A G R I P P I N A
Un dossier proposé par Camille De Rijck
 
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  Nerone e compagnia bella

Arrigo Boïto, auteur d'un autre Nerone


Ce titre quelque peu railleur souligne malicieusement la vogue de l’Antiquité gréco-romaine dans l'opéra des XVIIe et XVIIIe siècles : des Neroni (on peut mettre les noms propres au pluriel en italien), on en trouve tant et plus !  Il serait certainement passionnant d'étudier pour chacun d'eux le traitement d'un personnage ayant à ce point fasciné les auteurs, probablement désireux de mettre en lumière l’un ou l’autre aspect de sa personnalité hors du commun. Au XIXe siècle, l’opéra va voir ses livrets effeuillés par le Romantisme, désireux d’enflammer toute situation, de passionner le drame jusqu’au paroxysme. Un goût débridé pour une histoire plus récente va remplacer la vogue des sujets antiques, et les palais romains deviendront des châteaux médiévaux. L’Antiquité subsistera pourtant comme source, au moins dans le fond, alors que dans la forme, le Romantisme l'embrasera de la flamme qui lui est propre.

Ainsi, Norma de Bellini, Fausta, Belisario et Poliuto de Donizetti, La Vestale, Orazi e Curiazi ou Virginia de Mercadante, Medea de Pacini, Nabucco de Verdi, Jone de Petrella, pour ne citer que quelques titres, vont continuer à puiser dans l’Antiquité au siècle qui célèbre le Moyen Age, de l’exotisme, de l’échevelé… C’est d’ailleurs la traduction du mot italien « scapigliatura » (le fait d’être échevelé), ce mouvement artistique de la seconde partie du siècle, auquel se rattachait précisément Arrigo Boito, auteur d’un Nerone dont nous nous occuperons en particulier. Boito conçoit en effet son opéra et Pietro Mascagni pense au même personnage, alors que les sujets antiques se font plus rares et que la fin du siècle déserte les brillants sujets antiques qui sont en contradiction avec le souffle décadent qui anime l'Art. Avant de considérer plus avant ces deux Neroni, contemporains mais différents, convions plutôt le lecteur à nous accompagner à la rencontre de  précédentes évocations du personnage. Voici une liste (sans doute non exhaustive) des différents Neroni publiés, en Italie du moins, de la naissance de l’opéra jusqu'au XXe siècle.

  • C. Pallavicino, Il Nerone, Venise, 1679

(…apparemment spécialiste de sujets romains  : Demetrio, L’Aureliano, Messalina, Diocleziano, Il Vespasiano, Licinio imperatore (!) ; de sujets grecs : Penelope la casta, La Didone delirante, à côté de quelques arguments plus « modernes » : Ricimero re dei Vandali, Carlo re d’Italia.)

  • N. Vaccaro, Nerone, Naples, 1686
  • G. A. Gianettini, L’Ingresso alla gioventù di Claudio Nerone, Modène, 1692
  • G. A. Perti, Nerone fatto Cesare, Venise, 1693 refait par Antonio Vivaldi en 1715 (sous le même titre)
  • A. Scarlatti, Nerone fatto Cesare, Naples, 1695
  • Pollarolli, Nerone fatto Cesare, Venise, 1715
  • G. M.  Orlandini, Il Nerone, Venise, 1721
  • G. Vignati, Nerone, Milano, 1724
  • G. B. Pescetti, Nerone detronizzato dal trionfo di Sergio Galba, Venise, 1725
  • G. Bencini, Nerone fatto Cesare, Florence, 1726
  • E. R. Duni, Nerone, Rome, 1735
  • F. Maggiore, Gorizia, Nerone, 1742
  • R. Rasori, Nerone, Turin, 1888
  • P. A. Roche, Nerone,?, 1888
  • A.Boito, Nerone : conçu dès 1862, inachevé à la mort de Boito en 1918  et créé le 1er mai 1924
  • P. Mascagni, Nerone, Milan, 1935

On peut probablement ajouter à cette liste les Agrippina de N. A. Porpora (Naples, 1708) et de P. G. Magni (Milan, 1703). Je dis probablement en ce sens que le titre seul ne permet pas d’avancer l’importance du rôle que Néron peut avoir en ces œuvres, au contraire de l’Agrippina bien connue de Händel (1709) qui motive la rédaction de cet article, ou encore de L’Incoronazione di Poppea de Monteverdi (1643). [Lire également notre dossier consacré à Monteverdi].

Deux Neroni baroques

Parmi les Neroni les plus anciens, deux opéras voient leur renommée arriver jusqu’à nous, et le fort complet et passionnant Dizionario dell’opera publié par Baldini & Castoldi en 1996 les met en lumière. Il s’agit du Nerone fatto Cesare de Giacomo Antonio Perti (1693) et d'Il Nerone de Giuseppe Maria Orlandini (1721).

Nerone fatto Cesare de Giacomo Antonio Perti (1693)

On connaît les titres d’une trentaine d’opéras de Giacomo Antonio Perti (1661-1756), mais seuls six ou sept sont parvenus jusqu’à nous. Il s’agit d’œuvres de jeunesse puisqu’il semble que Perti n’ait plus composé pour le théâtre durant les quarante-cinq dernières années de sa vie. Le livret de Matteo Noris ne présente pas les faits de la vie dissolue de Néron, mais plutôt celle de sa mère, Agrippine. Celle-ci fait tout pour obtenir les faveurs de Pallas, tandis que Néron courtise mais avec plus de délicatesse, l’épouse de ce dernier, Ate. Le couple devra son bonheur au sage Sénèque qui saura faire entendre raison à l’empereur. Musicalement, Perti soigne ses récitatifs, attentif aux mots qu’ils accompagnent. « Les airs sont en général brefs, mais toujours avec da capo et se font remarquer par l’élégance et la clarté mélodique », note D. Daolmi [traduction personnelle]. L’orchestre est également traité avec soin et Perti utilise même l’écriture pour un instrument obbligato. D. Daolmi signale encore l’utilisation tout à fait insolite de la technique à l’unisson, dans un but dramatique. Enfin, il faut distinguer ce Nerone pour « l’emploi, porté à l’extrême, de la technique du concerto grosso, à la base de laquelle un groupe restreint d’instruments solistes dialogue avec les tutti de l’orchestre ». Le musicologue cite comme exemple le Trionfo dell’amore ouvrant le troisième acte qui demande l’utilisation de deux orchestres, l’un (en salle) de bois et violoncelles, l’autre (hors scène) de cuivres et de cordes, afin d'illustrer une mascarade d’un grand effet scénique où Néron et Ate campent les figures mythologiques d’Amour et de Psyché, accompagnés de Piacere (Plaisir), Diletto (Plaisir délicieux) et Lusinga (Illusion trompeuse). En 1715, Antonio Vivaldi entreprit de refaire l’opéra de Perti peu après Ottone in villa (1713), qui marqua ses débuts dans le genre.

