Catherine Scholler

Comment un librettiste décédé dix ans avant la naissance d'un compositeur a t'il pu peser sur la production musicale de ce dernier ?

La question ainsi posée a l'air surprenante, mais c'est tout à fait sérieusement qu'on peut affirmer que Métastase a influencé le style d'écriture de Rossini.

Pour comprendre pourquoi, il convient de remonter à la fondation de l'accademia del Arcadia. Empruntant son nom à l'Arcadie, région de la Grèce symbolisant les vertus de la vie pastorale, l'Académie fut fondée à Rome le 5 octobre 1690 dans le palais romain de Christine de Suède.

Elle réunissait des lettrés et des savants dont l'objectif était la réforme des sciences et des arts, selon des idéaux intellectuels et moraux élevés. De ses idées et de ses travaux découle en particulier à partir de la fin du XVIIème siècle un programme de purification de l'opéra.

Ce programme conduisit à la séparation des genres tragiques et comiques, à la simplification et à la moralisation des intrigues, à la codification de la dramaturgie, et finalement à la naissance de l'opéra seria. Son but était d'ennoblir le genre par l'élimination de la pompe superflue, des excès d'effet scénique et du recours au surnaturel. Le merveilleux est par conséquent définitivement banni. Au nom d'une ferme idéologie, le thème doit être moral, mener au renoncement et à l'accomplissement de soi-même, et procéder à l'édification du spectateur.

Le dénouement du drame doit être naturel, et jamais tragique (ce que l'on appelle le lieto fine, la fin heureuse). En effet, la philosophie sous jacente, typique du siècle des Lumières est que, dans un monde mené par des princes éclairés vers le bonheur universel, le bien triomphe naturellement. Les personnages sont gagnés par la magnanimité, la raison l'emporte sur la passion, les souverains résolvent leur conflit intérieur par la raison d'état.

L'Académie contribua ainsi à faire du livret d'opéra une œuvre littéraire majeure, à forte dimension intellectuelle, et ayant vocation à l'édification spirituelle et morale des spectateurs. Elle forma presque tous les librettistes italiens du XVIIIème siècle.

L'opéra seria va se développer à partir des idées réformatrices de l'Académie de l'Arcadia, principalement grâce aux travaux de Métastase. Des règles sont établies durant les premières décennies du XVIIIème siècle, dont la plupart seront encore en vigueur cent ans plus tard.

Au XIXème siècle, les principes régissant l'opéra seria se sont beaucoup adoucis. Les œuvres continuent à répondre aux canons du genre, mais d'une façon plus souple. Ainsi, la théorie des affettis, à l'origine, était-elle beaucoup plus contraignante : chaque aria se devait d'exprimer un sentiment précis, et différent, répondant précisément à une codification poétique et musicale. Le nombre, l'ordre de succession et le type des arie (air de fureur, de démence, de sentiment, d'imitation, de sommeil…) étaient conventionnellement répartis entre les personnages selon la hiérarchie des chanteurs. L'aria di sortita, comme son nom ne l'indique pas, était l'air d'entrée du chanteur, l'air le plus attendu, celui par lequel il se présentait au public, et à la fin duquel il sortait généralement de scène, d'où son nom ambigu. Au XIXème siècle, ne subsiste plus de la théorie des affetti que la notion : " l'air décrit les sentiments des personnages et le récitatif fait avancer l'action ", qui est plus une règle pratique qu'une convention. L'aria da capo est définitivement supprimée.

De la même façon, les compositeurs ont pris l'habitude de prendre ce qu'ils estiment le meilleur dans l'opéra buffa : la multiplication des ensembles, particulièrement dans les finales, le souci de la continuité et de la fluidité dramatico-musicale.

De leur coté les librettistes tentent, avec plus ou moins de bonheur, de renouveler les sujets.

Il subsiste néanmoins deux règles strictes de l'opéra seria qu'on ne peut en aucun cas transgresser.

