Vincenzo Bellini: 
Quatrième époque 1830-1832

 Vincenzo Bellini
un dossier proposé par Yonel Buldrini

 
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Vincenzo Bellini: 
Quatrième époque 1830-1832


Photo - le jeune Bellini


Un mal prémonitoire ?

Auréolé du triomphe de I Capuleti e i Montecchi au Gran Teatro La Fenice de Venise, Vincenzo Bellini s’en revenait à Milan, son port d’attache en quelque sorte. C’est là qu’il fut frappé par la maladie, une « terrible fièvre inflammatoire gastro-biliaire », selon ses termes. Certains biographes l’ont imputée à la tension extrême que Bellini connut autour de la préparation de son dernier opéra, sur lequel il travaillait « dix heures de suite le matin et quatre autres heures le soir » ! ! Maria Rosaria Adamo n’y va pas par quatre chemins, déclarant : « l’organisme avait montré son point faible : l’altération des fonctions intestinales, en réponse à des sollicitations nerveuses d’une grande intensité ». La tension nerveuse atteignait son paroxysme lors de la création d’un opéra, et lorsque le succès la faisait retomber, c’était l’homme qui s’effondrait ! et M. R. Adamo illustre son propos, rappelant les « pleurs convulsifs » de la création de Il Pirata et le quasi évanouissement de La Straniera. Enfin, la biographe conclut « ce sera la même chose , lorsque le retour du mal le conduira à la mort. » Tout cela est fort possible car malgré le mystère entourant la terrible fin prématurée du Génie, les organes responsables sont ceux-là... mais n’anticipons pas sur la cinquième et dernier volet de cet hommage, déjà suffisamment triste...

La crise éclate le 21 mai 1830 et le 1er juillet, le pauvre Vincenzo est toujours convalescent, comme il l’écrit de Moltrasio, sur le Lac de Côme, disant de sa maladie qu’« elle pouvait être la dernière s[‘il] n’étai[t] pas bien assisté et soigné ».

« Soigné », il l’était, et même plus que cela, si l’on peut dire... car sa belle hôtesse, Giuditta Turina n’était pas que la maîtresse des lieux…

Durant cette période de convalescence, Vincenzo écrit une lettre à son frère Carmelo et lui révèle sa conception de vie : se constituer un capital lui permettant de verser une aide régulière à sa famille, et de vivre lui-même « sans avoir besoin de la profession ». Ceci ne pouvant avoir lieu sans épargner, il explique ainsi avec sincérité et une pointe de tristesse, l’absence d’aide momentanée à sa famille, ajoutant qu’il compte « encore quatre ans pour accomplir [s]es désirs. ». Son récent succès ne lui tourne pas la tête au point de lui faire oublier à quel point la fortune est changeante mais ces considérations ne paralysent pas les projets, la Società Crivelli & C. ayant obtenu la gestion du Teatro alla Scala et du Gran Teatro La Fenice, lui propose un contrat pour l’automne 1831 et un second pour le carnaval 1832.

A Milan, outre la Scala, trois autres théâtres proposaient une saison lyrique : le Teatro Carcano (qui subsiste aujourd’hui sous le même nom), le Teatro della Canobbiana (aujourd’hui Teatro Lirico) où sera bientôt créé L’Elisir d’amore et le Teatro Re (démoli pour céder la place à la Galleria Vittorio Emanuele).

L’entreprise s’étant assurée la gestion du Teatro Carcano allait dépasser cette saison-là -et de beaucoup!- la Scala puisqu’elle s’était assuré le concours de chanteurs prestigieux comme Rubini et la Pasta... de « 48 choristes », comme dit naïvement une annonce !... et des maestri Donizetti et Bellini ! Cela promettait une belle compétition, comme le montre cette lettre de Saverio Mercadante, écrivant de Madrid à l’ami commun Francesco Florimo : « Je payerais bien pour être spectateur du concours théâtral qui doit avoir lieu ce prochain Carnaval à Milan, entre les maestri Bellini, Pacini, Donizetti, e Rubini, la Pasta, la Pisaroni etc., c’est pourquoi j’ai chargé un ami de m’informer de tout en détail, puisque de telles nouvelles m’amusent. ».

