TANCREDI
un dossier proposé par Catherine Scholler
 
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La Sicile, inspiratrice d'opéra

par Catherine Scholler


Le touriste en villégiature en Sicile n'a pas pu manquer l'opera dei pupi, spectacle de marionnettes de métal et de bois, dont les histoires ressemblent à une chanson de geste et comportent de nombreuses batailles à l'épée. Il aura aussi probablement remarqué que certains de ces pupi sont barbus et vêtus de couleur sombre, tandis que d'autres sont blonds et habillés de couleur claire, voire du rose le plus tendre. S'il a posé la question, on lui aura expliqué que les sombres sont les Sarrasins et les clairs les Normands, et que tous ont un nom : Orlando, Accolagio... Ce touriste se sera alors vaguement demandé ce qu'un chevalier normand pouvait bien faire en Sicile, sans que son italien appris dans une méthode rapide lui soit d'aucune aide pour se le faire expliquer.

Idem pour l'amateur de théâtre ou le mélomane. Le Tancrède de Voltaire aussi bien que le Tancredi de Gaetano Rossi nous montrent, sans vraiment en expliquer les tenants et les aboutissants, deux clans rivaux, celui d'Argirio et celui d'Orbazzano, se réconciliant par un mariage, une armée de Sarrasins prête à l'invasion, un prince normand, Tancrède, exilé à Byzance et spolié de ses biens par Orbazzano... Il y a de quoi rester perplexe devant un tel alignement de conflits et de nationalités !

Pour éclaircir tout cela, il faut se plonger dans l'histoire de la Sicile, qui est une longue liste de conquêtes : Phéniciens, Grecs, Romains, Vandales, Byzantins, Sarrasins, Normands, Souabes, Angevins, Espagnols, la liste des peuples qui s'y succédèrent est longue. Véritable plaque tournante, carrefour entre l'Orient et l'Occident, la position géographique privilégiée de l'île et la fertilité de ses terres attirèrent les convoitises de nombreux envahisseurs. Tous y apportèrent leur propre civilisation, qui, loin de s'annihiler les unes les autres, se combinèrent pour former un art et une culture originale.

Les premiers habitants de la Sicile furent les Sicanes, population d'origine ibérique, qui arrivèrent probablement depuis l'extrémité sud de l'Italie. Au cours du XIIIe siècle avant JC, se produisit la première invasion par les Sicules, peuple indo-européen, venus des côtes calabraises. Les Sicules refoulèrent les Sicanes vers l'ouest, et s'emparèrent des terres plus fertiles de l'est et du sud. C'est aux Sicules que l'île doit son nom.

Au milieu du VIIIe siècle avant JC, commença la colonisation de la Sicile à la fois par les Phéniciens de Carthage et les Grecs. Les Phéniciens, qui avaient des visées strictement commerciales, installèrent des comptoirs sur les côtes occidentales de l'île. Les Grecs, qui envahirent la côte orientale, créèrent des colonies de peuplement afin de tirer profit des riches terres siciliennes. Les villes grecques de Sicile, très prospères, étaient soumises à l'autorité de "tyrans" : Phalaris à Agrigente et Gélon à Syracuse. La tyrannie la plus puissante fut celle de Syracuse qui petit à petit soumit toutes les autres villes.

Les VIe et Ve siècles avant JC virent le développement d'une civilisation florissante. En 480, les Syracusains alliés aux Agrigentins repoussèrent les tentatives d'invasion des Carthaginois, vaincus finalement à Himère. Alors à son apogée, Syracuse, surnommée "l'Athènes de l'Occident", devint la rivale de l'Athènes de Périclès, à peine sortie de la guerre contre Sparte, qui ne parvint pas à réduire la puissance de Syracuse ; en 413, l'armée athénienne fut anéantie par celle des Syracusains.

