A G R I P P I N A
Un dossier proposé par Camille De Rijck
 
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  Agrippina ou l'homme mis à nu
(mais vraiment tout nu)

Néron, fils d'Agrippine la jeune


Longtemps, les personnages de l’antiquité ont été les sujets d’inspiration exclusifs des librettistes d’opéras. A ceux qui s’en plaignent il faut répondre énergiquement qu’il n’est pas un sujet contemporain qui soit plus proche de la vérité humaine que les acteurs de l’antiquité. Ceux-ci n’ont généralement aucun scrupule et se fichent du regard que l’opinion publique porte sur leurs perversités multiples. Ainsi, les empereurs, généraux, tyrans et gitons évoluant dans l’antiquité ont laissé libre cours à leurs esprits malades ; sans retenue, sans pudeur et sans crainte du jugement d’autrui… pour autant bien sûr d’éviter ce qui, tous, pouvait les renverser : la sanction du vulgum.

Agrippina de Händel présente l’avantage de regrouper en son livret deux des personnages les plus fantasques de l’antiquité : Agrippine la jeune et son rejeton d’empereur, Néron. Il évoque également les vies de l’empereur Claude, de Pallas et Narcisse – deux de ses affranchis, devenus fondés du pouvoir - de la somptueuse Poppée, plus intrigante que poule de luxe, et d’Othon, l’ex-amant de Poppée, l’ex-meilleur ami de Néron qui contribuera à le renverser et qui enfilera – à son tour – la toge impériale après le principat éclair de Galba, successeur de Néron.

Genèse d’une histoire de fous

A la base de cette histoire, il y a le grand Jules, père de la lignée des empereurs julio-claudiens. Je ne crois pas nécessaire de retracer sa généalogie ni d’exposer les mille et une turpitudes qui nous mènent au principat de Caligula, avec qui commence véritablement le destin des protagonistes d’Agrippina.

Caligula, empereur dont Suétone nous décrit le règne comme un tissu d’ignominies enchaînées à une allure peu raisonnable, n’était peut-être pas un si mauvais bougre. Rien en tout cas ne démontre de manière irréfutable qu’il ait été l’empereur siphonné que nous dessine Suétone. Le principal problème des empereurs julio-claudiens est qu’il ne nous reste d’eux que les portraits de Suétone, historien partial vendu corps et plume à la cause des empereurs antonins. Il est très probable que Suétone, propagandiste de génie, ait gonflé le moindre des défauts des Jules César, Auguste, Tibère, Caligula, Claude et Néron pour mieux mettre en valeur les prétendues vertus de ses contemporains. Le fait est qu’il est peu probable qu’une telle bande d’escrocs, paresseux, assassins, libidineux, sodomites et crétins congénitaux se soit passé en relais la toge impériale sans que le Sénat et le peuple n’aient exprimé quelque réserve.

Mais refermons cette parenthèse pour revenir à Caligula. Notre empereur avait un vieil oncle, un peu sénile et particulièrement poltron, qui avait toujours été tenu à l’écart du pouvoir par Tibère, lequel ne voyait en lui… qu’un vieux type un peu sénile et poltron. Il s’agissait de Claude. Probablement pour asseoir son autorité, Caligula prit sur lui de donner du travail à ce vieil oncle. Bien qu’âgé de quarante-sept ans, celui-ci apparaissait comme un vestige de l’époque bénie où Auguste veillait sur les chaumières romaines : sa présence au pouvoir ne pouvait être que rassurante pour le bon petit peuple qui humait encore avec une poignante nostalgie le souvenir d’Auguste. Enfin arriva le jour où Caligula se fit massacrer. En rentrant d’une soirée au spectacle, il tomba dans une embuscade et son compte fut vite réglé. Peu après, son épouse fut égorgée et sa petite fille, écrasée contre un mur. Claude, qui avait lui aussi assisté au spectacle et qui s’était éclipsé peu avant la fin, fut suspecté, quelques siècles plus tard, d’avoir participé à la conjuration qui mit un point final aux exubérances de Caligula.
 