Il Nerone de Giuseppe Maria Orlandini (1721)

Giuseppe Maria Orlandini (1676-1760) fut l’un des compositeurs d’opéra les plus appréciés de son temps, considéré avec Vivaldi comme le principal partisan du renouvellement du genre auquel s’opposait Benedetto Marcello. Ses opéras étaient exécutés dans toute l’Europe, mais malheureusement, précise Davide Daolmi, sur plus de quarante ouvrages, seuls quatre ou cinq nous sont parvenus, ainsi qu'un intermezzo. Il faut leur ajouter un ou deux opéras arrangés pour Hambourg par le compositeur, chanteur et théoricien Johann Mattheson (1681-1764), et arrivés jusqu'à nous : Nerone est l’un d’eux. Le livret du comte Piovene étale les atrocités et les mesquineries engendrées par l'obsession de Néron (ténor) pour Poppée (sop.), qu’il veut obtenir à tout prix. Les autres personnages seront tous victimes, à commencer par son épouse Octavie (sop.), qu’il répudie et dont il répondra à la fidélité (elle le sauve d’un complot) par le mépris. Otton (tén.), ensuite, époux de Poppée, qui tentera en vain de défendre sa légitime union. Agrippine (alto), mère de Néron, ne contiendra pas ses fureurs contre un fils aussi inconstant et qui finira par ordonner à ses sbires de la tuer, dans une impressionnante scène finale, afin que soit puni le ventre qui produisit un tel monstre (!). La révision de Mattheson, outre la traduction en allemand, change la tonalité de certaines Arie, modifie les tessitures de quelques personnages, abaisse les registres des voix masculines auxquels sont confiés Otton et Néron (par égard pour un public qui n'est pas habitué aux castrats) et réécrit une grande partie des récitatifs. Ceci posé, il nous reste tout de même le caractère typique des airs, « brillants, exigeant un investissement vocal, à l’écriture orchestrale simplifiée au possible (à peine plus qu’un soutien), d’une conduite harmonique fluide et qui, par conséquent, offre aux chanteurs une base propice à des variations de la ligne vocale, des interruptions pour des cadences, et des colorature improvisées de tout type. Orlandini demeure toutefois attentif à la description psychologique des caractères et ses airs visent non seulement à peindre les situations, mais ne perdent jamais de vue les caractéristiques propres aux différents personnages », explique D. Daolmi, citant comme exemple le cas de Poppée « dont l’indécision constante, se faisant peu à peu résignation, reparaît d’aria en aria  tout au long de l’opéra. »

Les deux Neroni modernes

Nerone de Arrigo Boito

De la première allusion connue au sujet (dans une lettre à son frère Camillo datée de 1862), à la mort de Boito (1842-1918), cinquante-six ans ont passé. Durant toutes ces années, le compositeur accumula une somme impressionnante de documents littéraires, historiques, iconographiques et même musicaux autour de son personnage et de l’époque. Le livret fut publié en 1901, mais ce n'est que vers les années 1910 que la composition du cinquième acte fut entamée, puis arrêtée. A la disparition de Boito, il restait à compléter l’orchestration, tâche que le maestro Toscanini confia aux compositeurs Antonio Smareglia et Vincenzo Tommasini. Il en dirigea la création, posthume donc, le 1er mai 1924, au Teatro alla Scala. Les interprètes comprenaient des noms prestigieux entrés depuis dans l’histoire du chant, à commencer par celui qu’on surnommait « Le ténor de Toscanini » : Aureliano Pertile. A ses côtés, on trouvait les non moins célèbres Carlo Galeffi, Marcel Journet, Rosa Raisa et Ezio Pinza.

D’abord fervent membre de la « scapigliatura », mouvement artistique qui entendait renouveler l’art italien en tenant compte de l’apport de Wagner, Arrigo Boito se révéla farouchement opposé à Verdi pour ensuite devenir son ami et l’un de ses principaux librettistes.  Mais Boito était également compositeur et devait donner un Mefistofele (1868) que le public n’apprécia guère, à cause de sa longueur (cinq heures et demie de musique), et de l’aspect nouveau de sa musique. Boito, en effet, se concentra sur la tentative de dépasser la vieille dualité des paroles et de la musique. Le fait qu’il était à la foi librettiste et compositeur aurait pu, a priori,  l’aider à approcher cette synthèse (impossible ?) que même Richard Strauss laissera en suspens avec Capriccio,  mais en ce qui le concerne, cette double identité de créateur sembla, au contraire, le paralyser !  

Il consacra de nombreuses années à réviser son Mefistofele, mais malgré l’accueil favorable des deux versions nouvelles, il abandonna la composition d’un Ero e Leandro et se retrancha dans l’écriture de livrets pour Amilcare Ponchielli (La Gioconda), Alfredo Catalani (La Falce), son grand ami Franco Faccio (Amleto) et bien sûr pour Verdi. Inachevé demeurera son Nerone, un opéra qui présente pourtant un traitement efficace de la traduction musicale des sentiments. Sa musique évite la grandiloquence et se développe simplement avec les sentiments, en une sorte d’emphase toujours contrôlée, mais naturelle en quelque sorte. Elle exprime exactement, avec une élégante immédiateté, les paroles. Le discours musical est donc continu et si les personnages n’ont pas d’ « airs », ils doivent assumer parfois des sortes d’efficaces et intenses monologues condensant leur philosophie, leur passion ou leur douleur.

Le Nerone de Boito est un poète de l’impossible, fou de cruauté et pourtant sensible, angoissé de solitude, assoiffé d’absolu et méprisant la mesquine duplicité humaine. Sa musique, ou plutôt la musique écrite sur les paroles qu’il prononce, fait vivre d’une manière suggestive son extase poétique aussi bien que sa folie et sa détresse.

Acte I [45 mn.]

Le long de la Voie Appienne. On entend des chants qui s’entremêlent, venant de la campagne. Ils sont troublés par les cris d’angoisse de Nerone (ténor), venu enterrer l’urne contenant les restes de sa mère Agrippina qu’il a fait assassiner. Il est accompagné par son ami Tigellino et le grand-prêtre Simon Mago (basses) qui le presse d’accomplir le rite : il tend une tasse de sang à Nerone qui doit la verser sur la fosse…

Une figure spectrale sort de terre, le cou entouré de serpents comme une Érinye, Nerone fuit. Interrogée par Simon Mago, l'Érinye en question se révèle être Asteria (sop.), follement amoureuse de Nerone depuis qu’elle a croisé son regard, et qui parle avec ferveur de son amour divin. Simon va l’aider, mais la met en garde : « Gare ! ton dieu a des caresses homicides. » Elle répond avec passion : « Amor che non uccide, Amor non è ! »(l’amour qui ne tue pas, n’est pas de l’amour). Elle montre à Simon l’entrée secrète de l’antre où se retrouvent les Chrétiens, il y pénètre. Rubria (mezzo-sop.) survient et la prière qu’elle fait sur une tombe émeut Astéria, touchée malgré elle, malgré son « autre dieu »,  selon ses paroles. Restée seule, Rubria voit arriver celui qu’elle attendait : Fanuèl (bar.) et lui parle du péché qu’elle voudrait lui confesser… à ce moment, une lueur paraît : c’est Simon qui revient à la surface de la terre. Fanuèl envoit Rubria avertir leurs frères que leur « grand ennemi » épie leurs tombeaux. Simon Mago se lance dans une sorte de tirade illuminée sur la vanité du monde et sur celui qui sait l’exploiter, il propose un trône, un temple à Fanuèl qui maudit, horrifié, ces propositions sacrilèges. Ils se séparent.

Nerone, plus angoissé que jamais revient avec Tigellino qui tente de le rassurer : le Sénat a bien reçu le message où il expliquait qu’Agrippina avait ourdi la mort de son fils et que ce dernier l’avait prévenue et… tuée !  mais Nerone déclare que le Sénat feint de croire à cette explication. Entre temps, des clameurs issues de Rome s’amplifient, Boito rend admirablement l’atmosphère du tableau et ménage un habile crescendo  pour évoquer la foule enthousiaste venue accueillir Nerone. C’est un véritable cortège qui s’avance et finit par éteindre les angoisses de Nerone, splendide, irradié par les premiers rayons du soleil levant…

Les cuivres retentissent, les masses chorales se répondent, l’orchestre conclut l’apothéose par une longue phrase finale.

Acte II [32 mn.]

Le temple de Simon Mago.

