Vincenzo Bellini
un dossier proposé par Yonel Buldrini

 
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Norma entre ombre et lumière
par Yonel Buldrini


Photo - Sutherland et Horne


Porté par le souffle délicat des divines harmonies de La Sonnambula, Vincenzo retourne au Lac de Côme, chez les Turina afin de passer l’été dans ce « lieu de délices ». C’est là qu’il écrit à Lamperi, le 23 juillet, et révèle son engagement à la Scala pour ce qui sera Norma ossia l’infanticidio, nouvel opéra devant être créé le 26 décembre 1831. La pièce d’Alexandre Soumet venait d’être créée à Paris, le 6 avril, au Théâtre Royal de l’Odéon.

Le 31 août, Bellini rentre à Milan et écrit à Giuditta Turina qu’il va le lendemain prendre connaissance de ce que Romani a déjà préparé…

Les lettres suivantes de Vincenzo nous révèlent sa préoccupation à propos du choléra qui faisait rage à Vienne et menaçait d’envahir l’Europe. Vincenzo avoue que cette crainte le déconcentre de sa composition et il se prépare à tout instant à fuir la capitale lombarde ! Une lacune dans la correspondance nous empêche de savoir s’il quitta effectivement Milan. On doit à Saverio Mercadante de savoir quand commencèrent les répétitions de Norma. Ecrivant à l’ami commun Francesco Florimo, Mercadante s’amuse fort d’un passage d’une lettre de Bellini lui disant qu’il a commencé les répétitions (le 5 décembre, donc) et qu’il a rédigé un testament (!!) : « j’ai pensé vous laisser quelque chose s’ils me tuent ; dans l’éventualité qu’il vous arrive la même chose, je vous prie ne ne pas m’oublier. ».

La célèbre Cavatina « Casta diva… » devait faire parler d’elle dès sa naissance ! Felice Romani commence par écrire et réécrire plusieurs fois le texte, Bellini compose puis déchire une dizaine de versions… et la Pasta, ne parvenant pas à retenir le morceau, lui demande de le recomposer encore !… Ils en arrivent au pacte suivant, Giuditta tentera de le repasser tous les matins durant une semaine et si à l’expiration de ce délai la cantatrice est toujours rebutée par le morceau, Bellini promet de changer cette cavatine. La Pasta fit des efforts… et Bellini ne changea donc pas cet air destiné à être le plus célèbre de tout ce qui sortira de sa plume ! Le soir de la première, le 26 décembre, Giuditta Pasta lui envoya ce petit présent : un abat-jour accompagné d’un petit bouquet de fleurs en tissu avec le billet suivant : « Permettez que je vous offre ce qui me fut de quelque soulagement dans l’immense crainte qui encore à présent me persécute et consistant à me trouver peu apte à rendre vos sublimes accords : cette lampe, la nuit et ces fleurs, le jour, furent témoins de mes études pour Norma ainsi que du désir que je nourris d’être toujours plus digne de votre estime. »

Le grand jour arriva….. cette fatidique soirée de Santo Stefano (26 décembre), traditionnelle ouverture des saisons lyriques alors nommées « Stagione di Carnevale ».

Et cette fois, tout alla mal !

La faute n’incomba pas à Bellini, loin de là, mais certaines « nouveautés » surprirent et déçurent le public, comme l’absence d’un grand ensemble concertant final du premier acte et une certaine froideur des récitatifs… Pourtant, l’abandon du sempiternel ensemble concertant final du premier acte n’était pas nouveau. Dès 1828, Donizetti avait en effet déjà choisi de « secouer le joug des finales », comme il l’écrivait, terminant le premier acte de L’Esule di Roma par un simple trio, comme Bellini le fait dans Norma.

Le sort voulut que la Pasta soit souffrante, au point de baisser pratiquement d’un quart de ton, en cela alliée involontaire de la Contessa Giulia Samoyloff, fomentatrice d’une véritable cabale en faveur d’un autre Sicilien (et Catanais même, comme Bellini) et dont elle était l’ardente protectrice : Giovanni Pacini !

Vincenzo réagit ainsi :

« "Carissimo" Florimo,

Je t’écris sous l’emprise de la douleur ; d’une douleur que je ne te puis t’exprimer, mais que toi seul peux comprendre. Je reviens de la Scala : première représentation de la Norma. Le croirais-tu… fiasco !!! fiasco !!! fiasco solennel !!! A vrai dire, le public fut sévère il semblait véritablement venu pour nous juger ; et hâtivement (je pense) il voulut faire subir à ma pauvre Norma, le même sort que la Druidesse. Je n’ai plus reconnu ces chers Milanais qui accueillirent avec enthousiasme, la joie sur le visage et l’exultation dans le cœur, Il Pirata, La Straniera, et La Sonnambula ; et pourtant je croyais leur présenter une digne sœur avec la Norma ! Mais malheureusement, il n’en alla pas ainsi ; je me suis trompé ; j’ai fait erreur ; mes pronostics se sont révélés faux et mes espérances déçues. En dépit de tout cela, à toi seul je le dis, le cœur sur les lèvres (si la passion ne me trompe pas), que l’Introduzione, la Cavatina de Norma, le Duetto entre les deux femmes, avec le Terzetto qui suit, finale du premier acte, puis l’autre Duetto des deux femmes, et le Finale tout entier du second acte commençant par l’Inno di guerra, sont de tels morceaux de musique, et à moi il me plaisent tellement (modestie), que, je te le confesse, je serais heureux de pouvoir en faire de semblables dans toute ma vie artistique ! "Basta" !!! Dans les opéras, le public est le juge suprême ! A la sentence contre moi prononcée j’espère déposer appel, et si elle parviendra à changer d’avis, j’aurai gagné la cause et je proclamerai alors la Norma le meilleur de mes opéras. Sinon, je me résignerai à mon "tristissimo" sort, et je dirai pour me consoler : les Romains n’ont-ils donc pas également sifflé l’Olimpiade du divin Pergolesi ?… Je pars avec le courrier et espère arriver avant la présente. Mais moi ou cette lettre t’apporterons la triste nouvelle de la Norma sifflée. Ne t’attriste pas, par conséquent, mon bon Florimo. Je suis jeune, et je sens dans mon âme la force de pouvoir prendre une revanche de ce terrible échec.