Dès 408, les Carthaginois cherchèrent de nouveau à occuper l'île. Leur armée, décimée par la peste, ne put s'emparer de Syracuse, mais la Sicile fut divisée en deux : l'est syracusain, et l'ouest carthaginois. Les hostilités entre Syracuse et Carthage se poursuivirent, jusqu'à ce que la conquête romaine mît fin au conflit. La domination romaine marqua l'expulsion définitive des Carthaginois et la soumission totale de la Sicile lors de la prise de Syracuse en 212 avant JC.

Les invasions germaniques qui virent la fin de l'Empire romain ont également atteint la Sicile. En 468, l'île fut envahie par les Vandales, puis par les Ostrogoths en 491. En 535, ce fut le tour des Byzantins : la Sicile devint byzantine pour trois siècles.

A partir de 827, les Sarrasins entreprirent la conquête de la Sicile à partir de la Tunisie. Mais la présence musulmane dans cette île, pont entre l'Afrique et l'Europe, déplaisait au monde occidental : le pape promit à Robert de Guiscard, chevalier normand installé comme beaucoup d'autres en Italie du sud, la souveraineté sur la Sicile s'il parvenait à en chasser les infidèles.

Qui étaient ces chevaliers normands d'Italie ? Pour la plupart, il s'agissait d'une nouvelle classe sociale provenant de la généralisation du droit d'aînesse qui commençait à s'imposer dans le système de succession des Francs au début du XIe siècle et qui interdisait aux fils cadets d'hériter des biens de leur père. C'étaient de jeunes hommes instruits dans l'art des armes, désireux de se forger un patrimoine qui leur soit propre et qui se louaient comme mercenaires. 

Parmi ces chevaliers, se trouvait Robert, dit "le Guiscard" (le rusé), né aux environs de 1015, d'un second lit de Tancrède de Hauteville, petit seigneur du Cotentin. Il accompagna son demi-frère Dreux dans ses combats contre les Byzantins en Calabre, puis se livra au brigandage pur et simple. Il acheva, pour son propre compte, la conquête de la Calabre par la prise de Reggio en 1061. Il fut alors proclamé duc. C'est en son nom que son frère Roger de Hauteville conquit la Sicile : il débarqua à Messine en 1061, s'empara de Catane en 1071 et de Palerme l'année suivante. La conquête s'acheva en 1091 par la prise de Noto, la dernière place forte musulmane. 

En 1096, Bohémond de Tarente, fils de Robert, partit pour la première croisade. Sur la route de Jérusalem, aidé de son neveu Tancrède, il prit Antioche et fonda un état croisé dont il se proclama prince. Bohémond capturé par les Turcs en 1100, Tancrède assuma la régence. Cela n'a rien à voir avec la Sicile, mais bien avec l'opéra, car ce Tancrède-là est celui de la Gerusalemme liberata du Tasse et, partant, le Tancrède de Campra, et celui d'Il Combattimento di Tancredi e Clorinda de Monteverdi.

Mais retournons en Sicile. À la mort de Robert Guiscard, l'île fut érigée en comté sous Roger Ier "le Grand Comte" puis Roger II, son fils. En 1130, on proclama le royaume de Sicile et le jour de Noël fut couronné son premier roi, Roger II de Hauteville, le fameux roi Roger de Szymanowski. Les rois normands, gouvernant avec tolérance, adoptèrent une manière de vivre inspirée de l'Orient sans toutefois renier leurs origines chrétiennes. Ils respectèrent les pratiques de l'islam et s'entourèrent de conseillers grecs, arabes, lombards, siciliens, ce qui favorisa l'épanouissement d'une société composite.