Caligula était un homme délicat: il raffolait du supplice de la scie (!)
 
Mine de rien, la dynastie julio-claudienne connut tellement de massacres, de suicides et d’exils qu’en fin de compte il ne resta que Claude pour revêtir la pourpre. On retrouva celui-ci, par hasard, dans le palais de Caligula, caché derrière un rideau dont dépassaient deux sandales. Tout bredouillant et tremblant, Claude fut conduit comme un héros par des légionnaires dans les rues de Rome jusqu’au camp des prétoriens où il reçut le titre d’Imperator (le chef des soldats, en gros). Très vite le Sénat se mit au diapason et lui confia la direction du pays. Pas mal pour quelqu’un que l’Histoire décrit comme un grand dadais.

Dadais peut-être, mais une fois empereur, Claude devint un objet de convoitise pour les Romaines de la haute. Ainsi, il épousa en troisièmes noces la célèbre Messaline dont la conduite volage reste aujourd’hui encore légendaire. L’histoire raconte que, non contente de tromper son époux, Messaline alla jusqu’à profiter de son absence pour épouser – de manière tout à fait officielle – l’un de ses amants avec échange de dot et joyeuses agapes aux quatre coins de la ville. Pas franchement dégourdi, Claude ne vit pas vraiment où le bât blessait. Il faut dire, à sa décharge, qu’il était très amoureux de sa femme. Ce sont donc ses affranchis, Pallas et Narcisse qui prirent sur eux de lui exposer la gravité de la situation. En fin de compte, Claude accepta – la mort dans l’âme – de faire exécuter les jeunes mariés. L’amant eut la tête tranchée menu et Messaline fut poussée au suicide par un gentil légionnaire qui l’aida à se transpercer la poitrine d’un glaive bien affûté. Ainsi finit la triste histoire de la troisième épouse de Claude.

Entre alors en scène la quatrième épouse, notre douce Agrippine la jeune, fille d’Agrippine l’ancienne, elle-même épouse de Germanicus, père de Caligula, ce qui fait d’elle – oui, oui – la nièce de Claude. Mariage incestueux, certes, mais mariage heureux ! Heureux du moins jusqu’à ce qu’Agrippine pousse Claude à désigner son rejeton (le petit Néron) comme son successeur. Une fois cette tâche accomplie, Agrippine profite de l’amour immodéré que son impérial époux porte aux champignons pour lui glisser une saleté vénéneuse dans son plat de morilles et, hop, Claude est mort, vive Néron !

Nous y voici !

Vincenzo Grimani, librettiste de l’Agrippina de Händel, nous expose les démarches qu’entreprend Agrippine pour que son Néron de fils accède au pouvoir. Bien que truffé d'humour, son livret n'en est pas moins rigoureux avec la vérité historique. Rappelons que Pallas et Narcisse – qui se font ici draguer par Agrippine – étaient bel et bien les affranchis de Claude. Qu’Agrippine leur ait promis quelques petits plaisirs en échange de leur collaboration est plus incertain – quoique tout à fait probable –, mais leur soutien dans cette entreprise fut aussi crucial qu’avéré. Là où Grimani enjolive un peu les choses, c’est quand il prétend qu’Othon et Poppée étaient éperdument amoureux et qu’ils auraient tous deux renoncé aux honneurs, au pouvoir et à l’or afin de pouvoir vivre d’amour et de nectar frais. Là, faut pas exagérer. Othon, à la limite, aurait pu y croire ; mais Poppée était – et c’est indéniable – une superbe enjôleuse !