C’est une scène originale qui ouvre cet acte, car sur un fond de prières des fidèles, se piquent les réflexions moqueuses de Gobrias (tén.), ami de Simon qui, bien que grand-prêtre, méprise les fidèles, leur croyance aveugle et infondée, et même le culte tout entier ! Une fois les fidèles sortis, Simon fait entrer Gobrias dans l’autel par une porte secrète et va au-devant d’Asteria qu’il fait monter sur l’autel. Nerone entre et s’incline, Simon dit bien à Asteria de ne pas révéler qu’elle est mortelle, car Nerone la croit déesse !  « Toi, mon esclave, conclut-il, / Ravive en lui l’espoir ou la peur / Et tu auras pour esclave celui qui a le monde comme esclave ».

Simon conduit Nerone face au miroir magique et le prépare mentalement à la supercherie qu’il a montée. Il rassure Nerone en lui indiquant le bronze qu’il pourra frapper s’il ne soutient plus la vision qui risque d’apparaître. Nerone implore la déesse comme le fit Oreste : le sauvera-t-elle du spectre de sa mère ? La prière de Nerone se fait plus intense, plus pressante, il rappelle le sacrilège qu’il a commis, violant la vierge Rubria au pied de l’autel consacré à Vesta, et pourtant, il se prépare à accomplir un sacrilège plus grand… Il s’avance vers la déesse qui le subjugue ! L’autel tout entier s’ébranle, la voix de l’oracle rappelle Nerone à l’ordre, tandis qu'Asteria descend vers Nerone, prostré et qui défie l’oracle en demandant un baiser à sa divinité. La musique se fait suave… mais le baiser brise l’enchantement : « Malheur à toi !  s’écrie Nerone, / Tu es femme ! ».

Invitant la foule à entrer, il continue à dévoiler la magistrale supercherie en donnant le feu à l’oracle, et donc à celui qui se cachait derrière la bouche de pierre !  Nerone détruit les statues, les simulacres, en proie à une extase dont Boito réussit fort bien la traduction musicale.  Nerone condamne Simon Mago à voler pour démontrer son pouvoir et la fausse Érinye à être jetée dans la fosse aux serpents, puisqu’ils la symbolisent ! Asteria a une réponse passionnée et impressionnante : elle est une pauvre errante, épouse des serpents dont le venin ne peut la tuer !  Ses  accents sont touchants de désespoir, professant toujours et encore sa foi en son dieu : Nerone !  Les gardes l’entraînent, tandis que Nerone s’exclame : « A présent que les dieux sont vaincus, / A moi la cithare, à moi l’autel ! ». « Io canto » conclut-il : moi, je chante, je fais de la poésie. Il prend la pose d’Apollon Musagète et commence à jouer de la cithare tandis que le rideau tombe.

Acte III [32 mn.]

Le jardin où se retrouvent les Chrétiens, aux alentours de Rome.

Les derniers rayons du soleil couchant illuminent la pergola à colonnes et la rustique fontaine. Les Chrétiens offrent (un peu longuement) leurs actions de grâce. Asteria arrive et prévient Rubria que Simon Mago est sur leurs traces. Fanuèl l’exhorte à se confesser, à lui dire au moins son nom…mais elle veut d’abord fuir, puis raconter. Soudain horrifiée, elle annonce : « Satan est ici ! ». C’est Simon Mago qui survient, pauvrement vêtu et feignant la cécité, mais Fanuèl le reconnaît, Simon implore alors Fanuèl qui, seul, peut le sauver par ses miracles, en le faisant… voler !  Le refus hautain de ce dernier est accueilli par le cri de Simon qui appelle les gardes restés plus loin. Les chrétiens sont alors arrêtés. Fanuèl leur demande de ne pas résister, selon l’exemple de « Notre Seigneur », il leur donne l’apaisement et la bénédiction. Boito sait doser la ferveur de sa musique, qui s’enflamme juste ce qu’il faut. Les adieux de Fanuèl aux Chrétiens sont touchants, l’inspiration dictant à Boito une belle sobriété. Fanuèl engage les croyants à chanter pour Dieu. Il s’éloigne, les femmes le suivent et leur chant s’éteint peu à peu, tandis que Rubria écoute puis tombe à genoux, désespérée de ne plus l’entendre…

Acte IV [38mn.]

Premier tableau :

L’Oppidum ou entrée fortifiée du Circus maximus flanquée de deux tours.

Les clameurs de la foule, si vive à glorifier ses héros, si prompte à réclamer des victimes, se feront entendre durant tout le tableau. Simon Mago rencontre Gobrias qui le rassure : tout est prêt pour le sauver du « vol », Rome s’embrasera à ce moment !  Tigellino tente bien d’en prévenir Nerone, mais ce dernier sait tout : « Gare si à l’incendie que le ciel m’offre, tu t’opposes / ce que je détruis renaît. Le monde est mien ! / Avant Néron, personne ne savait combien peut oser celui qui règne. » La foule se déchaîne contre les Chrétiennes qu’on amène aux bêtes féroces. Boito réussit évidemment à rendre saisissante la rencontre des cris de la foule et du chant de la foi, il réussit parfaitement à suggérer la progression de la prière dont la ferveur exacerbée confine au désespoir. On pense immanquablement à la même confrontation, réalisée par Donizetti dans Poliuto, mais si l'écriture romantique de ce dernier provoque une émotion paroxystique qui serre la gorge, le réalisme de Boito, qui rend admirablement l’impression d’immensité de la foule et de ses clameurs, nous donne, lui, le frisson.

Un autre moment impressionnant est la tirade de Nerone, qui, de plus en plus habité par une folie sanguinaire, réclame les pires atrocités contre les femmes chrétiennes. Boito réussit à habiller l’horreur de ses propos d’une musique inspirée (dans l’autre sens du mot) – comme l’est Nerone, hors de lui à force d’exaltation – d'une musique tout de même poétique, à peine amère ! La tension monte, d’autant que le moment est venu pour Simon Mago de voler !

Mais l’incendie fait rage et la confusion est totale. Un long intermède la recouvre peu à peu et accompagne le changement de décor.

Second tableau

Fanuèl (probablement sauvé par le désordre suscité par l’incendie) et Asteria cherchent parmi les dépouilles entreposées dans le spoliarium destiné à cet effet. Ils trouvent enfin Rubria, encore vivante ; pour la première fois, Boito utilise la voix du violoncelle solo, en écho à la didascalie qui accompagne les paroles de réconfort de Fanuèl : « (avec une grande douceur) ». Précisément, Rubria déclare : « Tu m’enseignas cette grande douceur / De sourire dans les larmes. » Elle confesse alors son péché : avoir voulu concilier la religion chrétienne et son rôle de vestale, Fanuèl étend alors sur elle sa bénédiction ; leur bref « duo », pour ainsi dire, est la première phrase appuyée de l’opéra, le premier moment de musique chaleureuse, rappelant (ou annonçant) la manière de la « Giovane Scuola ». Rubria s’éteint comme un souffle, sous l’apaisante description du lac de Tibériade qu’elle redemande à Fanuèl :

« Parmi les joncs de Génésareth, oscille / Encore la barque où pria Jésus… » Vers saisissants, à la fois par leur simplicité et le soupçon de merveilleux qu’ils dégagent. Asteria, partie se rendre compte de l'évolution de l’incendie dans le cirque, revient et tente d’arracher Fanuèl au corps qu’il presse contre lui…Il s’éloigne finalement vers le passage qu’elle lui indique, mais se retourne et lance un ultime adieu à Rubria. Asteria  reconnaît alors en Rubria la vestale outragée par Nerone et, contraste inattendu après une musique aussi apaisée, la passion la plus violente lui fait s’exclamer : « Dis-moi la brûlure de son baiser vorace Vers lequel aspire, en languissant douloureusement, le mien ! ». Mais le corps sans vie de Rubria ne peut lui donner cette réponse. Asteria se ressaisit, s’agenouille et laisse tomber sur Rubria une fleur de la Voie Appienne. Une partie de la voûte s’écroule, Asteria s’enfuit par l’issue qu’elle a indiquée tantôt à Fanuèl ; l’orchestre vrombit mais sans accords plaqués, durant une longue phrase tumultueuse.