Roger II mourut en 1154. Le plus jeune de ses fils, Guillaume Ier, dit le Mauvais, lui succéda sur le trône jusqu'en 1166. La succession de Guillaume Ier fut assurée par son fils cadet Guillaume II, dit "le Bon", sous tutelle de sa mère, Marguerite de Navarre. En 1189, à la mort de Guillaume II, qui ne laissait pas d'héritier, deux prétendants se disputèrent la couronne de Sicile : Tancrède comte de Lecce, enfant illégitime d'un fils de Roger II, et Henri VI, mari de Constance de Hauteville, fille de Roger II. Tancrède fut élu roi de Sicile et reconnu par le pape Clément III. Son règne s'acheva en 1194 quand cet ultime souverain de la dynastie des Hauteville mourut en laissant un fils mineur, Guillaume III, qui fut fait prisonnier par Henri VI et retenu en Allemagne.

Si on reprend la pièce de Voltaire, on s'aperçoit que celui-ci a situé son action en 1005, ce qui paraît difficile, car Robert Guiscard n'était pas même encore né et il n'y avait donc pas de Normands en Sicile. En revanche, ce Tancrède de Lecce, qui n'a jamais été exilé à Byzance, apparaît un peu trop tardivement pour être le héros de Voltaire, car sous son règne, il n'y avait plus de Sarrasins en Sicile depuis déjà un siècle. On en est donc réduit à penser que le Tancrède voltairien était un vassal de Robert Guiscard dans les années 1060-1090, et qu'il n'avait aucun lien familial avec les Hauteville. Les Tancredi monteverdien et rossinien ne sont même pas cousins !

Autre petit clin d'oeil à l'opéra : les trois plus importants souverains d'Occident, l'empereur germanique Frédéric Ier, le roi de France Philippe Auguste et le roi d'Angleterre Richard Coeur de Lion prirent part à la troisième croisade, de 1190 à 1194. Pendant leur voyage, ils firent étape en Sicile, où régnait Tancrède de Lecce. Un conflit éclata entre ce dernier et le roi Richard, qui l'insulta et le menaça dans Messine même. Tancrède ne parvint à se débarrasser de ce redoutable adversaire qu'en le payant un bon prix. Plus tard, à son retour de Terre Sainte, Richard fit naufrage en Istrie ; il se rendit à Vienne, où Léopold d'Autriche le fit prisonnier et le livra à Henri VI, rival politique de Tancrède de Lecce... Grétry nous raconte sa délivrance (romancée) dans Richard Coeur de Lion.

Et ceci encore : un autre chevalier normand d'opéra s'était installé en Sicile, Robert le diable, de Meyerbeer.

À la mort de Tancrède de Lecce en 1194, Henri VI dut la couronne de Sicile à son mariage avec l'arrière-petite-fille de Robert Guiscard, Constance de Hauteville. Or c'était un Hohenstaufen, un roi allemand : à la dynastie normande se substituait une dynastie souabe. 

À la mort d'Henri VI, eut lieu en Allemagne une double élection : certains princes élirent roi le gibelin Philippe de Souabe, tandis que les autres choisirent le guelfe Otton IV de Brunswick. Les mots "guelfe" et "gibelins" sont enfin lâchés : même s'ils semblent échappés d'un roman de Tolkien, ils recouvrent une réalité sanglante et sont en fait des noms allemands italiano-francisés. 

Les guelfes étaient en fait des Welf bavarois. Les gibelins étaient des Waiblingen, du nom d'un château qui appartenait à l'empereur Conrad III de Hohenstaufen, élu en 1138, face à Henri X de Bavière, un Welf. L'Allemagne se scinda alors en deux camps. 

Un autre pouvoir, politique autant que spirituel, était tout aussi puissant que celui des empereurs germaniques, celui du pape, qui redoutait la domination allemande. La grande querelle allemande avait très vite passé les Alpes : pour s'opposer aux gibelins, les guelfes s'étaient tournés vers le pape. C'est pour cette raison que Clément III avait naguère appuyé Tancrède de Lecce face à Henri VI.