Othon était en fait le meilleur ami de Néron et, un beau jour il décida de présenter à l’empereur sa nouvelle fiancée, la belle Poppée. Fou amoureux, Néron décida sur le champ d’en faire sa maîtresse et de résoudre Othon à s’exiler (ce qu’il fit de bonne grâce). Poppée, elle, n’était pas aussi magnanime que son ex-amant et ne voulait en aucun cas se contenter du titre de maîtresse impériale. Ce qu’elle voulait, c’est régner, devenir impératrice avec la toge brodée d’or, les tapis rouges et toutes ces sortes de choses. Ce ne fut pas facile, car Néron était déjà marié à une petite femme toute sage que les Romains portaient dans leur cœur : Octavie. Pas si mauvais qu’on le dit, au lieu de la faire assassiner, Néron décide sagement de la répudier en bonne et due forme. Grosse erreur, le peuple gronde ! Partout dans Rome les statues d’Octavie sont fleuries, on pleure la pauvre épouse délaissée pour cette grande ambitieuse de Poppée. Néron qui à ce moment là se dit, livide « non mais bigre, il exagèrent, j’aurais pu la faire massacrer et puis on n’en parlait plus ». C’est en ayant cette pensée profonde qu’il prit une décision bien sage : puisque le peuple s’obstinait à pleurer Octavie, autant lui donner une bonne raison de la pleurer. Et donc, ni vu ni connu, une bande de légionnaires furent envoyés sur l’île de l’exilée et lui ouvrirent les veines pendant qu’elle était solidement ligotée à son lit de souffrances. Las, son sang s’échappant lentement et les légionnaires n’ayant pas que ça à faire? ils prirent sur eux de lui faire couler un bain d’eau bouillante et de l’y précipiter. C’en était fini d’Octavie, Poppée pouvait régner.

Mais le bon peuple romain ne l’entendait pas de cette oreille : on avait tué leur Octavie, ils allaient en faire voir de toutes les couleurs à Néron. Ce dernier, constatant qu’on pleurait son épouse noble et pure, entreprit de salir l’image de marque de son ex-femme, à présent bouillie selon la recette traditionnelle romaine. Ainsi, il fit dire sous la torture aux esclaves d’Octavie qu’elle n’était – en somme – qu’une "Marie-couche-toi-là", que tout Rome lui était passé dessus à l’exception du Tibre (pour reprendre le bon mot de Lucien Heldé). Malheureusement, cela ne marcha qu’à moitié vu que, même sous la torture, certaines esclaves n’avouèrent pas. L’une d’entre elle alla même jusqu’à dire au préfet Tigellin (auteur du supplice d'Otavie dont les mœurs homosexuelles n’étaient un secret pour personne) : « le sexe d’Octavie est plus pur que ta bouche ».

Ceci étant, cela n’empêcha pas Néron et Poppée de passer du bon temps. Leur mariage fut très vite béni par l’arrivée d’une petite fille dont le séjour sur terre se révéla – malheureusement - expéditif. La mort de son enfant plongea Néron dans une fameuse tristesse. Remontant tout de même la pente, il offrit le titre d’Augusta à son épouse, c'est-à-dire celui d’impératrice ; titre que seul Auguste avait offert à sa femme et ce par testament.


L. Zazzo (Ottone), M. Ernman (Nerone) et D. Visse (Narciso)
dans Agrippina mis en scène par David McVicar (La Monnaie - 2000)

L’un des plus grands mystères de l’antiquité (Dieu sait s’il y en a) demeure la mort de Poppée. Néron et sa femme se seraient disputés parce que, enceinte jusqu’aux dents, Poppée aurait espéré que Néron rentrât plus tôt du bureau. N’est ce pas un sujet vachement contemporain, ça ? En fin de compte et de fil en aiguille, le ton serait monté et Néron aurait donné un gros coup de pied dans le ventre de sa femme enceinte, provoquant ainsi la mort de la mère et celle de l’enfant. Où est le mystère, me demanderez-vous ? C’est simple : pourquoi un homme ayant affronté l’opprobre du peuple pour chasser son ex-femme au profit de Poppée, pourquoi un homme ayant offert le titre d'impératrice à son épouse adorée, pourquoi cet homme, détruit par la mort de son premier enfant, aurait-il soudainement battu sa compagne à mort, tuant par la même occasion leur bébé ? C’est peu vraisemblable.