Acte V

Voici donc cet acte dont Boito a interrompu la mise en musique. Il l’intitule Il Teatro di Nerone et commence par… une page de didascalies !  En effet, il  décrit ce théâtre, alors que  l’incendie fait rage dans la nuit. Ici c’est l’ivresse des courtisanes, l’orgie. Un voile découvre la scène du théâtre et les Euménides dialoguent avec Oreste, venu demander le pardon pour le meurtre de sa mère. L’acteur qui incarne Oreste – qui n’est autre que Nerone – déborde son rôle et trahit évidemment sa véritable identité, d'ailleurs, le spectre d’Agrippina apparaît ! Sollicité par Gobrias qui comprend tout, le chœur des Euménides a beau l’appeler pour qu’il revienne à lui, il arrache son masque et s'exclame : « Non ! Non ! Non ! Pas Oreste !  Je suis Nerone. / Loin de moi ce masque !… que le cauchemar soit brisé / Ainsi!… ». Le chœur fuit la scène, Nerone est rempli d’horreur ; il appelle l’assassin de sa mère (on le pousse sur scène) et l’accable de reproches. Le spectre d’Agrippina disparaît. Le public acclame Nerone et lui lance une pluie de roses, mais il les piétine avec rage avant de fuir de la scène.

C’est alors que s’avance Asteria, un nœud de serpents au poing. Tous s’enfuient à sa vue. Nerone se demande si elle n’est pas un spectre et, dans le doute, tente de la tuer, mais l’arme de théâtre se brise sur elle !  Elle tire un stylet de ses cheveux et l’offre à Nerone, étonné : « O triste femme ! / Comme tu méprises la vie et combien tu m’aimes ! ». Une lugubre et lointaine voix menace Rome, Nerone se rapproche d’Asteria, ils sont unis dans les flammes, dans la terreur…Éperdu, Nerone serre Asteria contre lui, elle pose le stylet sur son propre cœur et meurt, triomphante d’extase, au moment où il l’embrasse, enfin !

Nerone est seul et ne sait par où fuir, car des spectres lui barrent la voie en le maudissant. Il s’élance à l’autel de Pallas et en frappe le bouclier, espérant ainsi dissiper « l’abject / Cortège de l’Enfer », mais les spectres « (quasiment sur lui) », précise Boito, lui crient « Maledetto in eterno ! ». Au moment où il tente de frapper le bronze une troisième fois, « (il tombe évanoui, tandis que toute la scène s’obscurcit et qu’éclate le fracas du tonnerre) » ; après cette dernière didascalie, Boito écrit : « Fine della tragedia ».

Indications discographiques

Il existe quatre enregistrements de Nerone. Le premier date de 1948 et comporte rien moins que le chef de la création, Arturo Toscanini et Cesare Siepi, Giulietta Simionato, Herva Nelli ainsi que l’orchestre du Teatro alla Scala (Standing Room Only SRO 802-3 CD). Le deuxième émane d’une représentation du prestigieux Teatro San Carlo de Naples (1957) et propose la baguette bien connue de Franco Capuana dirigeant des chanteurs estimés comme Mirto Picchi, Giangiacomo Guelfi, Anna Di Stasio, Piero De Palma, Adriana Lazzarini (GOP 772). Le vétéran, spécialiste de l’opéra italien, Gianandrea Gavazzeni dirige la belle équipe de l’enregistrement suivant, réunie par la RAI de Turin en 1975. Bruno Prevedi, Ilva Ligabue, Anna Di Stasio (dans le même rôle !), Agostino Ferrin, Alessandro Cassis participent à cette éclatante reprise, voulue par la structure de la RAI la plus prestigieuse, car située dans la ville des premiers essais radio en Italie (Italian Opera Rarities LO 7704-05). Enfin, Nerone connaît les honneurs du studio (1982) grâce à Eve Queler, inlassable mordue d’opéras rares. Janós B. Nagy, Lajos Miller, Ilona Tokody, Jozsef Gregor figurent dans la distribution, accompagnée par l'orchestre de l’Opéra national de Hongrie (Hungaroton HCD 12487-89).

Un coup de chapeau à la M. R. F. !

La firme de CD Italian Opera Rarities, qui a diffusé la reprise de Nerone à la Rai en 1975, présente souvent des notes et le livret, mais il faut rappeler la véritable mine de renseignements que constituaient les plaquettes de la firme de LP privés M.R.F. Outre le livret avec la traduction anglaise et des notes fort complètes, réalisées par des passionnés doublés de  spécialistes, elles présentaient souvent des photos de scène ou des illustrations diverses lorsqu’il s’agissait d’un concert. C’était le cas de ce Nerone  pour lequel la firme réussit à dénicher de jolies vignettes de la Compagnie Liebig, où les scènes de Nerone  et les portraits de Toscanini, en médaillon et sur fond de Scala, voisinent avec les petits pots typiques d’extraits de viande…  Heureuse époque où la société de consommation relayait la diffusion de la culture ! Il faut aussi mentionner le cas exceptionnel où la plaquette, en plus du livret, se vit adjoindre un « Supplementary Booklet » approfondissant, de manière inattendue, l’analyse de l’opéra ou révélant d’autres surprises intéressantes, comme le « Booklet » accompagnant l’enregistrement « emprunté » à la RAI. Nous avons ainsi accès au cinquième acte pour lequel Boito n’a pratiquement pas écrit de musique, à toutes ses notes, à des illustrations tirées de l’incroyable somme de documentation qu'il avait amassée, à une comparaison entre le Néron historique et celui de Boito et enfin, à une bibliographie. Le public passionné, avide de pénétrer un opéra inconnu, ne peut rêver mieux que cette manne qui complète à merveille sa propre approche de l’œuvre.

Nerone de Pietro Mascagni

Nous avons vu comment Arrigo Boito mit plus de cinquante ans à élaborer son Nerone, sans d’ailleurs parvenir à le boucler. Pietro Mascagni commençait à parler du sujet dans une lettre à ses librettistes en 1891 et, l’année suivante, un journal de Gênes annonçait déjà la composition d’un Nerone, alors que tout le monde savait que Boito travaillait sur le même sujet !  Une déclaration de Mascagni quant au temps qu’employait le pauvre Boito déplut à Verdi, qui encouragea Boito à terminer le sien…  On connaît la suite :  le Nerone de Boito naquit, posthume, en 1924, et celui de Mascagni, onze ans plus tard.

Pietro Mascagni (1863-1945) fut le compagnon de bohème de Giacomo Puccini alors qu’ils étaient élèves au conservatoire de Milan. Sentant couler en lui un flot impétueux d’inspiration pour la composition musicale, il supportait mal le joug d’un enseignement qui entravait son génie. Il quitta le conservatoire avant d’avoir achevé ses études et devint chef d’orchestre pour compagnies d’opérette itinérantes. L’opéra le tentait et il se passionna pour un sujet du plus sombre romantisme avec fantômes, folie meurtrière et châteaux en Ecosse !  L’opéra s’intitulait Guglielmo Ratcliff et devait être créé en 1895.  Entre temps, Le fringant Mascagni devait participer au concours d’opéras en un acte lancé par l’éditeur Sonzogno et remporter un premier prix qui fit l'effet d'une bombe dans l’opéra italien. C’est sa fameuse Cavalleria rusticana, fulgurant succès, aussi immédiat que le sont sa musique et son livret. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on a nommé « Vérisme » cette « Giovane Scuola » ou jeune école qui naissait, et de manière éclatante, avec Cavalleria rusticana. La popularité de l’opéra rivalisait avec celle du compositeur, qui allait devenir l’artiste à la mode au point de lancer une coupe de cheveux typique, encore appelée aujourd’hui « la mascagna » !  Il fut aussi un grand chef d’orchestre, estimé par les musiciens les plus difficiles, comme ceux de la Philharmonie de Berlin et qui, passant sous la baguette de Mascagni, devaient reconnaître que sa direction ne pâlissait pas de la confrontation avec celle qu’ils gardaient tous à la mémoire, la direction de Tchaïkovski.

