L E   T E N O R
un dossier proposé par Jean-Christophe Henry 
 
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La voix de ténor
par Bernard Schreuders

Introduction

1. Des mots et des catégories

2. Du ténoriste au ténor

3. Du heldentenor au tenorino



 

La voix de ténor


1. Des mots et des catégories
"(...) la connaissance de la valeur exacte des mots est
peut-être la clé la plus importante de toutes les sciences.
Aucune d'entre elles n'a une nomenclature aussi vicieuse
que celle de la musique."

Framery, préface aux tomes 
consacrés à la musique dans L'encyclopédie méthodique (1791).

 Nous connaissons tous des chanteurs qui échappent aux catégories : celles-ci ont leur utilité, mais elles sont incapables de rendre compte de la diversité des voix. D'abord, les tessitures vocales - l'étendue que la voix couvre avec le plus de facilité - se chevauchent partiellement et c'est avant tout l'étendu totale (l'ambitus) ainsi que le timbre qui permettent de différencier un ténor d'un baryton. Par ailleurs, certaines voix recouvrent parfaitement deux tessitures : le mezzo et le soprano, par exemple ; d'autres se situent entre deux tessitures, comme le baryton-basse ; il en est aussi qui ont la tessiture du soprano et le timbre, les couleurs du mezzo, etc. De toute façon, le timbre ou plus globalement le grain d'une voix, sa corporalité ("le corps dans la voix qui chante" disait Roland Barthes), sont façonnés par notre subjectivité, à grands renforts d'épithètes et de métaphores et leur perception est trop complexe pour que nous les enfermions dans des catégories définitives. Il va sans dire que la prudence s'impose davantage encore lorsque nous abordons le passé.

La classification des voix et la tessiture des chanteurs, la technique vocale demeurent largement étrangères aux préoccupations des XVII et XVIIIème siècles. D'ailleurs, les voix médianes - le baryton et le mezzo-soprano - ne seront identifiées et prises en compte que dans le dernier quart du XVIIIème siècle (1). C'est la prononciation, la pureté de l'intonation (V. haute-contre) et l'art des ornements qui priment dans les traités de chant et les commentaires de l'époque. 

Autant dire qu'il est parfois difficile, voire impossible, de déterminer la catégorie vocale d'un interprète mort il y a trois siècles. La partition et la catégorie dans laquelle le chanteur est rangé ne suffisent pas. Prenons le rôle-titre de l'Orfeo de Monteverdi : même en tenant compte de la variabilité du diapason à l'époque de Monteverdi, le rôle peut être chanté par un ténor ou par un baryton, comme dans la dernière production de la Monnaie, où Carlo Allemano (ténor) alternait avec Simon Keenlyside (baryton). Le créateur du rôle, Francesco Rasi était appelé "ténor" à l'époque, mais quelle réalité recouvrait exactement ce mot ? Ses contemporains, le mécène et musicographe Vincenzo Giustiniani (Discorso sopra la musica) et le compositeur Severo Bonini (Discorse e regole), louaient la facilité avec laquelle le chanteur réalisait des ornements et des diminutions brillantes tant dans le registre du ténor que dans celui de la basse. A tessiture égale, ne pouvait-il pas être aussi bien un baryton léger qu'un ténor grave ? Au XVIIème siècle, les tessitures de la plupart des rôles d'opéra étaient réduites. Ainsi les rôles de soprano n'excédaient pratiquement jamais le sol 4, ils peuvent donc être chantés par un soprano ou un mezzo-soprano ; mais qui les chantait, à l'époque ?


2. Du tenoriste au ténor

La terminologie vocale trouve son origine, bien avant les débuts de l'opéra, dans le développement de la polyphonie. Ce n'est que par glissements successifs que les mots taille et haute-contre, abandonnés tardivement au profit du mot ténor , finiront par désigner la voix d'homme aigüe et le chanteur qui la possède.

Au début du XIIIème siècle, Johannes de Garlandia (De mensurabili musica), distingue les deux lignes de la polyphonie : le primus cantus et le secundus cantus, la première étant appelée tenor, littéralement "celle qui porte", qui soutient le contrepoint et à laquelle est confié le "cantus firmus". Le terme tenor, qui ne désigne encore qu'une fonction, devient en français la teneur (1373).