Lis la présente à tous nos amis. J’aime dire la vérité tant dans la bonne que dans la fortune adverse. "Addio", et à nous revoir bientôt. »

Cette lettre est frappante de vérité car elle est écrite "à chaud", c’est-à-dire sous le coup de la stupeur de constater l’échec de son opéra dans lequel il croyait ! La répétition du mot "fiasco" montre à quel point le pauvre Bellini est éberlué de voir tomber lamentablement celle qu’il considérait comme une partition digne d’intérêt !

Et précisément, sa clairvoyance se mesure dans l’énumération qu’il fait des morceaux les plus réussis : ce sont précisément les joyaux de la partition ! Il en parlera encore dans ses lettres successives, comme il évoquera également les passages moins réussis… pour ne pas dire : ceux qui lui déplaisent, comme ce duo Pollione-Adalgisa, qui, avec sa Stretta répétitive, encore aujourd’hui, séduit peu le public : « Le duo entre Pollione et Adalgisa n’a pas plu et ne plaira jamais parce qu’il ne me plaît pas à moi non plus ».

Le lendemain de cette première désastreuse, un avis positif sur cette pauvre Norma était pourtant écrit !… par la critique ? me direz-vous… Non ! par un collègue, un concurrent même, ce qui lui donne plus de poids encore. L’auteur en était rien moins que Gaetano Donizetti ! Ce dernier se trouvait à Milan pour préparer son Ugo conte di Parigi et voici en quels termes clairs et directs il parle de l’œuvre de Bellini, dans une lettre adressée à son ami, le peintre napolitain Teodoro Ghezzi : « La Norma représentée hier soir à la Scala ne fut pas comprise et intempestivement jugée par les Milanais. En ce qui me concerne, je serais fort content de l’avoir composée et je mettrais volontiers mon nom sous cette musique. Il suffit seulement de l’Introduzione et du dernier Finale, du second acte pour constituer la plus grande des réputations musicales ; et les Milanais s’apercevront bientôt avec quelle légèreté ils ont hasardé un jugement prématuré sur le mérite de cet opéra. »

L’opéra semble d’ailleurs se relever quelque peu dès la deuxième représentation, tel que le précise Bellini à son oncle, avec lequel il évoque même les causes de l’échec : « En dépit d’un parti formidable qui m’était adverse car suscité par une personne puissante et par une richissime, ma Norma a abasourdi, et plus encore hier soir, deuxième représentation, que lors de la première. Le journal officiel de Milan avait donné hier, la nouvelle d’un net fiasco parce que le premier soir, le parti adverse restait silencieux, tandis que le juste parti applaudissait ; et parce que la personne puissante est maître et peut ordonner que le journal écrive ce qu’il lui plaît à elle ».

La personne puissante fait cela car elle est l’ennemie de la Pasta et la riche, car elle est la maîtresse de Pacini, par conséquent mon ennemie : entre-temps, hier soir, l’opéra fut encore plus apprécié et le théâtre était bondé, signe véritable de l’accueil d’un opéra (…) ». La riche « protectrice » de Pacini était, nous l’avons vu, la comtesse Samoyloff, qui avait tout avantage à voir tomber le premier opéra de la saison, afin de mettre en lumière le deuxième… Il Corsaro du maestro Pacini, précisément ! Quant à la « personne puissante », il s’agissait du duc Carlo Visconti di Modrone surintendant des théâtres milanais, qui, une fois devenu "impresario" (directeur organisant les saisons) de la Scala, écartera la grande cantatrice de ce théâtre.

Les passages les plus « valides » selon Bellini et qu’il a déjà mentionnés dans la précédente lettre, à Florimo, finirent par attirer puis captiver l’attention du public au point de demander la présence de Bellini au milieu des chanteurs acclamés.

Curieusement, les journaux continuèrent à parler négativement de l’opéra alors qu’il était de plus en plus apprécié du public, à mesure des représentations successives… et il en connut trente-quatre ! Les passages intéressants le devaient au mérite des chanteurs, ou rappelaient un morceau d’un autre compositeur (!)…. Quant aux morceaux « d’effet », comme les choeurs, ils offrent en fait, bien peu d’originalité… c’est tout juste si un article signale à la fin, d’un air neutre, que le rideau une fois tombé sur l’opéra, le « maestro aussi » prit part aux applaudissements !

En attendant, Bellini raconte comme le public prit un journaliste à parti, et ne mâche pas ses mots en accusant « l’argent et les intrigues les plus diaboliques pourront pour un peu voiler la vérité, mais à la fin, elle resplendira dans sa véritable lumière, et cette lumière pour ma chance, se déploya presque entièrement dans la première représentation et vraiment tout à fait dans la deuxième et la troisième… les journaux seront contraints à se démentir, spécialement la Gazzetta [privilegiata di Milano] et le public est tellement indigné que Dieu sait combien d’articles il fera insérer pour la démasquer ; basta, je suis content du résultat [de la troisième, donc], et particulièrement pour avoir neutralisé autant de personnes méchantes et envieuses. »

Ainsi rasséréné, notre Vincenzo pouvait laisser « sa » Norma voguer au gré de ses trente représentations successives, et se préparer à la grande émotion de revoir ses amis d’étude du conservatoire napolitain, puis, enfin, sa Sicile natale et sa famille !…

Norma

Sources et curiosités

La source principale du livret est la tragédie Norma ou L’Infanticide de l’académicien Alexandre Soumet (1788-1845), créée seulement huit mois avant l’opéra, le 6 avril 1831, au Théâtre Royal de L’Odéon..

On sait qu’un texte de livret doit être plus court que celui d’une pièce de théâtre, mais cela n’empêchait pas librettistes et compositeurs d’ajouter des scènes offrant matière à mettre en valeur un personnage… dans l’opéra de l’époque, on réservait alors l’occasion d’un passage soliste, autrement dit, d’une Aria, véritable entité, cellule de base, pourrait-on dire, de l’opéra dit à « numéros », nommés « Pezzi chiusi » ou morceaux fermés. En ce qui concerne Norma, son « Aria » était destinée à passer à la postérité… et comme l’air le plus connu de Vincenzo Bellini ! Et bien, la pièce de Soumet n’offrant pas l’équivalent, Felice Romani inséra une scène de rite druidique, qui sera l’écrin de la grande et sublime prière « Casta Diva che inargenti… ».