Cavalleria rusticana fut suivi de quatorze autres opéras, d'une grande variété de sujets comme de styles, et dont Nerone est le dernier. En effet, malgré son précoce intérêt pour le sujet, Mascagni tergiversa, s’attacha à un autre sujet romain, Vistilia, dont il commença à composer la musique. Il faut dire que les éditeurs y furent pour quelque chose : Sonzogno ne se montrait pas empressé de publier Nerone et Ricordi attendait…celui de Boito !  Quant à l’éditeur français Choudens, il avança un Quo vadis ? qui ne faisait pas l’affaire de Mascagni. Vistilia fut pourtant mise dans un tiroir, et Mascagni continua à mener sa vie avventurosa, selon le joli terme de Roberto Iovino[1]. Les créations d’opéras s’espacèrent, pour cause de tournées, de direction de théâtre (celle du Teatro Costanzi de Rome –aujourd’hui Teatro dell’Opera) et presque quatorze années séparent Il Piccolo Marat (1921) de Nerone (1935), si l’on excepte la création de Pinotta (1932), en fait retrouvée au fond d’une malle. Quant au tiroir contenant sa Vistilia, Mascagni devait le rouvrir, car il tenait à en réutiliser la musique pour Nerone, confirmant qu’il n’avait jamais cessé de penser à son « opéra romain », selon son expression.

Il chargea son vieil ami « Nanni », Giovanni Targioni-Tozzetti, déjà auteur de la Cavalleria, de rédiger son livret d’après la pièce Nerone de Pietro Cossa (1871) dont le prologue disait déjà clairement à l’époque : « l’auteur s’en est tenu à cette école qui prend ses lois dans le vérisme ». Une représentation avait fort impressionné Mascagni et voici ce qu’il disait du personnage principal : « Sa vie fut celle d’un artiste qui n'a pas réussi, mais d'un artiste tout de même. Et c'est précisément dans cette non réussite, dans cette sienne aspiration à vouloir être et à ne pas arriver, que réside  le vrai drame de cette existence. On pourrait répéter à son sujet ce qui fut déjà dit d’autres hommes, c’est-à-dire qu’il aurait pu être magnifique et qu’il s’est contenté d’être vain. Cet homme qui, chef suprême de légions immenses et glorieuses, ne commanda jamais une armée et se révéla pourtant rageusement envieux de ceux qui la dirigeaient, cet homme qui, pourtant placé sur un trône dont la puissance ne fut jamais dépassée, n'eut aucune dignité personnelle, cet homme qui fut tellement plus petit que ce qu’il aurait pu être, était aussi plus grand que ce qu’il fut estimé. D’autre part, ne pouvait-il pas, considéré objectivement, offrir des élément dignes de l’art ?  Néron fut un artiste ; même l’incendie de Rome fut un désir de débarrasser la ville de taudis repoussants, ce fut la vision d’une Rome resplendissante de palais et de marbres, ce fut enfin un rêve de beauté. Les historiens pourront définir comme un peu brutale cette exécution d’un plan régulateur, mais l’histoire nous enseigne la vie et comme telle, depuis le temps qu'elle s'y emploie, cette maîtresse doit être un peu acariâtre, ennuyeuse et pédante… La réalité est que Caligula dépassa de beaucoup Néron en cruauté. Néron fut cruel plus par peur que par instinct, il fut femmelette, il fut superstitieux, vil, mais il fut un bon poète, peintre et sculpteur, acteur et chanteur. » [traduction personnelle]

Malgré sa maladie, le compagnon de la première heure, Giovanni Targioni-Tozzetti, rédige le livret. Le bon Mascagni confie à un cousin : « Targioni est très gravement malade, ce travail se révèle très difficile parce que je dois aller chez lui où il gît au lit, dans un état déplorable, et avec le cœur qui ne résiste plus. Je ne peux travailler avec lui qu’une petite heure par jour car, quotidiennement, un peu de fièvre lui vient et il faut alors cesser. » Le grand ami librettiste disparaît le 30 mai 1934 et Mascagni lui rend un émouvant hommage, témoignant de leur « amitié toujours fidèle et affectueuse depuis plus de soixante ans ». Ce Nerone sera non seulement le chant du cygne de l’ami poète, mais également le sien, pense Mascagni, qui, de fait, ne composera plus d’opéras durant les dix années qui lui resteront à vivre. Le 16 janvier 1935, lors d'une soirée de gala où joyaux et parures rivalisent de feu avec les lustres du Teatro alla Scala, le silence se fait pour accueillir le digne chef d’orchestre, âgé de soixante-douze ans : Pietro Mascagni lui-même !  Quant aux chanteurs, leur nom est encore aujourd’hui auréolé d’un prestige qui fait rêver : Aureliano Pertile, Margherita Carosio, Lina Bruna Rasa, Apollo Granforte. La soirée ne fut qu’une ovation affectueuse au point d’« assourdir les oreilles », notera un critique. L’opéra sera donné « chez » Mascagni (dans sa ville natale de Livourne), puis à Bologne, Gênes, Naples, Rome, de nouveau à Milan, mais aussi à Zurich, à chaque fois sous la direction de Pietro Mascagni. Il semble qu’une éclipse ait plongé l'ouvrage dans l’ombre après Zurchi en 1937 et ce jusqu'à la production d'Utrecht qui a donné lieu à son premier enregistrement en 1986. L’Opéra Royal de Wallonie osa le programmer en 1989 et, en 2001, les « Grandi Terme Villa Adriana » de Tivoli (Rome), donnèrent deux représentations. La mention « Regia televisiva » laisse entendre que cette exécution fut retransmise à la télévision.

Le Nerone de Mascagni est un poète et artiste tellement convaincu de son talent qu’il en est prétentieux, mais probablement en toute bonne foi !  Son cynisme favorise un beau recul sur toute chose, mais  ne le sauve pas de la terreur maladive de la mort… qu’il tente pourtant de regarder en face. Sa faiblesse devant l’évasion que procure l’ivresse se double d’une sensualité extrême, autre folle tentative pour dépasser la petitesse, les limites de la vie de tout être humain. L'habillage musical que Mascagni offre à son personnage dévoile ces facettes en respectant le style que le maestro s’était fixé : « Musica melodica ma non melodia  [point n’est besoin de traduction !]. » Mascagni ne voulait pas de « morceaux fermés » : « J’ai toujours été un amoureux du récitatif chanté, fluide, "musicalissime" », précisera-t-il à propos de Nerone. Par ailleurs, il avait cette conception : « Pour moi, le langage musical romain est le langage diatonique… Par conséquent tout l’opéra procède par blocs diatoniques… Egloge fera exception : celle-ci est grecque et c’est un langage chromatique qui lui convient. » Curieusement, cent ans auparavant, Donizetti avait déjà conçu une écriture et un ton particuliers pour caractériser la « romanità » des protagonistes de sa Fausta. Mais une chose est frappante, c'est le grand lyrisme du rôle qui, même au plus fort de la passion, demeure élégant, velouté.  En somme, la musique de Nerone confère une dimension supplémentaire au personnage : la magnanimité, essence de l’être humain, qui est toujours là, malgré ses défauts !