A la fin du XIVème et au début du XVème siècles, les compositeurs prennent l'habitude d'ajouter une troisième partie, "contre", c'est-à-dire à côté du tenor, le contra-tenor ( contre-teneur ), qui évolue dans la même tessiture que le tenor.

Dans la seconde moitié du XVème siècle, le développement d'une écriture à quatre voix provoque la subdivision du contra-tenor, dont la tessiture ne se confond plus avec celle du tenor : le contra-tenor bassus est désormais la partie la plus grave de la polyphonie tandis que le contra-tenor altus (V. haute-contre) oscille entre la tessiture du tenor et une tessiture plus aigüe, qui deviendra celle du (contr)alto, de la haute-contre, du countertenor ou de l'alt(us) allemand. C'est à cette époque que le mot tenor et son doublon français, teneur, en viennent à désigner unetessiture plus ou moins précise.

Durant le XVème siècle, l'interprète virtuose des parties de tenor et de "contratenor" est appelé tenoriste (tenorista en italien). Avec la généralisation de l'écriture à quatre voix, le vocabulaire se précise : tenorista basso, controriste, concurrencé par contro alto (issu de contro-tenore alto), etc. En italien, le vocable tenoriste tend à disparaître, remplacé par tenore. La forme ténor est bien sûr un calque de l'italien (1444), employé d'abord au sens de "concert", d'"harmonie", puis pour désigner la partie de la polyphonie et la tessiture qui lui correspond. Cependant, son emploi est rare et il est rapidement supplanté par le mot taille - Richelet (Dictionnaire de la langue française, 1680) le considère même comme vieux ! Ce n'est qu'à la fin du XVIIIème siècle et surtout dans la première moitié du XIXème siècle que son usage se répandra et qu'il éclipsera, à son tour, le mot taille. La teneur est, elle aussi, rapidement concurrencée par la taille et tombe en désuétude au XVIIème siècle. C'est au gré d'une évolution assez mystérieuse, que le terme taille est devenu synonyme de teneur au début du XVIème siècle. Son emploi, dans cette acception, se généralise aux XVIIème et XVIIIème siècles, et, par métonymie, le mot en arrive à désigner l'instrument ou la voix qui évolue dans cette tessiture.

Alors que la taille, parfois qualifiée de "naturelle", désigne un ténor plutôt grave (mi2-fa/sol3), la haute-taille est tantôt synonyme de haute-contre, c'est-à-dire de ténor aigu, par opposition à la taille, tantôt synonyme de taille, lorsqu'elle s'oppose à la basse-taille, tout comme la haute-contre s'oppose à la basse-contre. La musique française distingue deux variétés de basse : la basse-taille tout d'abord, définie par Rousseau comme "la partie [qui] tient le milieu entre la taille et la basse", équivalent, selon Brossard, de concordant et de l'italien baritono et qui correspond à la basse chantante (proche du baryton-basse en tessiture) ou au baryton. La basse-contre désigne, sans équivoque possible, la basse profonde, la plus grave des parties dans la polyphonie, celle qui côtoie les contre-basses à la Chapelle Royale.


3. Du heldentenor au tenorino
"Et il se trouve que c'est le jeune homme du printemps dernier, 
un peu grandi, et de qui l'organe de ténorino a mué dans ce 
court intervalle en un velouté, clair et chaud baryton."
Verlaine

 
 

L'émergence du terme ténor à la fin du XVIIIème siècle ne laissait guère présager l'inflation d'épithètes et de nuances dont la langue allait s'enrichir - ou s'encombrer - durant le XIXème siècle ! L'internationalisation du monde de l'opéra et la diversification des styles vont motiver l'élaboration d'une véritable typologie des voix. Les chanteurs vont se classer selon leurs dispositions vocales et dramatiques, propres à rencontrer les exigences de certains rôles plutôt que d'autres.