Il faut dire que cette époque est le cœur du romantisme italien et la plupart des chefs-d’œuvres naîtront précisément entre 1827 (Il Pirata) et cette Caterina Cornaro de Donizetti (1843), que l’on pourrait définir de dernier opéra romantique, au sens étroit de la mise en musique de la passion rêveuse, du dramatisme toujours élégant !


 

« Ernani, Ernani !... »

Cet intertitre cite les premiers mots éperdus que la Donna Elvira de Verdi lance à son bandit bien aimé : « Ernani, Ernani, involami », le suppliant de "l’enlever" à l’oppressante cour du vieux "Silva", selon l’appellation assumée par le duc Don Ruy Gomes de Silva chez Verdi. Si l’on a été tenté de citer Elvira, c’est à cause des affres que ce noble Ernani coûta à Bellini, qui aurait pu l’appeler avec presque autant de ferveur que la malheureuse Donna Elvira !... la conclusion, d’ailleurs sera triste car si un Ernani sortit des plumes de Vincenzo Gabussi (1834), d’Alberto Mazzucato (1843) et de Giuseppe Verdi (1844), aucune partition du divin Bellini ne porte ce nom !

La pièce de Victor Hugo avait déclenché lors de sa première en 1830 de telles passions et controverses que l’on a parlé pour sa création de « la bataille d’Hernani », bataille opposant « Classiques » à Romantiques. Hugo et Dumas père avec Henri III et sa cour lançaient le concept de « drame romantique », fondant génialement tragédie et comédie. Bellini, s’enflamme donc naturellement pour ce drame aux fortes teintes et alors qu’il se reposait à Moltrasio, il écrit à l’éditeur Cottrau, le 15 juillet 1830 : « L’Hernani me plaît beaucoup et il plaît également à la Pasta et à Romani, et à tous ceux qui l’ont lu : au début de septembre, je me mets au travail. ». Le destin aller en décider autrement et malheureusement, une lacune dans la correspondance nous prive de commentaires belliniens sur l’abandon de ce sujet pourtant bien-aimé. Il nous faut nous contenter de cette lettre du 3 janvier 1831 à son ami Perucchini, dans laquelle Vincenzo explique : « Savez-vous que je n’écris plus l’Ernani parce que le sujet devait subir quelques modifications par le fait de la police, et donc Romani, pour ne pas se compromettre, l’a abandonné, et il écrit à présent La Sonnambula ossia I Due Fidanzati svizzeri et j’en ai commencé l’introduction hier à peine : vous voyez que je dois écrire cet opéra également dans un bref laps de temps , devant le donner sur scène au plus tard le 20 février. »

Bien plus tard, en écrivant à Ricordi en juin 1834, Bellini sera vraiment clair : « N’ai-je pas écrit La Sonnambula du 11 janvier au 6 mars ? mais ce fut un hasard, et puis j’avais les idées de mon Ernani qui avait été interdit »

En 1885, Antonino Amore, biographe passionné de Vincenzo bellini, découvre dans la maison des héritiers du compositeur, les manuscrits du fameux Ernani, qui, ainsi surgis de l’ombre, pouvaient démentir l’opinion selon laquelle La Sonnambula était un travestissement de l’Ernani. Ces parties sont un peu maigres, en effet et se composent des fragments décrits plus bas. Précisons enfin, dans la tentative de consoler les nostalgiques d’un Ernani bellinien perdu (!) que le personnage principal était incarné par un mezzo-soprano, ce qui retire nettement du romantisme à l’histoire !

Une Sinfonia ou ouverture mais comme elle se base sur un air de Filippo du second acte de Bianca e Fernando, F. Lippmann serait tenté de la considérer comme une mouture de l’ouverture de cet opéra, ajoutée pour la reprise gênoise.

Manuscrit autographe conservé à la Pierpont Morgant Librery de New York

Duetto poi Terzetto Donna Elvira-Ernani, poi Don Carlo.