Ce qui est tout aussi invraisemblable mais qui par contre est avéré, c’est que Néron décida également de se défaire de son hystérique de mère qui, ayant fait de l'oeil à la moitié de Rome pour que son fils soit empereur, entendait régner aussi un petit peu (y a pas de raison !) La subtilité de Néron le poussa donc à faire construire un faux bateau sur lequel il embarquerait sa mère. Celui-ci, à deux kilomètres de la côte, prit l’eau et coula comme un vieux galet. Une fois dans l’eau, Agrippine entendit ses suivantes hurler à la bise : « au secours, sauvez notre patronne ». Ce qu’Agrippine trouva louche, c’est qu’une galère remplie de légionnaires ne porta aucun secours à ses suivantes et les aida même à avaler la tasse. Il y avait du Néron là dessous ! Ni une, ni deux, Agrippine se défit de son impériale toilette et regagna la rive à la nage (rien que ça, oui !) Folle furieuse en rentrant chez elle, elle somma un de ses esclaves d’aller porter un message à Néron. Une fois devant l’empereur, l’esclave d’Agrippine sortir de son pourpoint une dague et tenta d’occire l’aspirant matricide. Manque de bol, on l’arrêta à temps et les jours de Néron furent (provisoirement) saufs.

Trop c’est trop, Néron envoya ses troupes à la villa d’Agrippine qui ne fut – dit-on – pas plus surprise que ça de voir débarquer une cinquantaine de légionnaires dans sa salle à manger. Noblement et avec un soupçon de résignation, Agrippine la jeune tendit le sein à l’un des légionnaires et, superbe, laissa tomber son pauvre corps sur un glaive. C’en était fait d’Agrippine la jeune.

Débarrassé de toutes les femmes de sa vie, Néron décida de se consacrer à l’art. Il entreprit ainsi un long voyage en Grèce au cours duquel il se maria deux fois. Le problème c’est que, de l’avis des Romains, Néron avait un peu trop adopté les mœurs locales ; en effet, ses nouvelles conquêtes étaient des hommes dont un affranchi qui, de notoriété publique, se plaisait à sodomiser l’empereur avec une vigueur non feinte. Alors qu’il était en Grèce, Néron participa également à de nombreux jeux dont il fut, cela va de soi, le grand vainqueur (on va pas offenser l’empereur). Ravi des mœurs délicates des Grecs, ce grand artiste décida de les exonérer d’impôts. Il entama également des travaux pharaoniques qui aboutirent à la création du canal de Corinthe.

A Rome, ça palabrait pas mal : quelle mouche avait piqué l’empereur qui s’amusait à faire de la poésie et à se faire ramoner les conduits par le premier affranchi qui passait par là ? D’autant qu’à la même époque les Romains se ruinaient à reconstruire leur ville incendiée et le bruit courait que le feu aurait été bouté par des messagers de l’empereur. Bref, la situation n’était pas folichonne et le voyage ruineux de Néron lui attirait la haine de l’empire tout entier.

C’est ce moment précis que choisissent trois gouverneurs : Vindex, Galba et Othon (tiens, on le retrouve celui-là) pour se révolter contre ses excès. Si Vindex fut rapidement maté, les troupes de Galba et d’Othon foncèrent à plein pot sur Rome. De retour au pays, Néron comprit que
le sort en était jeté et fuit avec quelques esclaves dans la périphérie romaine. Là, on lui expliqua que s’il était pris, il subirait le châtiment des traîtres, soit être promené nu dans les rues de Rome, la tête prise dans une fourche et fouetté à mort. Relativement peu enthousiaste à l’idée de dévoiler ses rondeurs au peuple, Néron décida de mettre fin à ses jours.

S’il fut exubérant, s’il tua sa mère et ses deux épouses, Néron n’en était pas pour autant le monstre sanguinaire dont l’Histoire a imposé la face terrifiante. Il faut savoir qu’à l’époque, on n’était pas à un ou deux assassinats près (même si tuer sa mère restait – heureusement – un petit tabou), et puis que sait-on des empereurs julio-claudiens à part ce que ce cornichon vendu de Suétone a bien voulu nous en dire ?

Camille De Rijck

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