Monologues
un dossier proposé par Catherine Scholler

 
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Souffrances féminines
par Catherine Scholler


Photo - La Pleureuse


La souffrance opératique est essentiellement féminine. Pourquoi des compositeurs, masculins pour la plupart, ont-ils confié la voix de la douleur à la femme, et comment ont-ils réussi à si bien appréhender les tourments de l’âme de l’autre sexe ?


Cela commença très tôt, le 28 mai 1608 très précisément. On donnait ce jour là Arianna de Claudio Monteverdi, pour fêter dignement le mariage de François de Gonzague, fils du duc de Mantoue, avec Marguerite de Savoie.

Or le morceau considéré par Monteverdi lui-même comme la partie essentielle de l’œuvre consistait en un long lamento désespéré d’Ariane, « lasciatemi morire » : au début de la scène six, Ariane, abandonnée par Thésée, veut mourir et dit son désespoir en un long arioso accompagné d’une basse continue. Pour la première fois dans l’histoire de la musique, un sentiment personnel et subjectif trouvait son expression dans la musique.

Monteverdi à l’époque de la composition avait lui aussi souffert d’un abandon d’une autre sorte et bien plus cruel encore : son épouse Claudia était décédée en 1607, le laissant à jamais inconsolable. Etait-il aller puiser cette douleur, cette révolte, au fin fond de sa propre peine ?

Arianna connut un immense succès lors de la première représentation, le lamento en devenant aussitôt le morceau le plus populaire. C’était le premier d’une longue série de lamenti, que l’époque considéra comme l’expression musicale par excellence de la douleur et du désespoir. Chantés le plus souvent par un personnage féminin, ils devinrent extrêmement fréquents dans l’opéra italien des premières décades du XVII° siècle, gagnèrent l’oratorio, la cantate, ou même constituèrent des pièces indépendantes, ce que d’ailleurs les auditeurs contemporains entendent du lamento d’Arianna, car le reste de l’opéra est aujourd’hui perdu. Il n’en gagne que plus d’impact.

Mais toute mode passe. Les siècles suivants furent assez pauvres en lamentations féminines, tout du moins en lamentations autonomes, car il n’est pas interdit de voir dans l’air de la folie de Lucia de Lamermoor ou dans le somnambulisme d’Amina un avatar des lamenti des siècles passés. Pauvres femmes d’opéra romantique, condamnées à souffrir pour l’éternité, à la fois si loin de nous par la passivité de leur douleur, et si proches dans la souffrance ! 

Et nous voici parvenu dans le vif du sujet, c’est à dire au XX° siècle, friand d’œuvres musicales concises, et qui allait remettre la lamentation au goût du jour, et même inventer un terme pour cela : dorénavant, le monodrame lyrique, qui signifiait jusqu’ici un genre parlé avec accompagnement et commentaire musical, désignera un opéra chanté à un seul personnage. Cette réinvention est due à Schoenberg, en 1909, avec Erwartung, œuvre à laquelle est consacré un article dans le présent dossier.

En 1959, Francis Poulenc compose la voix humaine. Trois ans plus tard, en 1962, une nouvelle œuvre d’une ambition moindre voit le jour, la dame de Monte-Carlo : une durée réduite (sept minutes au lieu des quarante de la voix humaine), une histoire moins poignante, à moindre valeur d’identification, mais bâtie sur un principe identique, « anti-théâtral », celui d’un personnage parlant sans être projeté dans une action véritable, un texte du même auteur - Jean Cocteau – et une couleur orchestrale commune. 

Dans les deux œuvres, Poulenc, qui admirait Monteverdi, a utilisé un matériau prosodique très proche de celui du recitar cantando, qui vise de la même façon à traduire les mots en musique tout en les maintenant au premier plan et constamment intelligibles. D’ailleurs, cette dame de Monte-Carlo, solitaire sur son rocher, et qui va se jeter dans la mer, peut être considérée comme une sorte d’Arianna contemporaine, abandonnée sur son île. Le décor est identique dans les deux cas. Le désespoir aussi.