C’est d’abord un Duo Andante : Ernani : « Muto e deserto speco », suivi d’un dialogue et d‘un Allegro auquel participe le roi Don Carlo, auparavant caché. Don Carlo : Io contemplar bramai ».

Recitativo Don Carlo-Don Sancio.

Au début, une brève introduction pour les cordes.

Un autre feuillet comporte un prélude (également pour les cordes) pour une scène concernant les mêmes personnages mais sans paroles.

Scena Donna Elvira-Don Carlo (auxquels se serait probablement ajouté Ernani pour lequel une portée figure sur la feuillet).

Recitativo (musique perdue, on n’a que le texte). Andante assai sostenuto Don Carlo : « Meco regna ». Il en existe trois versions ! Dialogue. Lento Elvira : « Ah, crudele, tu possente ». Carlo reprend le motif mais la partie de chant « à deux » manque. Ce Lento ressemblerait à la mélodie de Bellini intitulée : L’Abbandono.

Partie de basse pour l’Introduzione

…se retrouvant dans l’Introduzione de I Puritani et dans les ébauches de La Sonnambula.

Mélodie sans texte figurant sur le verso du feuillet numéroté 3) ci-dessus, et identifiable comme le motif du charmant chœur d’introduction de La Sonnambula « In Elvezia non v’ha rosa ».

Aria (fragment) avec pour seul texte la syllabe : « mar- », annonçant la première partie de l’air d’Elvino (La Sonnambula) et correspondant au passage : « […]mali – il più triste de’ mortali ».

Friedrich Lippmann termine sa passionnante énumération en signalant que du fragment 2, Andante « Muto e deserto speco », est tiré l’Andante bien connu du Terzetto-Finale I de Norma : « Oh ! di qual sei tu vittima ».

Du fragment 4, Andante « Meco regna », est tiré l’Aria de Oroveso (Norma, Acte II) : «  Ah, del Tebro ».

(Manuscrits conservés au Museo Belliniano de Catane)

Comme on le voit, la somme de musique est faible pour affirmer rapidement comme ce fut fait que La Sonnambula est un travestissement de l’Ernani ! Cela n’exclut pas une sensible réutilisation, et faite avec bonheur, dans ce dernier opéra et dans Norma.


 

Les deux rives de l’enchanteur « Lago di Como »

L’épouse du célèbre librettiste Felice Romani, Emilia Branca, a laissé un livre de souvenirs dédié à l’homme de lettres gênois et si la volonté évidente d’encenser sa mémoire la conduit à maintes erreurs, on peut en revanche ajouter plus de foi aux récits ne le concernant pas ! Ainsi, elle peint un tableau on ne peut plus romantique du séjour de Bellini en ce « lieu de délices », comme il nommait le Lac de Côme :

« Lui et ses hôtes, et aux pieds de la dame de son cœur, passait une grande partie de la journée en barque, parcourant les divers bassins pittoresques d’aspect si diversifié formés par les montagnes et les collines. Il faisait souvent halte à la villa Pasta à Blevio, constituée de trois bâtiments réunis par des allées, des bosquets, des serres "élégantissimes" exhalant des parfums suaves ; et dans ces lieux de délices, se retrouvaient nombre de personnes cultivées, hommes de lettres et artistes de la ville et des villages avoisinants [...]. Le soir, lorsque le soleil, de ses rayons enflammés, dorait encore les cimes des monts environnants, Bellini se plaisait à s’étendre dans un nacelle et de voguer sur les calmes ondes du lac, se laissant mollement bercer par l’une de ses pensées [...]. Le samedi, il prenait plaisir à suivre les paysannes ouvrières lorsqu’elles revenaient en barque des filatures et s’en retournaient à leurs maisons en chantant des romances tendres ou gaies, non moins séduit par les charmes de ces cantilènes, que par le désir de les étudier. Du reste, le Maestro avait observé les innocentes coutumes et les sentiments sincères de ces villageois ; et les lieux enchanteurs, inspirant tous poésie et harmonies, éveillaient dans son esprit exalté, des pensées musicales infiniment suaves ["soavissimi"!], de véritables idylles, qu’il consignait dans ses portefeuilles.