« Au fond, Nerone sera ceci : un Essai d’expression musicale de la parole. Je voudrais sous le titre, écrire vraiment ainsi au lieu de l’habituelle indication d’ “opéra en trois actes”. »

Pietro Mascagni

Acte I [27 mn.35’’]

Une taverne dans la Suburra, quartier populaire et trouble de Rome ; il fait nuit. Quelques mesures orchestrales, sombres au possible, lugubres, introduisent les tristes présages que Mucrone le tavernier (basse) entrevoit pour Rome, en regardant l’« horrible comète ». Divers clients entrent, dont le mime Nevio (tén.), Petronio, un vieux gladiateur (bar.) et Eulogio, un marchand d’esclaves (bs.) qui discutent de l’avenir de la cité. Nevio est confiant dans les ferments que porte la plèbe pourtant opprimée et il se lance dans une tirade passionnée, soutenue par de grandes phrases généreuses des violons : ce Juif mis en croix sous Tibère a laissé une « loi suave » qui est cultivée chaque nuit dans les catacombes…les adeptes sont nombreux, la foule va se soulever, poussée par un destin, « Car un nom l’enflamme : Cristo ! ». A ce moment retentit l’un des rares coups de cymbales de l’opéra : tous se dressent (sauf Eulogio) et, les bras levés, s’écrient : « Cristo risorto ! » (Christ ressuscité), « Oh Redentore ! ». (Élan efficace mais un peu curieux, car inattendu en cette atmosphère… à moins que tous les clients, apparemment d’indifférents consommateurs, soient des chrétiens dans l’âme…).

Un pasteur qui passe avec son troupeau fait entendre sa sobre chanson rappelant les souffrances de Saffo trahie par Faone…et le superbe opéra de Giovanni Pacini !  Une femme survient, éperdue, et se dit suivie par deux esclaves qui entrent à leur tour. Nevio s’interpose et Petronio jette à terre l’un d’eux… qui, sous son déguisement, n’est autre que Claudio Cesare Nerone !  L’ami de l’empereur, entré avec lui, est le comédien Menecrate (bar.). Nerone (ténor) est immédiatement caractérisé par de grandes phrases des cordes et un chant spianato (sans fioritures), limpide, extrêmement lyrique et mettant l’accent sur sa clémence (il leur pardonne leur attitude lèse-majesté). Nevio ose déclarer que Nerone connaîtra d’autres défaites : il dénonce les infamies commises en son nom et conclut que les larmes versées par les opprimés se font haine et que de la haine naît le jour du châtiment final !  Après l’avoir attentivement écouté, précise la didascalie, Nerone le complimente sur sa voix, ses qualités d’artiste et lui ouvre sa maison (!), car il se déclare artiste lui-aussi, ils s’entendront donc. Avec délicatesse, il invite chacun à rentrer au domicile en citant Virgile. Se souvenant de la pauvre fille, il la fait conduire au palais afin qu’on la réconforte.  Resté seul avec le tavernier, il se fait apporter un vin vieux et entonne une calme chanson à boire un peu triste, mais musicalement illuminée comme Nerone est dramatiquement inspiré : il y célèbre l’ivresse qui fait oublier tout ennui…mais nous révèle également sa conscience de la précarité de la vie ! 

Pendant ce brindisi, sa maîtresse Atte (sop.) entre : elle commente chaque couplet par des mots révélant une tendre condamnation, consciente de la vanité, mais aussi de la poésie et de la souffrance de l’homme. Au paroxysme de l’exaltation, il l’aperçoit et s’arrête. Elle l’exhorte à se ressaisir face aux dangers qui menacent Rome : les Germains, les Gaulois, Galba le comploteur, cette « plèbe qui l’entoure, / Pleine de haine et de faim »… Las de ses reproches, Nerone reconnaît pourtant le pouvoir qu’elle a sur lui et les cuivres dissonants imagent alors le rire d'Atte !  Il l’avertit qu’il n’a pas pu encore la tuer…mais lorsqu’elle lui demande s’il est lui-même certain que personne ne puisse surgir pour le frapper, il est saisi d’une terreur profonde et appelle (en titubant) les soldats, Menecrate… et Mascagni réussit fort bien à rendre, par le chant, l’ivresse extrême du personnage !  Menecrate annonce qu’une cohorte de prétoriens va entourer « l’impériale litière : / Là, Nerone pourra / Cacher l’ivresse et la peur. » Il explique au préfet des prétoriens qu’« Il faut le soutenir ! », tandis qu’Atte s’écrie : « Et ils l’ont appelé Dieu ! »… Il faut même le porter dans la litière, alors que retentissent les vivats de la foule accourue, en cette aube, aux rumeurs inhabituelles. L’hymne est entonné a cappella et il en paraît plus solennel, grandiose ; une grande conclusion orchestrale retentit, comme à la grande époque de la « Giovane Scuola italiana ».

Ce Finale dérisoire et symbolique a valu au pauvre Mascagni les flèches de la critique fasciste de l’époque, qui fustigeait l’image d’un « Hymne à la Rome impériale, rythmé par les éructations d’un ivrogne ».

Acte II [34 mn.15’’]

Une grande terrasse fleurie dans la Domus aurea, palais de Néron, et qui domine la cité.

Une mystérieuse phrase des violons introduit les vers de l’Œdipe Roi de Sophocle que déclame Nerone. Menecrate demande s’il veut voir en premier la jeune esclave grecque ou le vieil astrologue et l’on ne s’étonne guère qu’il préfère « liquider » l’oracle dont il appréhende  quelque peu les révélations, tout en ayant un appréciable recul humoristique : « Non amo questi oracoli barbuti !… » (savoureuses paroles italiennes se passant de traduction). Nerone imagine ensuite une terrible plaisanterie : s’il convie Babilio à admirer le panorama de Rome, Menecrate saura qu’il doit alors s’emparer de l’astrologue pour le précipiter dans le vide. Nerone reprend sa déclamation, dissonante au possible mais poétique, presque captivante !  Une grave sonnerie de cuivres, comme Donizetti ou Mercadante en utilisaient  pour introduire leur très sérieux grands-prêtres, accompagne le digne Babilio (bs.). Nerone coupe court aux souhaits du genre « Que les dieux te soient propices », avec un trait d’esprit réaliste : « Propices me sont les cohortes… Elles suffisent ! ». L’astrologue déclare que la « néfaste comète » présente dans le ciel de Rome brillait déjà « Lorsque fut tué le “divo Giulio Cesare” !… ». Nerone mourra donc, mais une heure après l’astrologue… (curieux hasard !). Nerone embrasse alors Babilio avec effusion et ordonne qu’on le traite en hôte de choix !  Babilio se récrie : il est donc prisonnier ?  Nerone répond qu’il pensait pourtant l’honorer en lui offrant l’hospitalité de sa demeure princière !  Tout de même un peu philosophe, l’habile astrologue déclare : « Prison elle aussi !… Mais de cela je me moque… / J’ai la pensée libre… ». Il sort avec un clin d’œil des cuivres. Menecrate commente : « Seule ta peur est plus grande que sa fourberie ! ». « La peur ? répond Nerone, pensif,  il vaut mieux / s’assurer… Qui sait ?  peut-être passent / De secrètes ententes entre les étoiles et nous… / Les hommes et les astres sont des mystères ! ». La flûte à la fois moqueuse et un peu intrigante accompagne cette intéressante pensée, contrebalançant une fois encore un aspect négatif du personnage.