Pour faire s’exprimer cette femme qui va bientôt se suicider, de la même façon qu’il en a précédemment fait parler une autre abandonnée par son amant, Poulenc privilégie une orchestration claire permettant la parfaite compréhension du texte. Tout comme la voix humaine était construite par phases : phase du chien, du mensonge, de l’empoisonnement, etc., la dame de Monte-Carlo est construite par tableaux émotionnels : « Ce monologue représentait une difficulté majeure : échapper à la monotonie en conservant un rythme immuable. C’est pourquoi j’ai essayé de donner une couleur différente à chaque strophe du poème. Mélancolie, orgueil, lyrisme, violence et sarcasme. Enfin tendresse misérable, angoisse et floc dans la mer ! » (journal). 

Les deux héroïnes de Poulenc sont radicalement différentes : l’une est « jeune et élégante. Il ne s'agit pas d'une femme vieille que son amant abandonne » comme l’a précisé Poulenc. L’autre est une femme sur le retour et revenue de tout, une de ces habitués des tables de jeux, qui subsistent des sommes gagnées en misant misérablement sur pair ou impair, rouge ou noir, une chance sur deux de remporter la mise…tout pour le grand frisson, mais sans la flamboyance, une vie entièrement dévorée par le jeu… 

Cocteau a ainsi croqué la déchéance en quelques étapes saisissantes : (…) ne plus être jeune et aimée (…) après avoir vendu votre âme et mis en gage des bijoux que jamais plus on ne réclame (…) et puis les robe se décousent, la fourrure perd ses cheveux (…) ils m’accusent d’être sale, de porter malheur dans leurs salles (…) et toujours la même chemise que l’angoisse trempe dans l’eau (…) cette nuit je pique une tête dans la mer de Monte-Carlo.

Elle est encore plus seule que sa sœur de la Voix humaine, car celle-ci a au moins une présence : celle de la voix off, alors que la vieille joueuse n’a plus aucun lien avec un être humain, même au téléphone. 

Ce monologue ne possédera jamais l’impact de la voix humaine, mais chanté simplement et avec élégance, il peut faire beaucoup d’effet en récital. Poulenc n’a-t-il pas écrit : « il faut chanter la Dame de Monte-Carlo comme la prière de la Tosca ! mais oui ! » (journal).

Denise Duval donna la première audition publique de l’œuvre de Poulenc en novembre, à Monte-Carlo, puis à Paris, le 5 décembre 1961 au Théâtre des Champs-Élysées, avec l’Orchestre national de la RTF sous la direction de Georges Prêtre. 

Par pur hasard, il s’agit de la dernière œuvre vocale de Poulenc, tout comme la cantate pour mezzo-soprano et petit orchestre Phaedra fut la dernière composition importante pour la voix de Benjamin Britten.

Cet autre monodrame, d’une quinzaine de minutes, a été composé spécialement pour Janet Baker en 1975, et créé au festival d’Aldeburgh en juin 1976, avec l’ English Chamber Orchestra sous la direction de Steuart Bedford. L’état de santé du compositeur lui interdisait d’écrire un opéra entier, d’autre part il avait clairement désigné Death in Venice comme son testament lyrique. Il se tourna donc vers une cantate pour voix soliste, le modèle auquel il se référait n’étant pas Monteverdi, mais Haendel, c’est à dire une cantate de style italien, alternant récitatif et air. L’orchestre est restreint aux cordes et aux percussions, et à un continuo au violoncelle solo et clavecin.

Cette œuvre a absolument été voulue comme un monologue : elle n’a pas été détachée par force de son contexte comme l’Arianna, elle n’est pas composée sur un monologue littéraire existant comme la Dame de Monte-Carlo, mais a été inspirée par la Phèdre de Racine, ou plus exactement par sa traduction anglaise par Robert Lowell. Et de celle-ci, ce n’est pas une scène entière qui a été extraite, mais des morceaux de dialogue assemblés pour constituer un monologue, à travers trois confrontations, selon le plan suivant :

· Prologue et premier récitatif : il s’agit d’une partie de la scène 3 de l’acte I pendant laquelle Phèdre avoue son amour pour Hippolyte à sa nourrice Oenone.

· Presto : extrait de la scène 5 de l’acte II, où Phèdre déclare son amour à Hippolyte.

· Second récitatif : partie de la scène 3 acte III Phèdre s’adresse à Oenone en apprenant le retour de son époux Thésée.

· Adagio : dernière scène de l’acte V, Phèdre agonisante avoue à Thésée qu’elle a injustement fait accuser Hippolyte. 