Ainsi, il s’était constitué peu à peu une précieuse récolte de motifs champêtres embellis et ornés par son admirable imagination et adoucis par l’exquise sensibilité de son cœur. »

N’étant pas loin d’évoquer une œuvre aussi « soavissima » (!) que La Sonnambula, on ne pouvait que reporter ces belles paroles de Emilia Branca, car certains chœurs de paysans fond vraiment penser aux frais et innocents chants bucoliques de cette époque.

Pendant que Bellini était l’hôte convalescent des Turina à Moltrasio, sur la rive opposée du lac, Gaetano Donizetti, lui-même hôte de Giuditta Pasta, progressait fébrilement dans la composition de Anna Bolena ! Qu’y avait-il de commun entre eux ? La sensibilité romantique, la poésie du Lac de Côme… et celle de Felice Romani ! Qui sait si les deux illustres compositeur ne se croisèrent-ils pas, au détour d’une promenade en barque sur ce lac charmeur !…

La poésie de Felice Romani, disions-nous, et précisément, Vincenzo aurait reproché au librettiste d’avoir écrit un livret magnifique pour le concurrent… Le délire de triomphe qui allait accueillir la création d’Anna Bolena inaugurant la saison du Teatro Carcano, devait rendre le pauvre Bellini plus angoissé ancore…. D’autant que ce même 26 décembre 1830, I Capuleti e i Montecchi, pourtant nouveaux pour Milan, tombaient lamentablement à la Scala.

Le désir désespéré de mettre en musique un sujet différent de celui de cette fameuse reine d’Angleterre guida merveilleusement Bellini et Romani vers cette délicieuse idylle bucolique de La Sonnambula.

Ce miracle d’émotion à fleur de lèvres reçut également son juste triomphe, le 6 mars 1831. Et de l’émotion, il n’y en eut pas seulement du côté du public… Le soir de la création, l’insatisfait Bellini demandait encore au pauvre Felice Romani de lui refaire pour la dixième fois (!!) le texte de la grande Cabaletta finale « Ah ! non giunge ».

La critique est unanime pour louer la réussite de Bellini dans la tâche délicate de composer une musique allant bien avec le sujet inhabituel (à l’époque) de la pastorale. La Gazzetta privilegiata di Milano résume avec une belle efficacité le sentiment des auditeurs découvrant cette merveille : « Une teinte de mélodie pastorale, de cette mélodie qui va droit au cœur parce qu’elle est profondément ressentie, parce qu’elle est produite par le sentiment et parce qu’elle est chantée avec toute l’expression de l’âme ».

« (…) je t’assure que Rubini et la Pasta sont deux anges qui ont enthousiasmé presque jusqu’à la folie le public tout entier » écrit Bellini à son ami Alessandro Lamperi, et si nous avons déjà parlé du fameux Rubini, voici la non moins fameuse Giuditta Pasta à sa première création bellinienne. Ce n’est pas pour rien que l’on a souvent rapproché Maria Callas de Giuditta Pasta, précisément ! Bien sûr, les témoignages que l’on possède sur la grande interprète de Bellini et de Donizetti ne sont que commentaires écrits, hélas… mais on peut en déduire au moins un caractère de la voix, une typologie qui, de toute façon, nous éloigne du petit soprano léger atteignant certes les notes les plus aiguës, mais ne possédant aucunement cette consistance, cette épaisseur de timbre et cette puissance de projection participant complètement à l’enjôlement du public, suspendu dans l’atmosphère, éperdu même, sous la cantilène bellinienne ! Bellini conçut le rôle pour un soprano à la fois agile et dramatique, il disait, d’ailleurs la Pasta « insuperabile nel genere sublime-tragico ».

Le grand spécialiste de la voix qu’est Rodolfo Celletti a donc raison d’écrire, à propos de la prise de rôle de Callas dans Amina (Teatro alla Scala, 1955), qu’il ne s’agit pas « d’une expropriation au détriment des soprani légers, mais d’une légitime "ré-appropriation" » !

Yonel Buldrini

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