La première règle concerne le mélange des genres. Jamais plus, ou tout du moins extrêmement rarement, un librettiste ou un compositeur n'introduira d'éléments bouffes dans un drame. Ce que l'on nomme opéra semiseria n'est un rien ce genre composite, mais plutôt un opéra écrit sur un sujet larmoyant, dans lequel est organisé le sauvetage de la frêle et vertueuse héroïne. Les archétypes du genre sont la gazza ladra de Rossini et Linda di Chamounix de Donizetti.

La deuxième règle concerne la fin heureuse. Le siècle des lumières est bien loin, et ce n'est plus pour des raisons morales, mais par convention, et au nom du bon goût, que la violence et la mort ne sont pas montrées. Certains le tentent, pourtant : en 1792 Calzabigi et Paisiello donnent avec Elfrida le premier opéra seria ayant une fin tragique, et qui plus est, non morale (la mort de l'héroïne vertueuse). Ils nomment l'œuvre tragedia seria.

On parle quelquefois de réforme à propos des conceptions lyriques de Rossini. Ses innovations ne furent pourtant pas toujours les bienvenues, et certaines entraînèrent même la réécriture d'une partie de l'ouvrage, voire son retrait de l'affiche.

Avant son engagement à Naples, entre 1806 et 1814, Rossini composa cinq opéras serie. Par coïncidence, alors que Métastase écrivit son premier poème à 14 ans (Giustino, 1712), Rossini composa son premier opéra au même âge (Demetrio e Polibio 1806). De celui-ci et de trois autres, Ciro in Babilonia (1812), Aureliano in Palmira (1813) et Sigismondo (1814), on peut dire qu'ils suivent à la lettre les canons métastasiens : sujet historique, fin heureuse, et même morale, magnifiant la bonté du souverain éclairé, morceaux fermés entrecoupés de récitatifs secs, plus rarement de récitatifs accompagnés. On trouve quelques chœurs, des arie avec interventions chorales ou parfois de personnages secondaires, quelques ensembles, principalement des duos. Rien de bien révolutionnaire, donc.

Un opéra se détache nettement de cette production, et pas seulement d'un point de vue musical : il s'agit de Tancredi. Cette œuvre, créée le 6 février 1813 à la Fenice de Venise, dont le sujet est tiré d'une tragédie de Voltaire montée en 1760, qui se termine par la mort du héros, établira définitivement la célébrité de Rossini. Le livret, écrit par Gaetano Rossi, s'achève de façon heureuse, sous un déluge de " felicita, felicita ! ".

En mars eut lieu une reprise à Ferrare, où Rossini rencontra l'écrivain Luigi Lecchi, grande figure littéraire de son époque. On ne sait pas lequel des deux eut l'idée de rétablir la fin tragique imaginée par Voltaire. Si le héros meurt à la fin de l'opéra, il le fait toutefois sans violence, " en douceur " sur un très léger accompagnement de cordes, et la bataille et la blessure fatale ont lieu en coulisses.

Mais il était encore trop tôt, et le dénouement tragique déplut au public de Ferrare. La fin heureuse fut donc rétablie pour toutes les reprises ultérieures, à tel point que le manuscrit de la fin tragique disparut, et ne fut retrouvé par miracle que dans les années 1970.

Une deuxième période, de 1815 à 1822, concerne l'installation de Rossini à Naples. C'est là qu'il va écrire ses partitions les plus novatrices : abandon du récitatif sec, développement d'ensembles musicaux complexes articulant plusieurs numéros, voire un acte entier, au détriment des arie, limitation de l'ornementation, participation orchestrale et chorale plus importante. Paradoxalement, il semble beaucoup plus timoré dans l'introduction des fins tragiques que dans les innovations musicales. Sur neuf opéras, trois seulement se terminent par la mort de l'un des personnages principaux.