Il est quelquefois difficile de reconnaître les alexandrins de Racine dans la traduction de Robert Lowell, et dans la traduction française de la traduction anglaise présente sur la plaquette de l’enregistrement, les vers devenant par exemple :

Chez Racine :

« Les moments me sont chers, écoutez-moi Thésée.
C’est moi qui sur ce fils chaste et respectueux
Osai jeter un œil profane, incestueux.
Le Ciel mit dans mon sein une flamme funeste »

Chez Lowell :

« My time’s too short, your highness. It was I,
who lusted for your son with my hot eye.
The flames of Aphrodite maddened me. »

Dans la retraduction française :

« Le temps m’est compté, Altesse. C’est moi
Qui sur votre fils portai un regard coupable.
Les flammes d’Aphrodite m’ont ôté la raison. »

L’élégance racinienne, son art de la litote, sont vraiment mises à mal. C’est ainsi également, par exemple, que : 

« Connais donc Phèdre dans toute sa fureur.
J’aime »

Devient :

« Phaedra in all her madness stands before you.
I love you ! fool, I love you, I adore you ! »

Puis :

« Phèdre dans toute sa folie, se tient face à toi.
Je t’aime, malheureux ! Je t’aime, je t’adore ! » 

Mais si l’ambiguïté de la déclaration racinienne, dans laquelle l’objet de l’amour n’est pas dit, et plus généralement la beauté du langage, ont disparu, le personnage reste, déchiré entre sa passion, son sens de l’honneur et un sentiment de culpabilité qui lui fait désirer la mort. 

Pour les allergiques à la mythologie, rappelons l’histoire en quelques mots : Phèdre, épouse de Thésée, est passionnément amoureuse du fils que celui-ci a eu d’un premier lit, Hippolyte. Le bruit de la mort de son époux ayant couru, Phèdre avoue son amour à Hippolyte, horrifié. Mais Thésée revient. Sur les conseils d’Oenone, Phèdre lui fait croire qu’Hippolyte a tenté de la violer. Furieux, le roi invoque la malédiction de Neptune, qui fait sortir un monstre de la mer. A cette vue, les chevaux d’Hippolyte s’emballent, tuant le jeune homme. De remord, Phèdre s’empoisonne. Agonisante, elle avoue la vérité à son époux.

Par une coïncidence comme il s’en produit parfois dans l’histoire de la musique, Phèdre est la sœur d’Ariane, celle-là même que Monteverdi avait fait pleurer, abandonnée par Thésée, Thésée qui est maintenant l’époux de Phèdre ! 

Sur le plan de la lamentation, la petite sœur n’a rien à envier à la grande. Car son drame est également celui d’une solitude : Phèdre, ravagée par la honte et l’horreur de ses propres sentiments, hantée par le souci de son honneur, ne peut avouer son tourment à quiconque. Le poids du silence l’étouffe, elle résiste farouchement à sa passion, et c’est en définitive l’aveu de celle-ci qui provoquera la perte d’Hippolyte, puis la sienne.

Racine décrit ainsi son héroïne dans la préface de sa pièce : « Phèdre n’est ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocente. Elle est engagée par sa destinée et par la colère des Dieux, dans une passion illégitime dont elle a horreur toute la première. Elle fait tous ses efforts pour la surmonter. Elle aime mieux se laisser mourir, que de la déclarer à personne. Et lorsqu’elle est forcée de la découvrir, elle en parle avec une confusion, qui fait bien voir que son crime est plutôt une punition des Dieux qu’un mouvement de sa volonté. »

Comme souvent chez Britten, on peut traduire la situation et les sentiments décrits, dans le cas présent l’adultère et l’inceste, comme des métaphores de l’homosexualité, des frustrations, de la culpabilité et du potentiel d’exclusion qu’elle peut engendrer. Comme toujours chez Britten, cette métaphore peut plus encore être transcendée et exprimer la misère de l’être humain dans son ensemble.

Phaedra est-il le dernier monodrame lyrique ? il semble bien que non. On pense en particulier à cette « wooman who walk into the door » de Kris Defoort qui pourrait bien être la première pleureuse lyrique de notre nouveau millénaire.

Catherine Scholler


Pour écouter ces œuvres :

Francis Poulenc : La voix humaine, la dame de Monte-Carlo
Felicity Lott
Orchestre de la Suisse Romande
Direction Armin Jordan
1 CD Harmonia Mundi

Benjamin Britten : The rescue of Penelope, Phaedra
Lorraine Hunt
Hallé Orchestra
Direction Kent Nagano
1 CD Erato

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