L’opéra romantique italien cherchant par dessus-tout le pathétique, une autre modification de taille est opérée. Chez Bellini-Romani, Norma s’auto-accuse, confie ses enfants à son père et monte sur le bûcher. Illuminé par cette « sublime donna », Pollione la suit et la rejoint dans le sacrifice !… La pièce ne montre rien de tout cela, les Romains accourant pour délivrer leur chef des Gaulois, et une bataille s’ensuit, tandis que le rideau tombe. Le rideau tombe… mais seulement sur le quatrième acte !! Il y a un cinquième acte, délaissé par Romani-Bellini ! On y voit Norma accourir, pâle et échevelée (« tic » habituel du romantisme), elle vient de tuer l’un de ses fils !… En proie au délire, elle s’empare du second et se jette avec lui dans un lac, sous le regard horrifié de son amant Pollion, perdant ainsi son second enfant !

Cette fin hautement tragique où Norma rejoint pleinement le mythe de Médée, était théâtrale au possible mais guère pathétique… Romani et Bellini la remplacèrent par le Finale sublime que l’on sait !…

L’autre source, plus diffuse, dirons-nous, sort de la plume de rien moins que François-René de Chateaubriand ! Mais d’abord, observons la mystérieuse figure du dieu Irminsul. Il nous faut pour cela remonter jusqu’aux « Chérusques », ancien peuple franc de Germanie. Ils eurent pour chef remarquable, Arminius (18 avant J.-C. – 19 après J.-C.) qui résista vaillamment aux Romains. Cet Arminius devint populaire en Germanie sous le nom de Hermann, puis il fut adoré comme divinité sous le nom de Irmino ou IRMINSUL par les Saxons de Westphalie. Ceux-ci lui élevèrent une statue dans la forêt du mont Eresberg et, lorsqu’en 772 Charlemagne vainquit les Saxons, l’idole d’Irminsul fut abattue.

Dans Les Martyrs, Chateaubriand narre en détail les étapes de l’étrange culte rendu à ce tronc d’« arbre mort que le fer avait dépouillé de son écorce. Cette espèce de fantôme se faisait distinguer par sa pâleur au milieu des noirs enfoncements de la forêt. » (Livre X). Dans cette mystérieuse forêt de chênes, des druides brûlent un peu de pain et y répandent quelques gouttes d’un vin pur. Ensuite, le gui sacré est coupé avec la faucille d‘or de la Grande-Prêtresse et on prépare alors le sacrifice… qui pouvait être celui d‘une vie humaine…

Dans Norma, nous retrouvons tous ces éléments… à part le pain et le vin que la censure de l’époque n’aurait pas permis, comme elle le fera quelques années plus tard avec le pauvre Poliuto de Gaetano Donizetti, déclarant le sujet « trop sacré ».

Le thème de la prêtresse parjure est courant dans la littérature théâtrale : on le trouve notamment dans l’Arminio de Klopstock, et dans une foule d‘opéras ! Il faudrait « enquêter » du côté des… dix-sept (!) Arminio recensés de l’opéra italien, en y ajoutant trois L’Arminio et un bien plus précis Arminio in Germania !… Quant aux vestales, outre celle, un peu glacée mais attachante, de Spontini (1807), il y a celle de Giovanni Pacini que l’on ne connaît pas (1823) et La Vestale de Saverio Mercadante (1840), brûlante de romantisme (grâce aussi au beau livret de Salvatore Cammarano) et, n’hésitons pas à le dire, celle que préfère l’auteur de ces lignes sur les dizaine d’opéras aujourd’hui connus de Mercadante.

On peut juger de la surprise du passionné, découvrant au hasard de ses recherches, ce titre d’opéra de Giovanni Pacini : La Sacerdotessa d’Irminsul, et sur un livret de…Felice Romani ! !

La recherche, fébrile, du sujet de l’opéra de Pacini, triomphant à Trieste en 1817, révéla une intrigue différente, (l’action se passe à l’époque où Charlemagne détruisit l’idole d’Irminsul)… et voilà évanouies les illusions de trouver en La Prêtresse d’Irminsul une répétition générale de Norma !

Nos espoirs se réattisent quelque peu devant La Selva d’Hermanstadt du même Romani (!!), créé à la Scala en 1827 sur la musique de Felice Frasi, plus tard professeur de Ponchielli. Mais cette « selva » ou forêt, ne fait que s’ajouter à d’autres ingrédients comme château en ruine et brigands, pour une intrigue complètement différente… Il faut dire que le Romantisme usera et abusera des forêts… aidé en cela –pour une fois !- par la censure pontificale qui, pour permettre la représentation de l’opéra à Rome, nous crée une belle confusion en imposant le travestissement du titre Norma en : La Foresta d’Irminsul !

Brève « vocalità »

Le 3 mars 31, le célèbre ténor Domenico Donzelli écrivait depuis Paris à Bellini : « L’extension, donc, de ma voix est de presque deux octaves, c’est-à-dire du Ré grave au Do aigu. « Di petto » [de poitrine], jusqu’au Sol ; et c’est dans cette extension que je peux déclamer avec une égale vigueur et soutenir toute la force de la déclamation. Du Sol aigu au Do aigu, je puis user d’un falsetto qui, employé avec art et force donne une ressource comme ornement. J’ai une agilité suffisante mais qui m’est plus facile, et de beaucoup, dans la descente que dans la montée. Me voici tel que je suis. » Bellini tint évidemment compte de guider son inspiration en fonction des précieuses indications du célèbre ténor bergamasque.

Donzelli, était l’un des derniers représentants de la catégorie des « baryténors » préromantiques, et cette caractéristique de grave étendu explique les emplois de père noble, souvent assumés par les baryténors. L’un des derniers exemples sera le rôle de Don Ruiz di Padilla, composé expressément pour lui par Donizetti ( Maria Padilla, Teatro alla Scala, 1841) et dans lequel Donzelli pouvait déployer tout son art dans une longue et inhabituelle séquence de scène de folie, d’abord dans un duo puis un ensemble concertant.

Pour ces dames, le cas est plus complexe car on a l’habitude de confier Adalgisa à un mezzo-soprano, oubliant que la créatrice du rôle, Giulia Grisi, sera celle de Elvira Valton (I Puritani) et de Norina (Don Pasquale), rôles on ne plus « sopranisti », comme on dit en italien ! On a parfois tenté de revenir à un soprano pour Adalgisa, et dès 1977, au Festival della Valle d’Itria à Martina Franca, où Adalgisa était Lella Cuberli (aux côtés de Grace Bumbry). C’est également le cas dans la discographie officielle « studio » (avec Montserrat Caballé), comme dans la discographie pirate, reflétant ces représentations florentines pour lesquelles le Maestro Muti appelait en Adalgisa rien moins qu’une Linda di Chamounix (!), Margherita Rinaldi.