« La giovinetta greca » : Egloge (sop. coloratura) entre timidement. Elle ne tremble pas devant lui : certes, d’un geste, il peut lui enlever la vie… « Mais qu’est la vie, empereur ? », déclare la captivante jeune fille voulant seulement rire, danser, nuit et jour !  Mascagni lui donne alors une calme ballade, gracieuse mais passionnée : « Je suis comme une hirondelle…/ Personne ne peut arrêter mon vol…/ Mon ciel n’a pas de confins… ». Subjugué, Nerone la déclare libre et, spontanément amoureux, il se lance dans une déclaration extatique : « Egloge, o tutta bella, o fior purissimo, / T’amo ! ». La réponse d’Egloge, où fleurit la flûte, est tout aussi extasiée : leur voix s’unissent, une grande vague orchestrale poursuit leur dialogue. Des jeunes filles grecques entrent, évoquant les larmes de Jocaste pour Œdipe et leur joli chœur s’unit délicatement à la brève prière éthérée qu’Egloge consacre à Vénus. Atte survient et multiplie les mises en garde : « Une seule femme domine Nerone ». L’orchestre tantôt frémissant, tantôt grave et appuyé, fait écho à ses paroles, mais Egloge demande qu’on la laisse respirer sa liberté toute neuve !Atte menace, l’orchestre ponctue, souligne encore ses dures paroles implacables ; Egloge s’entête et Atte se précipite sur elle avec un poignard. Egloge appelle au secours et tombe, évanouie, dans les bras de Nerone. Il avertit gravement Atte, la congédie et confie Egloge aux soins des esclaves qui devront la conduire ensuite dans ses appartements.

 

Les sénateurs et les prétoriens demandent audience : les prétoriens commencent à s’agiter, car ils n’ont pas de solde depuis des mois… En conséquence, l’empereur veut leur faire savoir que Claudio Nerone chantera pour eux l’Edipo re, et le théâtre sera bondé ! D'autre part, les prétoriens lui remettent un message, mais lassé, il les congédie. Il découvre en le lisant ensuite que l’armée d’Espagne salue Galba comme… empereur ?! cependant qu'Egloge le distrait facilement avec une brève reprise de sa romance : l’amour reprend ses droits, délicatement souligné par l’orchestre qui s’éteint doucement derrière les voix mourantes… seul un violon solitaire fait entendre la sienne alors que le rideau tombe.

 

 

Acte III [48 mn.]

Premier tableau [27’40’’] : Le Triclinium (la salle des repas), resplendissant de marbres, d’or et de lumières. Des parfums embaument la nuit.

La clarinette espiègle annonce le joyeux chœur des invités, émaillé de typiques rappels ou réminiscences de Cavalleria rusticana !  On entend même des passages berceurs en tempo de valse. Grand seigneur, Nerone offre à chaque convive la coupe en or qui se trouve devant lui.  Aux cris de « Vive le père de la patrie ! / Vive notre dieu, Nerone ! », il répond superbement : « Dites mieux : / Vive l’artiste ». Tous se taisent, car va chanter « il gran poeta » : son Improvviso invoquant la naissance de l’amour par la métaphore des fleurs s’ouvrant au printemps est simple, mais fervent. La harpe, figurant la lyre, et la flûte rivalisent gentiment… Mascagni concède même quelques fioritures à son ténor !  Au même moment,  Atte se glisse parmi les convives et verse quelques gouttes d’une fiole dans la coupe d’Egloge, absorbée dans la douce poésie de Nerone. Atte s’unit aux louanges générales, mais voilà qu’Egloge s’effondre sur Nerone… On cherche Atte, mais elle a disparu… Comprenant qu’Egloge est empoisonnée, Nerone lance des phrases désespérées évoquant un peu celles de son lointain parent Turiddu !… C’est l’adieu désolé de la malheureuse Egloge qui lui répond : « Ta petite hirondelle / Replie les ailes… » (la flûte rappelle son « air »). Cette poignante mort unit curieusement élans véristes et commentaires « modernes », presque dissonants du basson, plus sombre que jamais.

Le déchirement de Nerone qui ordonne à tous de pleurer est interrompu par la nouvelle de la rébellion populaire en faveur de Galba. L’orchestre grimace pour évoquer le rire sarcastique de l’ami Menecrate, lequel, sur un ton léger aussi inattendu que cruel, abandonne Nerone en se libérant de son étreinte peureuse : « La poitrine d’un bouffon est un bouclier trop fragile ».

A Nerone qui ne comprend pas, il précise avec mépris que leur comédie est terminée et qu’il va chercher ailleurs à en jouer une autre, portant un nouveau titre !  Et, comble de la cupidité et de la mesquinerie égoïste, il dit qu’il part en prenant la coupe d‘or !  « Prends aussi cela, parasite / Infâme », s’écrie  le pauvre Nerone en lui lançant une de ces coupes murrhines, irisées et méconnues.

Voilà Nerone seul.  Dans un monologue désolé, il considère le corps inanimé de la malheureuse Egloge qui dort du « Sommeil fatal qui n’attend pas l’aube !… » Lorsqu’il déclare que tous l’ont abandonné, une voix dit : « Moi, non ! ». C’est Atte qui dit lui apporter le salut ; il repousse d’abord celle qu’il nomme « Implacabile donna ! », mais au mot de « salut », il la supplie de lui rendre l’empire, il se prosternera alors devant elle !  Mais Atte entend par « salut » une ampoule de poison…   Cela révolte Nerone qui soupçonne le même breuvage qui donna la mort à Egloge. Alors, « (Froidement) », précise la didascalie, Atte lui rappelle une autre nuit où un jeune garçon jouait autour de lui et où Nerone lui tendit une coupe en souriant. L’enfant but et expira… c’était Britannicus et le poison était celui-ci !  Nerone la repousse et, d’un élan désespéré, clame ses trente ans, son envie de vivre !  Atte, déchirée par un combat où l’amour l’emporte pourtant sur le mépris, tente de lui faire comprendre qu’une mort digne, « romaine », vaut mieux qu’« une infâme agonie », parmi les « insulti osceni / Della plebaglia », selon sa forte expression. Elle fait un retour amer sur sa vie d’amour (il lui donna un enfant), de craintes et de précautions, ne comptant plus les poignards qu’elle dévia de la poitrine de Nerone !  Musicalement intense, fort et passionné, ce monologue d’Atte traduit à merveille l'état d'âme complexe, les sentiments mêlés de l'héroïne, non sans rappeler un peu l’air de la princesse d’Eboli dans Don Carlo. En outre, une belle phrase revient caractériser encore la douleur et le dernier espoir… désespéré, pour ainsi dire : « morir romanamente ». Un coup de cymbales et un coup de gong concluent le monologue. Nerone demande éperdument le poison…mais s’arrête : on annonce que ses amis l’abandonnent en maudissant son nom, les quelques fidèles sont dépassés et tués par la foule… On annonce que Babilio a aussi été tué !  Nerone reste abattu : « Mort !… Je dois désormais fuir… / Mon heure est arrivée. » Faonte lui offre sa cabane ; Nerone demande à Atte si elle vient avec lui, la belle phrase passionnée de  son monologue lui répond, accompagnant ses paroles : « Je t’aime…et je ne te laisse pas ! » Un dernier regard, attendri comme la musique, sur le cadavre d’Egloge, et Nerone et ses fidèles fuient dans la nuit noire. La tempête éclate…à l’orchestre, bien entendu, mais se transforme bientôt en Interlude…

Interludio orchestrale [5’27’’]

De longues vagues, vastes phrases des cordes (rappelant le monologue d’Atte) curieusement ponctuées par les trompettes, des phrases à la Cavalleria ou à L’Amico Fritz (dont on connaît bien le superbe intermezzo à la couleur tzigane). En fait, cet ample lyrisme, comme à la grande époque du vérisme, se fait ici un peu déliquescent et même proche de la musique de film à grand spectacle (!), du mélo, mais il est sauvé, précisément, de la facilité par quelques dissonances qui montrent que Mascagni hume l’air du temps, à l'instar des contemporains de Bellini qui, tous, utilisaient l’accompagnement ondoyant et typique des violons.

