est une star du théâtre néerlandais, Jacqueline Blom, enceinte jusqu'aux dents (joli paradoxe), corps disgracieux, visage adorable, elle a une voix à la Marianne Faithfull, cependant quand elle se place face à la petite caméra qui projette son visage en négatif sur l'écran elle est magnifique. L'actrice fait ici quelque chose de remarquable, de poignant, elle se fond à l'intention musicale et tient presque lieu d'instrument. Cette voix rauque, ces sentences susurrées, ses cris sont autant d'éléments aussi indispensables à la richesse de cette partition que les improvisations presque belcantistes de la chanteuse, Claron McFadden. Vocalement il est difficile de se faire une opinion de mélomane type, il n'est pas question ici de ligne de chant traditionnelle ni de conventions auxquelles nous sommes habitués : la chanteuse est amplifiée, ce qui lui permet de jouer sur les nuances et de faire valoir un médium très jazz, chaud, dont elle se sert avec panache. L'aigu, objectivement, est tendu et acide, mais peu importe, vu que ce qui serait dans n'importe quelle autre oeuvre considéré comme un défaut est ici en accord total avec l'intention dramatique. Scéniquement et musicalement, un moment de magie, de grâce pure; quand les deux actrices se retrouvent en même temps face à deux caméras et que leurs visages se mélangent sur l'écran. C'est un des rares moments de ma vie musicale où j'ai senti une véritable solidarité entre les spectateurs qui tous -absolument tous- ont retenu leur souffle pendant quelques secondes.

Je l'ai déjà dit et je le répète : absolument impossible de se faire une idée précise de la musique de Kris Defoort tant l'opulence de ce spectacle dépasse de très loin la capacité type d'un cerveau à enregistrer. Ainsi, le mieux est d'être simple : ce que j'ai entendu était formidable. Dans la fosse deux ensembles se donnent la réplique : Dreamtime, l'ensemble jazz du compositeur, et la Beethoven Academie, ensemble rigoureusement classique. La principale difficulté consistait donc à faire jouer tout ce petit monde ensemble, à faire s'alterner sans trace de couture la rigueur de l'écriture et la fougue de l'inspiration. Sur ce point -déjà- nous sommes face à une formidable réussite. Grâce à Defoort, bien sûr, mais aussi à l'intelligence collective de ces deux ensembles et de Patrick Davin, le chef d'orchestre, qui a porté cette oeuvre à bout de bras. Au niveau strictement instrumental, il faut aussi s'incliner face à la maîtrise de Kris Defoort qui, de motifs indéniablement schoenbergiens, passe à de pleines pages de percussions délirantes, le tout avec une élégance nonchalante.

Des reprises de ce spectacle coproduit par Het muziek Lod, ro theater, deSingel, Beethoven Academie, Rotterdamse Schouwburg et La Monnaie sont prévues, notamment au festival d'Automne de Paris. On a croisé tant à Bruxelles, qu'à Anvers, qu'à Rotterdam de nombreux directeurs de théâtre.

C'est un spectacle après lequel on n'a pas envie d'applaudir, simplement de se lever, de rentrer chez soi, de se mettre au lit et de se blottir contre la personne qu'on aime.
 
 
 

Camille de Rijck
[ Sommaire de la Revue ] [ haut de page ]