La nuance par rapport au couple Giuditta Pasta-Giulia Grisi pourrait s’expliquer plus par la typologie de l’écriture que par l’étendue. La Pasta avec sa voix métallique et corsée (on l’a comparée à un teintement de cloche) assumant des écarts de registre impressionnants et des vocalises « di forza », tandis que la Grisi, plus douce, plus agile, bénéficiait de montées progressives vers l’aigu et se réalisait dans un chant plus élégiaque.

Bellini a composé peu de rôles notables pour la voix de basse et Oroveso se range dans la catégorie des basses nobles au chant moins fleuri et plus solennel, comme ses collègues donizettiens Marino Faliero et Raimondo Bidebent, du reste, le rôle de Oroveso, chantant souvent avec le chœur, est un peu en retrait.

Intrigue et musique

OUVERTURE [Durée : 5mn.]

L’Ouverture est plutôt destinée à établir une atmosphère qu'à présenter les thèmes principaux de l'opéra. L'introduction majestueuse n'est même pas terminée qu'on entend déjà la plainte de la flûte, signe distinctif de la douceur et de la suavité belliniennes.

Le thème majestueux réapparaît puis cède la place à un motif anxieux et pressé des cordes frémissantes,. Ce motif va alterner avec une chantante mélodie des bois exprimant le triomphe désespéré et amer de Norma sur son amant (Duetto Norma-Pollione, Acte II, 3ème tableau).

L'Ouverture se termine par ce qu'on appelle « l'épisode lumineux » où l'on note un apaisement inattendu, illustrant dans l'opéra (Acte II, tableau 3) le moment où le choeur des Gaulois a la vision d'un avenir serein, débarrassé de l'occupant romain... mais le thème « anxieux » revient et conclut l'ouverture avec ambiguïté.

A C T E I [1h.20 mn.]

Premier tableau [55 minutes] : La Forêt sacrée des Druides. Au milieu, le chêne d'Irminsul, au pied duquel on voit la pierre des druides servant d'autel. Au loin, des collines boisées. Il fait nuit ; des feux lointains transparaissent à travers la forêt. [Indications scéniques originales de Felice Romani].

Introduzione (Oroveso, chœurs).

Les troupes gauloises défilent, suivies de la procession des druides : une harmonie plaintive dominée par la flûte signe dès le début la paternité bellinienne tant elle reflète la manière typique du compositeur. Oroveso chef des druides (basse), leur dit de se rendre sur la colline et de frapper trois fois le « bronze sacerdotal » lorsque la nouvelle lune révèlera son « disque argenté ».

Dans un passage à l'unisson, curieusement verdien, le choeur exorte le dieu Irminsul afin qu'il inspire des sentiments de haine et de colère pour les ennemis romains, à Norma, la prêtresse qui viendra cueillir le gui sacré.

Scena ed Aria (Pollione).

Après leur départ, le proconsul romain Pollione (ténor) entre et explique à Flavio (ténor), son ami, que la flamme qu'il nourrissait à l'égard de Norma, dont il eut deux enfants, s'est éteinte.

Il brûle d'un amour nouveau pour Adalgisa « prêtresse au temple de ce dieu de sang ». La Cavatina (première partie de son air) est le récit horrifié qu'il fait d'un rêve où Norma se vengeait de son abandon... Comme pour l'illustrer, le bronze sacré retentit trois fois et met fin au récit.

Le rite va avoir lieu mais avant de quitter la dangereuse forêt sacrée, Pollione tient à affirmer dans une fière Cabaletta, deuxième partie de l'air, sa détermination à « brûler les coupables forêts de ce dieu qui lui dispute cette vierge céleste ».

Marcia, Coro, Recitativo ed Aria Norma.

Fortissimo de l’orchestre, qui explose littéralement… (Ah! le côté ostentatoire du Romantisme). Au son d'une marche impressionnante (et charmante et naïve à la fois : toujours le Romantisme!) druides, prêtresses, guerriers, bardes et sacrificateurs font leur entrée et annoncent l'arrivée de Norma (soprano).

Voici cette présentation, et dans les termes mêmes de Felice Romani :

« Norma est au milieu de ses prêtresses. Ses cheveux sont déliés, elle a le front ceint d'une couronne de verveine et sa main est armée d’une faucille d'or. Elle se place sur la pierre druidique et tourne les yeux alentours, comme inspirée. Tous font silence. »

Dans le redoutable récitatif « Sediziosi voci » qui comporte de grands écarts du grave à l'aigu, elle réprime les ardeurs guerrières proférées par les « voix séditieuses » du choeur. Qui prétend dicter à la devineresse les désirs du dieu IrminsuI ? Rome mourra de ses vices, il n'est pas temps de l'attaquer. Elle leur ordonne la paix et coupe le gui sacré, les prêtresses le recueillent.

Norma s'avance et étend les bras vers le ciel ; la lune resplendit de toute sa lumière... Toutes se prosternent...

Le temps est suspendu…

L'habitué de l’opéra italien sent qu'il va se passer quelque chose... Le connaisseur s’agrippe à son fauteuil, le coeur battant. Il sait que c'est le plus beau moment de l'opéra... La flûte suggère le thème de la prière et Norma commence :

« Casta Diva, che inargenti... »

« Chaste Déesse, qui argente

Ces arbres antiques et sacrés,

Vers nous tourne ton beau visage,

Sans nuages et sans voile,

( Le chœur répète les mêmes paroles. )

Tempère, de ces coeurs ardents,

Tempère encore le zèle audacieux,

Répands sur la terre, cette paix,

Que tu fais régner dans le ciel."

Six minutes d’air et aucune impression de temps qui passe !… miracle bellinien !

La sublime et divine mélodie se déploie reposant tout entière sur le chant que soutiennent à peine les ondes des instruments de l’orchestre.

La marche retentit à nouveau et Norma promet que sa voix appellera ses frères lorsque le dieu aura soif du sang romain... Le choeur précise que le premier à tomber sera le proconsul..,.

Norma répond « Il tombera... je peux le punir » puis ajoute : « mais mon coeur ne saurait le punir » c'est le début de sa Cabaletta « Ah! bello a me ritorna », (tirée de Bianca e Fernando) exprimant un secret espoir. Les paroles sont en effet placées entre parenthèses, signifiant que les autres ne les entendent pas : elle conserve son amour pour Pollione et souhaite le voir revenir à elle.