En 1816, la fin tragique d'Otello parvint à s'imposer auprès du public napolitain, très cultivé musicalement. Pourtant, on y montre sur la scène l'assassinat de Desdemona et le suicide d'Otello, mais il y avait la caution de Shakespeare, et puis le sujet des amants dont l'amour est brisé par un père abusif était courant à l'époque. Toutefois, une fin heureuse dut être réécrite pour les reprises dans d'autres villes, qui intéressa si peu Rossini, qu'il la composa avec des extraits tirés d'autres œuvres. Otello se rendant compte de son erreur, chante avec Desdemona le duo d'amour d'Armida " amor possente nome ". Le père de Desdemona découvre la traîtrise de Iago et consent au mariage des héros.

Bien plus triste est le cas d'Ermione (1819), retirée de l'affiche après deux représentations seulement. Il faut dire que Rossini et son librettiste avaient imaginé un drame baignant dans une atmosphère perpétuelle de violence. A la dernière scène, Oreste surgit armé d'un poignard et couvert de sang. Il a beau expliquer qu'un moment où il allait frapper Pyrrhus, la foule en colère l'a devancé et a lapidé son roi, le spectateur ne croit pas une minute à son innocence. Il y a eu violence, meurtre, régicide de surcroît, et aucun des personnages principaux n'est sauvé. De quoi faire se retourner Métastase dans sa tombe ! Ajoutez à cela une série d'innovations musicales qui sont presque de la provocation, et on comprendra aisément pourquoi l'œuvre déplut tellement.

Le dernier opéra seria à fin tragique écrit par Rossini, en 1820, est Maometto secondo, dans lequel l'héroïne, Anna, se poignarde. L'atmosphère dans laquelle baigne l'œuvre n'a pas la violence d'Ermione, mais il y règne une ambiance guerrière, patriotique et désespérée qui ne trouva pas non plus son public à Naples. L'œuvre fut un demi-succès, et la fin dut être réécrite pour les reprises dans d'autres villes. La désinvolture avec laquelle Rossini traita la chose prouve encore son désintérêt total : il décida de changer l'histoire de la Vénétie en faisant perdre la guerre aux turcs, et fit chanter à Anna le rondo final de la donna del lago, véritable archétype de la fin heureuse.

Pendant qu'il était à Naples, Rossini écrivit deux opéras serie pour d'autres villes : Adelaïde di Borgogna pour Rome en 1817 et Bianca e Falliero pour Milan en 1819. Il est significatif de constater que pour l'occasion il revient en arrière, non seulement du point de vue dramaturgique, car les fins de ces opéras sont heureuses, mais aussi du point de vue musical, car il réintroduit le récitatif sec, et fait la part belle aux morceaux fermés et au chant orné.

Pour toutes choses, il faut un commencement et une fin, un créateur et un fossoyeur : Métastase jeta les bases de l'opéra seria et lui permit presque deux siècles d'une longue et heureuse vie. A bout de souffle, ce genre fut si bien rénové par Rossini qu'il muta en opéra romantique, ou en grand opéra à la française. Avant sa disparition définitive toutefois, Rossini composa l'archétype de l'opéra seria, tel que même au temps de son apogée aucun compositeur n'en écrivit : il donna Semiramide en 1823 à Venise, " l'image idéale de quelque chose qui n'avait jamais existé " (Philip Gossett).

L'histoire se répétant indéfiniment, tout comme son premier chef d'œuvre serio Tancredi, le dernier, Semiramide, fut créé à la Fenice de Venise sur un livret également tiré d'un drame de Voltaire. Le sujet est résolument historique, métastasien pour tout dire, et nous parle de souverains et de raison d'état. Une grande importance a été accordée aux morceaux fermés, quasiment abandonnés par Rossini dans ses derniers opéras napolitains, quatre duos et surtout six airs, et dans ces arie, on retrouve des codifications dignes d'un autre temps : un air de folie pour la basse Assur, une aria di sortita pour Semiramide et Arsace…

Le jeune héros accompli certes un matricide, mais de façon tout à fait involontaire, punit les méchants, se réalise dans la douleur et devient le souverain éclairé de son royaume, prêt à conduire son peuple vers le bonheur.

C'est ainsi que la boucle se boucla, et que le plus métastasien des opéras serie fut aussi le dernier.

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