Le temps passant, on se soucia de moins en moins, et surtout en Italie, du problème des origines ; on se déclarait guelfe ou gibelin selon ses rivalités et le conflit s'étendait en fonction des alliances conclues. Si le voisin jalousé était guelfe, on se déclarait aussitôt gibelin, en oubliant au passage qu'il s'agissait d'être partisan de l'empereur germanique. Celui-ci d'ailleurs, ainsi que le pape, pour conserver leur puissance, attisaient le feu, chacun de leur coté. Dans les petits fiefs italiens, les règlements de comptes se multipliaient au nom de l'un ou de l'autre, pour des raisons qui tenaient plus à des rivalités de voisinage qu'à des choix politiques. Les Capulets et les Montaigus, ceux du Roméo et Juliette de Gounod, mais plus encore ceux des Capuleti e Montecchi de Bellini sont de ceux-ci. Quelques dizaines d'années auparavant, les familles d'Argirio et d'Orbazzano du Tancredi de Rossini se seraient déclarées de l'un ou l'autre camp.

Car l'incendie parti d'Allemagne et qui ravagea l'Italie s'étendit également à la Sicile : après la mort d'Henri VI, sa veuve, Constance de Hauteville, reconnut la suzeraineté du pape Innocent III avec lequel elle conclut un accord, renonçant à l'empire pour son fils Frédéric. Ayant confié au pape l'éducation de l'enfant, elle mourut peu après. Les deux premières décennies du treizième siècle furent marquées par une grande instabilité et une période d'anarchie dans le royaume jusqu'en 1220, quand Frédéric II promettant au pape et aux barons siciliens de ne jamais réunir les couronnes d'Allemagne et de Sicile, et s'engageant solennellement à organiser une croisade pour reconquérir Jérusalem, ceignit la couronne. Il régna sur l'Allemagne et la Sicile jusqu'en 1250.

A la mort de Frédéric II, la papauté proposa le royaume à tous les princes étrangers imaginables, sauf aux partisans des Hohenstaufen. Le fils et héritier de Frédéric II, Conrad IV, s'établit en Allemagne en laissant la garde du royaume de Sicile à son demi-frère Manfred, malgré l'opposition formelle du Saint Siège, qui demanda alors au roi de France d'envoyer une expédition contre les gibelins italiens, et en particulier contre Manfred. En 1266, Charles d'Anjou, frère de Saint Louis, descendit en Italie du Sud et battit Manfred à Bénévent. La Sicile ouvrait ses portes aux conquérants angevins.

En 1282, se situe un nouvel épisode opératique de l'histoire de la Sicile : par leurs violences, leur fiscalité abusive et leurs spoliations en faveur des nobles français, les Angevins s'attirèrent la haine du peuple sicilien. Le lundi de Pâques 1282, une émeute éclata à Palerme, la population s'en prit aux Français installés dans la ville par le roi Charles Ier d'Anjou. Le massacre de la garnison française débuta au moment des Vêpres et les émeutes, encouragées par l'empereur byzantin Michel VIII Paléologue et par le roi Pierre III d'Aragon, s'étendirent sur deux jours, les 30 et 31 mars.

L'événement resta dans l'Histoire sous le nom de Vêpres Siciliennes, celles de Verdi bien sûr.
L'insurrection se poursuivit dans toute la Sicile jusqu'au 28 avril et marqua la fin de la domination angevine sur l'île. Charles d'Anjou dut abandonner l'île qui passa à la maison d'Aragon. 
La Sicile fut rattachée à la couronne espagnole, désormais l'île était gouvernée par des vice-rois nommés par Madrid. Dès 1487, l'Inquisition se mit en place.

À la suite des guerres de succession espagnole et polonaise, l'île passa à la maison de Savoie, qui l'échangea en 1718 contre la Sardaigne ; elle devint la possession de l'Autriche avant d'échoir aux Bourbons de Naples (1734-1860).

La Sicile ne fut rattachée à l'Italie qu'en 1860, sous l'impulsion de Garibaldi, qui débarqua à Marsala avec ses chemises rouges. Désormais, place à Cavalleria Rusticana.
 
 

Catherine Scholler
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