Norma domine le choeur à la fin du morceau et Bellini a l’idée originale de le couronner fièrement par la reprise éclatante à l’orchestre, de la marche qui s’éteint peu à peu…

Scena et Duetto (Adalgisa - Pollione).

Un thème tendrement bellinien introduit Adalgisa (soprano / mezzo-sop.) qui vient retrouver l'atmosphère du lieu où elle vit pour la première fois ce « fatal Romano »… qu'elle aime ! Elle implore la protection du dieu et l'orchestre soutient dans un souffle passionné les paroles « Gran Dio, pietà ! ». On note l’économie de Bellini qui ne donne pas d’air de présentation à son personnage mais une simple "Scena" (c’est-à-dire un récitatif un peu plus élaboré).

Pollione entre et lui reproche de prier un dieu cruel et atroce, contraire au désirs d'Adalgisa et aux siens propres (Arioso). Elle s'estime parjure aux autels sacrés mais Pollione lui déclare avec fougue qu'il ne peut renoncer à elle et l'invite à le suivre à Rome... Elle implore Irminsul de la soustraire au « doux enchantement » provoqué par la présence et les paroles de Pollione mais bientôt, cède, et promet de le suivre ; leurs voix s'unissent, l'orchestre charge et le rideau tombe.

Cette Stretta, il faut bien le dire, linéaire (ce duo ne plaisait pas à Bellini, lui-même !) ne méritait pourtant pas la coupure qui lui était infligée durant pratiquement tout le XXe siècle. Après l’exposition du thème par Pollione puis Adalgisa, est prévue une "bridge section" servant de séparation-transition avant le Da Capo. Cette bridge-section est un charmant motif un peu guilleret tout à fait dans le style brillant-naïf de Bellini (avec la flûte gémissant joliment) et qui devait embarrasser les exécutants modernes, ne comprenant pas l’aspect "panache-désespéré" du Romantisme. Ce motif intervenait donc avant le "Da Capo" puis revenait, en une charge orchestrale concluant triomphalement le duo. Et bien, on coupait tant la bridge-section que la charge orchestrale finale, laissant une Stretta amorphe, linéaire se traîner sans conviction jusqu’à sa fin sans éclat !

Deuxième tableau [25 minutes] : Habitation de Norma.

Scena e Duetto (Norma - Adalgisa).

Un bref prélude présente un thème tourmenté suivi d'un thème tendre gémi par la flûte, associé aux enfants de Norma. Ces enfants, elle demande à Clotilde (sop.) de les emporter ailleurs car leur vue la trouble ; elle ressent à la fois un plaisir et une douleur d'être Mère… Clotilde cache les enfants car quelqu'un s'approche... Adalgisa : « dépouille-toi de la céleste autorité qui resplendit dans tes yeux » dit-elle à Norma. Elle confesse que malgré une longue lutte et d'ardentes prières elle est vaincue par l'amour : « Je tremblais... sur mes lèvres la prière s'arrêta et toute absorbée, je crus voir, en lui, un autre ciel » (fin de la Scena).

A ce moment Norma soupire « Oh! Rimembranza !", tandis que l'orchestre commence un accompagnement langoureux typique de Bellini : quel souvenir afflue donc à sa pensée ! A mesure qu’Adalgisa expIique les extases de son amour grandissant, Norma commente, comme se parlant à elle-même, les étapes d'une situation qu'elle a bien connue elle-même avec Pollione ! Et Adalgisa poursuit encore : « Dans ses yeux je voyais sourire le plus beau soleil » tandis que Norma s'exclame « Son enchantement fut le mien ».

La musique du duo se fait plus vive et plus gaie lorsque Norma déclare rompre les liens - non éternels - qui lient Adalgisa à l'autel, en espérant la rendre ainsi heureuse (Stretta avec Da Capo souvent coupé !). Celle-ci jubile et, lorsque Norma lui demande de révéler lequel d'entre eux elle aime, Adalgisa annonce que Rome est sa patrie et le désigne à Norma car, précisément, il s‘avance...

Terzetto - Finale primo.

Norma donne libre cours à sa fureur dans une invective vigoureusement rythmée par l'orchestre et notée « Con tutta forza » sur la partition : « Tremble pour toi félon, elle n'est pas coupable, tremble, traître, pour moi, pour tes enfants ».

Adalgisa commence à comprendre, horrifiée ! Norma conduit alors le Largo du trio, saisissant Adalgisa qui recule et l'obligeant à regarder Pollione : celui qui les a trahies toutes deux. Pollione veut emmener Adalgisa qu'il aime, dit-il, « Con tutto fuoco » (avec toute la flamme possible) précise Felice Romani. Adalgisa le repousse : "Tu sei di Norma sposo". Norma le chasse et le menace : « Ma vengeance, nuit et jour rugira autour de toi », tandis que Pollione déclare l’amour pour Adalgisa plus fort que tout… il maudit le jour où le destin le rapprocha de Norma : c'est la conclusion du trio dans cette Stretta vibrante et passionnée, en laquelle Bellini croyait.

Au point culminant du Finale qui se conclut, s'ajoute le tumulte des bronzes sacrés du temple qui retentissent tandis que le choeur - hors scène - appelle Norma à la cérémonie...

L'orchestre reprend avec force le thème de la Stretta, faisant de la chute du rideau un moment impressionnant.

Là aussi, de ridicules coupures diminuèrent longtemps l’impact de ce passage fort qu’appréciait Bellini. Ce Finale ne comporte déjà pas de choeurs, pourquoi encore en diminuer l’effet en retirant aux trois interprètes, des reprises de la Stretta pourtant notées par le créateur ?…

A C T E Il [1h.10mn.].

Premier tableau [25 minutes] : Habitation de Norma.

Preludio e Scena.

Les violons développent un motif clair curieusement similaire au prélude du IIIe acte de La Traviata ; puis, dans un halètement de cordes qui le soutiennent, se fait entendre un thème magnifique et profondément pathétique... le rideau s'est levé et Norma révèle son incertitude: elle tient un poignard et veut tuer ses enfants coupables… coupables d'être ceux de Pollione !

Elle s'avance, résolue... mais la tendresse l'emporte exprimée par le retour du grand thème pathétique noté par Bellini « Con dolore » (avec douleur), qui, lui, emporte tout sur son passage donnant la chair de poule à l'auditeur au bord des larmes...

Norma se ressaisit : « Ce sont mes fils! ». A ce cri, ils s'éveillent, elle les embrasse. Elle appelle Clotilde pour qu'on lui envoie Adalgisa mais c'est inutile, Adalgisa est là.