Comme c’était parfois le cas, l’Interludio comporte un texte d’accompagnement, réminiscences du passé heureux : « Ô souvenirs de l’adolescence sereine, ô premiers nuages des sens troublés, inquiets ! », avec le jeu de mots possible en italien à cause de la racine commune aux deux termes : « inquieto » et « irrequieto ». C’est aussi l’évocation d’existences tragiques comme celle de la pauvre Egloge : « immota rondine nel devastato nido ! » (immobile hirondelle dans le nid dévasté), ou encore celle d’Atte, « première amante, mère de l’unique fils, tu l’as suivi, le suis et le suivras… jusqu’à la mort… ». Il y a même l’évocation de la « taverne désirée qui allégeait le fardeau des épuisants remords ! », et le dérisoire appel : « Ô invocation à Dionysos consolateur ! ». Le commentaire s’achève comme il s'ouvrait, sur la « puissance néronienne emportée par le Destin », cet « orage déchaîné sur Rome ».

Une didascalie fait la transition avec le tableau suivant : « (L’orage déchaîné s’estompe en une muette, tragique attente.) ».

Second tableau [14’53’’] : Une chambre sordide dans la cabane de Faonte.

Les premières paroles, vraiment réalistes, appartiennent à Nerone : « Faonte, ta maison suburbaine / Est très laide. » Épuisé, l'empereur renvoie Faonte sur la route de Rome quérir des nouvelles de la cité. Assoiffé, il refuse l’eau boueuse puisée dans un fossé (!), considère la couche qu’il traite de « terrier » mais s’y étend tout de même, serrant contre lui deux poignards, unique arme de ses fidèles compagnons à qui il les a demandés. En s’endormant, il cite les vers d’Horace :

« L’homme juste et ferme dans ses résolutions,

Ne craint pas la colère de la plèbe ni les foudres

De Jupiter : que le monde s’effondre,

Toujours serein, il défie la mort ! »

Mais dans un insolite mélange de poésie et de réalisme, il les commente ainsi : « Un grand bouffon, ce poète Horace !…

Je voudrais le voir ici, lui qui à Philippes,

Pour mieux fuir jeta son bouclier. »

Le violoncelle accompagne la chute de Nerone dans le sommeil puis l’expression du triste amour et de la constance d’Atte, en un bel épanchement lyrique. Un cauchemar (Galba !) éveille l’empereur tourmenté qui délire ensuite, lançant l’invective « Scostatevi ! » (écartez-vous), telle la mourante Adriana Lecouvreur qui dans une ultime exaltation d’actrice déclare : « Melpomene son’io ! », avant de déclamer quelques vers. Nerone croit voir ses victimes : sa mère, Britannico, Lucano, un rival poète qui croyait (l’insensé !) avoir fait des vers supérieurs aux siens : « Tu chantais, il est vrai / au suprême moment de ta vie…/ Mais que perdais-tu ?… la vie, tandis que moi je perds / Vie et empire, et pourtant je veux chanter…/ Je suis plus fort que toi…va-t-en, et ne ris pas ! »

Faonte survient, porteur de mauvaises nouvelles : le Sénat l’a déclaré « Nemico della patria ! » (écho d’un air célèbre d'Andrea Chénier !), condamnation terrible que Nerone répète, atterré. Il comprend qu’il doit mourir et sa résignation déterminée suscite enfin l'estime d’Atte : « A présent je t’admire…alors que tu parles / Comme il convient à un Romain !… Au destin / Tu souris fièrement comme font les héros, / Et tu meurs ! 

- Tu meurs !… » répète Nerone, les mettant tous à l’épreuve,  «Voilà un sage conseil ; / Mais l’exemple serait plus efficace…/ Et aucun de vous, pour me donner un peu de cœur, / Ne sait frapper le sien ? ».

Atte se saisit alors d’un poignard, s’en frappe la poitrine…  et l’assure que cela ne fait pas mal !  On voit s’approcher des légionnaires et Faonte tente de le responsabiliser : « Tu veux tomber vivant aux mains de tes ennemis ? ». Nerone ramasse le poignard et le pointe sur sa gorge mais s’arrête…il implore l’aide de Faonte qui saisit alors sa main et l’aide à se frapper ! 

Il pousse un long cri (troisième et ultime utilisation des cymbales) et dit :

« Quel grand artiste meurt ! ».

Les légionnaires n’entrent que pour le voir expirer.

Mascagni renonce au coup d’éclat final : quelques accords ponctués de l’orchestre, presque comme un rire étouffé, un coup de timbale et un léger frémissement des violons accompagnent la chute du rideau.

Indications discographiques

L’unique enregistrement de Nerone est dû à l’infatigable maison Bongiovanni de Bologne, spécialisée dans les opéras peu représentés. Elle se trouvait présente au Music Center Vredenburg d'Utrecht, le 16 novembre 1986, où la Radio hollandaise KRO exécutait l’opéra en concert. Parmi une distribution efficace, Georgi Tcholakov épouse avec chaleur et sensibilité le phrasé souvent suave que Mascagni désirait pour son personnage principal. Lynne Strow-Piccolo est une Atte déchirée, mais digne dans son désespoir, tandis que Rosanna Didonè se révèle une fraîche et sensible Egloge. Le « Coro della Radio Televisione Olandese » et le « Radio Symphony Orchestra di Hilversum », pour reprendre les sympathiques indications de la plaquette, étaient placés sous la direction, plus qu'honorable, de Kees Bakels. (Bongiovanni GB 2052/53-2 CD).

Une curiosité à signaler : deux airs enregistrés par rien moins que la créatrice du rôle d’Egloge, Margherita Carosio, et dirigés par Pietro Mascagni en personne !  Autre surprise :  les applaudissements que l’on peut entendre à la fin des airs laissent à penser qu’il s’agit de la création, en 1935 ! On les trouve en compléments glissés par l’ineffable maison M.R.F. (toujours elle !) dans le coffret LP consacré principalement à deux courts opéras de Mascagni : Silvano et Zanetto (MRF-81). Après avoir fait l’éloge des présentations de la firme M.R.F. à propos du Nerone de Boito, on ne peut résister à l’envie de préciser que le coffret comporte trois disques, dont un gratuit ! Il porte, du reste, une étiquette différente. Quant à la raison de ce cadeau, elle réside dans le fait que l’enregistrement principal de Zanetto (Teatro alla Scala) comportait des coupures et que le disque gratuit proposait une exécution, de la RAI, plus complète !

Pour être tout à fait complet, signalons que les compléments comprenaient également l’Intermezzo sinfonico inséré entre les deux tableaux du troisième acte, mais un mystère auréole cette fois les interprètes, qualifiés d'« unidentified conductor e orchestra »  par la plaquette.

Dans le cas où ces commentaires auraient éveillé la curiosité de mascagniens (on dit bien des « donizettiens » !) en herbe, je les invite vivement à se promener en compagnie de Pietro Mascagni sur deux sites qui lui sont consacrés : http://www.pietromascagni.com/default.htm, site officiel, et http://www.mascagni.org/, site créé par un passionné suisse, admirable de précisions enthousiastes, et qui, notamment, passe scrupuleusement en revue reprises et enregistrements des opéras du "Maestro de Livourne".

Yonel Buldrini


[1] Roberto Iovino : Mascagni l’avventuroso dell’opera. Camunia Editrice srl, Milano, 1987.

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