Préparé par l'opera buffa et consacré par le romantisme, l'avènement du héros ténorisant est implacable. Rossini et Bellini font leur deuil du belcanto et de ses plus brillants représentants, les castrats. Le ténor, nouveau divo, triomphe sans partage - ou presque - sur toutes les scènes du monde. Une terminologie sophistiquée, parfois confuse et d'ailleurs âprement controversée, rend compte de la multitude des emplois et de la variété des styles d'écriture dévolus au ténor. Aucune classification ne fait vraiment l'unanimité, pas plus au XIXème siècle qu'aujourd'hui ; certains ne seront pas d'accord avec une définition, d'autres avec un exemple, c'est inévitable, seule la subjectivité y trouvera son compte. Les mots ont leur importance, mais l'essentiel, à mon avis, réside ailleurs : dans l'adéquation - ou plus exactement dans la manière dont chacun percevra l'adéquation - stylistique, dramatique et musicale entre un interprète et un rôle, dans la qualité de sa performance. Les définitions qui suivent sont à prendre comme autant de propositions, elles n'ont pas d'autre prétention et je ne me risquerais pas à donner des exemples de chanteurs contemporains afin de les illustrer. Libre à vous d'étiqueter vos chanteurs préférés...

La première catégorie est la plus touffue (accrochez-vous !) : le ténor léger, le plus aigu des ténors, alliant souplesse et clarté, peut avoir une certaine puissance (Gerald dans Lakmé), il est proche du tenore di grazia, variante du ténor lyrique dans les opéras de Rossini et de ses contemporains (Lindoro dans L'Italienne à Alger, Percy dans Anna Bolena) et dont le ténor bouffe n'est qu'un emploi particulier, très exigeant quant au jeu scénique, mais pas nécessairement comique (Mime dans Siegfried, Goro dans Madama Butterfly), contrairement au ténor trial (du nom d'un chanteur d'opéra-comique), ténor nasal et à la projection réduite utilisé dans l'opéra français (Cochenille, Frantz dans Les Contes d'Hoffmann, Schmidt dans Werther), enfin le ténor (contr)altino est la forme la plus rare du ténor léger, puisqu'il atteint des notes extrêmement aigües sans recourir au fausset (paradoxalement, l'Astrologue du Coq d'Or de Rimsky-Korsakov, est souvent cité comme exemple alors que le compositeur requiert le fausset !), mais le terme était aussi utilisé pour décrire la voix très étendue de Giovanni Davide, ténor rossinien qui montait, en fausset, jusqu'au contre-fa et même jusqu'au contre-si bémol (si b 4).

Le ténor lyrique est doté d'un timbre plus riche que le ténor léger et d'une voix plus puissante, mais ses rôles privilégient encore la beauté de la ligne de chant plutôt que la vérité dramatique (Almaviva dans Il Barbiere di Siviglia, Alfredo dans La Traviata, Werther), le ténor de demi-caractère (di mezzo carattere) occupant une position intermédiaire entre le ténor léger et le ténor lyrique. Le ténor lirico-spinto (Le Duc dans Rigoletto, Rodolfo dans La Bohême), que d'aucuns appellent aussi ténor lyrique-dramatique, possède une voix essentiellement lyrique, mais large, puissante et incisive surtout dans les climax dramatiques (Don Alvaro dans La Forza del destino) ; le fort-ténor, ténor dramatique, ténor noble ou encore tenore di forza, plus puissant que le ténor lyrique, mais moins barytonant que le ténor héroïque, est requis pour les rôles les plus dramatiques de Donizetti et ceux du grand opéra français, certains l'apparentent aussi au lirico-spinto. Le plus ample et le plus puissant des ténors, le ténor héroïque (Samson), appelé aussi ténor robusto (Manrico, Otello de Verdi) et dont l'équivalent allemand est le Heldentenor wagnérien (Tristan, Siegfried), se caractérise par la plénitude, la rondeur et l'égalité du timbre, jusque dans l'aigu. Enfin les Italiens désignent par le terme baritenore ("ténor lourd"), un type de ténor grave dont la tessiture ne dépasse généralement pas le la 3, il se rencontre chez Rossini (Otello et Iago dans Otello) et chez Mayr. Diminutif de tenore, tenorino désigne un ténor très léger ou, péjorativement, une voix de ténor léger, faible et détimbrée, autrement dit un filet de voix !

Bernard Schreuders

Notes

1. Toutefois, en distinguant la basse-taille (appelée aussi concordant dans la musique sacrée du XVIIème siècle) de la basse-contre, plus grave, les Français semblent avoir déjà identifié la voix de baryton. 

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