Recitativo e Duetto (Norma - Adalgisa).

Avec la prière « Casta Diva », ce Duo est ce qu'il y a de plus beau dans Norma : après un récitatif dépouillé, le duo se déroule, en trois parties bien distinctes au point de vue rythmique comme au point de vue mélodique. L’Andante central est un pur joyau.

Norma veut confier ses enfants à Adalgisa car elle a décidé de « Purifier cet air / contaminé par [s]a présence » mais elle ne peut les emmener !

a) Arioso "Deh ! con te li prendi…" : Elle supplie Adalgisa de ne pas les abandonner… « Qu'il te suffise que j'aie été méprisée, / trahie pour toi."

Bouleversée, Adalgisa veut porter à Pollione l'émotion qu'elle ressent face à la situation de Norma et réveiller en lui l'amour qu'il avait pour la mère de ses enfants. « Que je le prie ? » s'écrie Norma et elle lance un formidable « Ah! No : Giammai ».

Adalgisa fait alors agenouiller les enfants devant leur mère et lui dit de les regarder :

b) Andante « Mira, o Norma » : (le second "joyau" de l’opéra !)

« Adalgisa :

Regarde, ô Norma,

à tes genoux ces chers petits.

Ah ! Sois touchée de pitié pour eux,

si tu n'as pitié de toi.

Norma :

Ah ! Pourquoi veux-tu affaiblir

ma constance par de doux sentiments ?

Plus de vaines illusions, plus d'espérance,

Ne sont ressenties par un coeur proche de la mort. »

Le morceau est à peine soutenu par les « pizzicati » délicats des cordes… Norma est touchée, sa constance faiblit… Les deux voix reprennent à l’unisson… c’est l’extase !…

c) Scena e Allegro : Stretta finale del Duetto.

"Ah ! Laisse-moi, il t'aime, dit Norma

- il s'en repent déjà, poursuit Adalgisa.

Et toi ? interroge Norma,

Je l'ai aimé mais ne ressens plus à présent que de l'amitié.

Et tu veux ? demande Norma

Te rendre tes droits, ou je jure alors que je me cacherai, avec toi, du ciel des hommes, pour toujours ».

Norma cède : « Tu as gagné... tu as gagné… Embrasse-moi. Je trouve encore une amie ». Elles chantent à l'unisson une radieuse Stretta, tandis que le rideau tombe, laissant les spectateurs éblouis.

Deuxième tableau [10 minutes] : Un lieu solitaire près de la forêt des druides, entouré de rochers et de cavernes. Au fond, un lac traversé par un pont de pierre.

Coro, Recitativo ed Aria (Guerriers, Oroveso).

« L'orchestre rétablit l'atmosphère mystérieuse de la forêt druidique » dit à juste titre un biographe de Bellini. Le choeur commence, admirablement nuancé, après une plainte, toute bellinienne, de la flûte. Les guerriers affirment leur patiente détermination que ne perturbent ni le fracas des armes, ni le claquement des étendards ennemis.

Oroveso entre et tempère encore leur ferveur. Certes, Pollione quitte les Gaules mais un proconsul plus cruel et plus redouté lui succède, avec une armée renforcée...

Le choeur lui demande si Norma le sait et si elle conseille encore de favoriser la paix. Oroveso répond qu’il n’a rien pu tirer d’elle comme si le dieu ne lui parlait plus, comme si elle était oublieuse de l’univers…

[Aria : "Ah ! del Tebro"] Non, pour lui, il convient de baisser la tête et de simuler, Rome croira leur colère éteinte. Les Guerriers gaulois acceptent de laisser couver leur fureur dans leur coeur… mais gare lorsque l’autel sacré donnera le signal des armes ! L'orchestre fait doucement écho aux paroles d'Oroveso et, dans un souffle, le rideau tombe.

Troisième tableau [36 minutes] : Temple d'Irminsul. L'autel est sur le côté.

Scena e Coro (Norma, druides, bardes, guerriers).

Norma caresse le doux espoir de voir revenir un Pollione repentant… mais Clotilde survient et révèle l’échec des tentatives d'Adalgisa ! La malheureuse souhaite prononcer ses voeux, mais Pollione a fait serment de la ravir... serait-ce à

l'autel du dieu. A ces mots, Norma ne met plus de frein à sa fureur :

« Trop présomptueux est ce félon, ma vengeance va le devancer et ici s'écouleront des torrents de sang, de sang romain ».

Fidèle à son désir de traduire les sentiments en musique, en passant par la mise en valeur des paroles, Bellini a placé sur le mot « scor-re-ran » (s'écouleront) un écart vertigineux sautant sans progression à un aigu terrible… et redescendant au grave ensuite ! (techniquement : écart du douzième, du contre ut au fa).

Norma court à l'autel et frappe par trois fois le bouclier sacré d'Irminsul. Tous accourent.

Terrible, formidable (au sens premier du mot), Norma s’écrie : « Guerre, massacre extermination ». ... une sonnerie de trompettes retentit vigoureusement et introduit le choeur frénétique noté Allegro feroce : « Guerra, guerra ! », qui semblait si "barbaro" aux oreilles du bon Zingarelli.

Douze ans avant Nabucco, voilà le public de la Scala survolté car il ne pouvait manquer d’assimiler le sort des Gaulois, ployant sous le joug romain, au sien : celui des Lombards dressés contre l'Autrichien oppresseur !

A la fin de l'évocation du massacre, le choeur a ces paroles apaisées « Pour contempler le triomphe de ses fils, / voici venir le dieu sur un rayon de Soleil. », tandis que l'orchestre reprend le thème "limpide" de l'ouverture.

Ce brusque changement de ton et cette musique transfigurée par une vision apaisée ne sont pas sans évoquer, d’ailleurs, certains Lombardi verdiens…

Scena e Duetto (Norma - Pollione).

Clotilde annonce qu'un Romain a pénétré dans l'enceinte sacrée des jeunes vierges... on l'amène : c'est Pollione qui est prêt à mourir mais ne veut pas répondre aux questions d'Oroveso. Il revient à Norma d'empoigner le fer sacré pour venger le dieu outragé... Elle hésite !… et se dit à elle-même : « (Est-il possible que j'aie pitié!) ».

Elle prétexte de devoir l'interroger afin d'obtenir le nom de la prêtresse trompée ou complice. Tous sortent et Bellini souligne avec finesse ce moment crucial en rappelant le thème tourmenté des cordes dans l’ouverture…

Les cors prolongent encore l’attente… puis les pizzicati !… enfin, les accords typiques des violons se font entendre, mais ce n’est, pour une fois, ni la flûte, ni la clarinette qui annoncent le premier thème du duo, mais les cordes, graves, noires.

[Duetto] « In mia man’ alfin tu sei » : dans ma main tu es enfin, s’écrie Norma qui promet la vie à Pollione s'il consent à laisser Adalgisa se consacrer à l’autel. Il repousse cette lâcheté. La colère désespérée de Norma la fait s’abaisser à un chantage : tantôt, elle a déjà dirigé ce poignard vers ses enfants, et là… elle pourrait un instant oublier qu'elle est mère... S’en prendre à leurs enfants ?!! Pollione déclare que lui seul doit mourir et veut se frapper lui-même avec le poignard…. Mais, second chantage de Norma, Adalgisa, infidèle à ses voeux, mourra dans les flammes ! « Nel suo cor ti vo’ ferire. » : Norma veut atteindre, blesser Pollione en frappant le coeur d’Adalgisa.

Stretta finale : « Già mi pasco ne’ tuoi sguardi » (Je me repais déjà de tes regards). Au comble de la fureur, elle exprime sa jouissance de lire déjà la terreur dans les yeux de Pollione. Elle a cette phrase désespérée qui la rend touchante : « Je peux enfin et je veux / te rendre malheureux, autant que moi. », sur l’un des thèmes vifs de l'ouverture. Pollione prie et supplie afin d’être l’unique victime… qu’elle lui donne au moins ce fer… mais Norma triomphe et rappelle les prêtres...

Finale Secondo.

a) Scena. Norma déclare qu’elle va leur dévoiler une autre victime : une prêtresse parjure à ses voeux ! Pollione est accablé d’angoisse, mais contre toute attente, Norma révèle : « Son io » (c’est moi), brève confession sublimée par Maria Callas qui y mettait… tout ce qu’on peut imaginer : douleur désespérée, humilité, soulagement éperdu en même temps que déchirement suprême de celui qui décide d’aller au sacrifice…

C'est la stupeur générale après cette réponse, complètement inattendue pour les Gaulois, mais sublime pour Pollione… et que Bellini a voulu divinement piano !

b) Norma conduit le premier ensemble concertant Largo « Qual cor tradisti » : quel coeur as-tu trahi, as-tu perdu, / que cette heure terrible te le révèle. » Pollione est illuminé par le geste de Norma : « Ah ! trop tard je t'ai connue... / sublime femme, je t'ai perdue... / avec le remords, mon amour renaît / désespéré, furieux / mourons ensemble, ah ! oui, mourons, / mes dernières paroles seront : je t’aime. Mais toi en mourant, ne m’abhorre pas, avant de mourir, pardonne-moi. »

Oroveso et le choeur pressent Norma de se disculper, de dire qu’elle ment, qu’elle délire !…

c) Scena e Preghiera-Concertato finale. Une pensée subite frappe Norma :

« Ciel ! et mes fils ? » puis, se tournant vers Pollione : « Nos fils? » Tandis que l'orchestre joue leur thème. Mais les autres veulent une réponse… elle se alors coupable "Oltre ogni umana idea", c’est-à-dire au delà de toute idée humaine ! !

Un autre choc attend le pauvre Oroveso car Norma lui dit à voix basse : "Son madre…" : Je suis mère…

- Mère !!! », répète-t-il et Felice Romani accentue sa stupeur par trois points d’exclamation !

Norma, agenouillée près de son père, le supplie de ne pas abandonner ses enfants.

L'accompagnement des violons, amer, désabusé, se fait entendre avant la mélodie Più Moderato : « Deh ! non volerli vittime / del mio fatale errore…» (Ah! Ne les exige pas comme victimes de mon erreur fatale).

Le choeurs ne comprend pas ces prières, ces pleurs, et attend avec consternation l’exécution… Les larmes d’Oroveso révèlent bientôt à Norma et à Pollione qu’il pardonne et sauvera leurs enfants ! l’ensemble augmente d’intensité et culmine sur le chant uni de Norma et Pollione, désormais heureux d’aller au supplice : sublime et extrême bonheur désespéré avant la catharsis…

Les druides recouvrent la prêtresse d’un voile noir, tandis que le choeur la maudit.

Norma, "s’acheminant", précise délicatement Felice Romani (vers le bûcher), s’écrie : "Padre !… Addio."

Le tempo s’accélère à l’orchestre… dans un élan suprême, les voix de Norma et de Pollione dominent ce magnifique Concertato final, tandis que les cordes crépitent sur le roulement des timbales et l'éclat des cymbales, confondues avec les bronzes sacrés d'IRMINSUL.

Ritorno in patria !

Après avoir été rassuré par l’accueil de la troisième de Norma, Bellini quitte Milan le 5 janvier 1832 pour atteindre Naples le 11. Il y retrouve son vieux maestro Zingarelli, encore directeur du Conservatoire, à près de quatre-vingts ans ! Francesco Florimo rapporte l’émotion du vieillard, tenant en main la partition de Norma que Bellini lui avait dédiée : « [il] versait des larmes de tendresse et disait à ceux qui l’entouraient, et j’étais parmi eux : "Ne vous l’ai-je pas dit mille fois que ce Sicilien aurait rempli le monde de lui ?" Et parvenu au chœur de guerre [à l’acte II], après l’avoir lu une première et une seconde fois, il s’exclama : "Per Dio ! comme il est bien réussi et comme il est beau, mais il est barbaro ! Et à partir de ce moment jusqu’à la fin de l’opéra, la musique est telle, croyez-moi, que tant que les hommes qui l’écouteront auront un cœur, devront l’applaudir toujours." Et il conclut en disant : "La nature a révélé à Bellini un grand secret, la tendresse des larmes." ».

Vincenzo dut retarder son retour en Sicile tant il fut fêté à Naples : la famille royale voulut le rencontrer, le public voulut l’entendre… ou plutôt écouter l’un de ses opéras et le Teatro san Carlo donna I Capuleti e i Montecchi. Bellini dut s’arracher à sa modeste loge du quatrième rang pour venir saluer, seul sur la scène !

Bellini et Florimo s’embarquèrent le samedi 25 février sur le vapeur Real Ferdinando et abordèrent Messine le 26 au soir mais le port étant « fermé » (!), le bateau dut demeurer au large jusqu’au lundi matin ! A Messine, il retrouva son père, Don Rosario Bellini venu depuis Catane et le soir eut lieu une représentation de gala d’Il Pirata et lorsqu’on annonça la présence de Bellini, le Teatro Comunale fut pris d’assaut ! Les deux jours de station à Messine ne furent pas de trop pour en supporter trois d’un interminable voyage vers la Catane natale. Les notables l’attendaient aux portes de la ville, au son d’une fanfare jouant des morceaux de ses opéras. Le Teatro Comunale donna des extraits d’Il Pirata et de La Straniera dont le public réclama de nombreux bis… faisant même venir Vincenzo sur la scène, il entra, paraît-il, tenant par la main, son père très ému ! Catane eut la joie de conserver son illustre enfant durant un mois et la veille de son départ, alors que l’Etna crachait plus de flammes qu’à l’accoutumée, on entendit Vincenzo s’exclamer avec mélancolie : « Toi aussi, ô Etna tu veux me donner l’ultime adieu ? ».

Le 5 avril il parti pour Palerme où il arriva quatre jours plus tard. La capitale de la Sicile donna pour lui une représentation de I Capuleti e i Montecchi au Teatro Carolino (le Teatro Massimo, plus grand théâtre d’Europe après l’Opéra de Paris, ne sera inauguré qu’en 1897). Lors d’un somptueux concert de ses musiques à l’Accademia Filarmonica, on inaugure en sa présence un buste de Bellini !

Bellini et Florimo quittèrent Palerme le 23 avril et arrivèrent à Naples après 44 heures de traversée. Il y trouve une missive de l’impresario Lanari lui signalant qu’il est parvenu à réunir la somme de 12000 francs pour le prochain contrat, avec le Gran Teatro La Fenice et Bellini se montre disposé à accepter. On ignore la date de son départ de Naples mais on sait qu’il assiste à Rome à une représentation de La Straniera et qu’il rencontre le pape Grégoire XVI, désireux d’exprimer son admiration au compositeur. C’est à cette période que se place l’énigme d’un onzième opéra de Bellini : Il fu ed il sarà ou, en quelque sorte, ce qui fut et ce qui sera, comme le confirment les noms des personnages allégoriques : « le Fantôme du Passé », basse ; « la Voix hypothétique de l’avenir », ténor ; « la Fécondité », prima donna assoluta ; un « Chœur des ancêtres » et un « Chœur des descendants ». On a retrouvé les paroles parmi les papiers laissés par le librettiste romain Jacopo Ferretti, mais la mention : « à représenter avec la musique du maestro Bellini » laisse perplexe. Il s’agit d’une œuvre donnée en privé pour le mariage d’un homme de Lettres (Camillo Giuliani) mais la date de ce mariage tombe durant le voyage de Bellini et l’une des hypothèses les plus probables est donc que l’on aurait plutôt adapté de la musique d’opéras déjà composés du « maestro Bellini ».

De passage à Florence, Bellini assiste à une malheureuse représentation de La Sonnambula, avec tous « les tempi au galop », se lamente-t-il le 24 mai dans une lettre à l’éditeur Ricordi, … (défaut bien moderne mais existant aussi à l’époque !). En revanche les Florentins lui font un triomphe dans leur vaste Teatro della Pergola, toujours en activité. Bellini retrouve enfin Milan après un voyage de cinq mois ! Il quitte la capitale de la Lombardie pour un court voyage jusqu’à Bergame où il doit superviser les représentations de Norma.

On accourt de Venise, de Brescia de Milan, même ! …et c’est un véritable triomphe que Bellini s’empresse de communiquer à Felice Romani, demeuré à Milan : « La Giuditta (Pasta) est bien disposée, elle est en voix et chante et déclame d’une façon qui arrache les larmes… Elle me fait pleurer moi aussi !… Et j’ai pleuré en fait pour beaucoup d’émotions que je ressentais en moi… ». Par ces mots, Bellini faisait-il allusion aux souffrances de la création ? c’est fort possible. Il se montre satisfait de l’Adalgisa de la Taccani et souligne le mérite du ténor Domenico Reina : « Reina qui n’est pas Donzelli, y met tant de flamme au point d’en dédoubler sa voix et sa personne. Il prononce clairement et se meut avec énergie ; c’est un Pollione vraiment amoureux et féroce : tu le trouverais exagéré pour un proconsul romain. Il dit de manière tragique Meco all’altar di Venere [Cavatina de son air d’entrée], mais fait pleurer et est très applaudi dans la stretta Me protegge me difende [Cabaletta]. Le trio [Finale I] ne peut être mieux exécuté : ils le jouent bien et avec force ; il a fait frissonner tout le monde, et ils estimèrent que c’est un beau finale, même sans (…) les druides, druidesses et d’autres choeurs pour faire du bruit. Tu avais raison de t’obstiner qu’il soit ainsi… »

Et Bellini d’ajouter dans un P.S. exalté : « Mayr te salue affectueusement (Romani écrivit des livrets pour Mayr) ; il m’a pris dans ses bras et embrassé. Et je suis à Bergame !… », conclut-il, incrédule qu’un tel succès se produise en terrain « ennemi », Bergame étant le berceau de Gaetano Donizetti.

Plusieurs détails fort intéressants de cette lettre retiennent notre attention, comme cette validation définitive, en quelque sorte, de ce curieux Finale sans concertato (ensemble concertant)… et la part que Romani avait apparemment joué dans son insistance… On retient aussi la remarque concernant le ténor Reina « tu le trouverais exagéré pour un proconsul romain ». Ce pourrait être une allusion à la sobriété de Romani, bien connu pour se voir intégré dans la compagnie des librettistes romantiques alors qu’il se défendait de l’être, récusant plutôt les outrances où tombaient ceux-ci, par attrait de la passion !

Bellini dit, d’autre part, une chose curieuse : le ténor « fait pleurer » dans sa cabaletta, on se demande vraiment comment ! la Cabaletta est énergique, déterminée et brillante, comment alors « faire pleurer » dans un tel morceau ?!!… Peut-être quelque chose de l’interprétation de ces morceaux, qui nous font sourire aujourd’hui par leur linéarité et leur naïveté, nous échappe-t-elle ?…

Conforté encore par le succès bergamasque de sa Norma, Bellini peut se consacrer pleinement à la commande de son nouveau contrat pour « La Sérénissime »…

De nouveaux espoirs, de nouvelles douleurs, mais également l’ultime triomphe, avant la fin, misérable et désespérée, injuste.

Yonel Buldrini

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