Monologues
un dossier proposé par Catherine Scholler

 
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La Voix humaine :
une femme, un téléphone, un drame.
par Jean-Christophe Henry


Photo - Denise Duval


L'année 1958 est pour Poulenc celle où il écrit un nouveau chef-d'œuvre pour la scène : la Voix humaine, "tragédie lyrique" en un acte, pour soprano et orchestre, sur le texte de la pièce de Jean Cocteau. C'est son ami Hervé Dugardin, alors directeur des éditions Ricordi à Paris, qui suggéra au musicien de mettre en musique le long monologue de Cocteau... à l'intention de Maria Callas. Mais, naturellement, Poulenc l'écrivit pour son "interprète unique dans tous les sens du terme", Denise Duval.


Ami de Jean Cocteau depuis son adolescence, il n'avait mis en musique jusqu'alors que trois poèmes des Cocardes, en 1919. Quelques années plus tard, il tentait un autre essai avec les poèmes de Plain-Chant. Mais il ne tarda guère à s'apercevoir de son erreur. "Par un curieux mystère, écrivait Poulenc dans les Lettres françaises quelques jours avant la première de la Voix humaine à l'Opéra-Comique, ce n'est qu'au bout de quarante ans d'amitié que j'ai collaboré avec Cocteau. Je pense qu'il me fallait beaucoup d'expérience pour respecter la parfaite construction de la Voix humaine qui doit être, musicalement, le contraire d'une improvisation." En vérité, l'acte de Cocteau, véritable tour de force, qui trouva lors de sa création en 1932, à la Comédie Française, une interprète admirable en Berthe Bovy, semblait peu apte à devenir le prétexte d'une œuvre lyrique.

On en connaît le sujet : une femme, abandonnée par son amant, a tenté de se suicider. Pendant trois quarts d'heure, au téléphone, elle parle à cet amant, sans doute pour la dernière fois (il se marie le lendemain). Elle parle comme une amoureuse trahie, sans trop de cohérence : elle évoque le passé, les jours heureux, elle ment, elle nie la réalité (son abandon), elle se raccroche à la moindre parole d'espoir ; soudain elle s'emporte, s'affole, elle souffre, puis se calme. En apparence seulement : quand, la rupture consommée, elle repose le récepteur, elle retombe sur son lit, évanouie.

Un seul personnage, pas d'action, un long monologue (il dure plus de quarante minutes) de caractère assez rhapsodique, pour ne pas dire décousu. N'était-ce pas vouloir accumuler les difficultés ? Il y avait bien le précédent d'Erwartung de Schœnberg, comportant un seul rôle vocal, féminin lui aussi. Mais ce monodrame lyrique, œuvre expressionniste, dans le sens germanique du terme, s'il en fut, d'un lyrisme exacerbé, wagnérien, œuvre qui demeure, en dépit de la subtilité de la déclamation, d'essence symphonique avant toute chose et à laquelle pourrait s'appliquer la boutade de Schœnberg lui-même à propos des opéras de Wagner : "Une symphonie pour grand orchestre, avec accompagnement d'une voix de chant", Erwartung, donc, est le modèle même de ce que Poulenc ne devait et ne pouvait pas faire avec le texte de Cocteau.

Celui-ci est d'un prosaïsme volontaire. Aucune envolée lyrique. A peine une suite de phrases, parfois inachevées, entrecoupées de cris, et au cours desquelles l'essentiel n'est jamais exprimé : en un mot, un langage téléphonique, mais d'une indéniable force dramatique, en raison de l'arrière-fond psychologique, émotionnel et affectif qu'il trahit.

Traduire musicalement tout ce que les paroles dissimulent, et cela sans ôter au mot la place qu'il lui a toujours reconnue, c'est-à-dire la première, c'est peut-être ce qui a séduit Francis Poulenc.

On mesure les périls de l'entreprise. Aucune possibilité pour le mélodiste-né qu'est Poulenc de donner libre cours à sa veine mélodique (tout au moins de façon apparente : pas de grand air). Pas question non plus d'écrire un accompagnement de forme symphonique (il y a d'ailleurs toujours répugné, et dans les Mamelles et dans les Dialogues). Le problème à résoudre était le suivant : écrire une œuvre qui trouvât son unité dans une suite de fragments musicaux souvent très brefs.

C'est ici que la structure de la pièce de Cocteau a aidé le compositeur : sous son allure rhapsodique, ce long monologue est agencé avec rigueur. Cette scène de rupture est magistralement montée. C'est une suite de séquences, ou plus exactement de "phases". Il y a la phase du souvenir, la phase du mensonge, la phase du chien qui regrette son maître, la phase du suicide manqué, etc. Poulenc a traduit chacune de ces phases en autant de "segments musicaux" ayant chacun sa personnalité propre. Mais l'œuvre tout entière baigne, dès les premières mesures, dans une atmosphère angoissée, intense et lyrique (celle-là même que sous-entend le texte de Cocteau). Dès le début, certains thèmes lyriques sont amorcés, qui donnent à l'œuvre sa couleur particulière et son unité. Thèmes qui ne sont pas, il faut le préciser, des leitmotive.

Il est à peine besoin de dire que la prosodie, dans une œuvre comme celle-ci où chaque mot, chaque syllabe a son importance, joue un rôle capital. Plus que jamais, Poulenc se révèle ici comme un maître ès prosodie. Il n'est jamais allé plus loin, il n'a jamais fait montre dans ce domaine d'une souplesse et d'une exactitude plus grande, ni d'une acuité plus sensible. Quel meilleur hommage que celui de Cocteau lui-même : "Mon cher Francis, tu as fixé, une fois pour toutes, la façon de dire mon texte."

L'orchestration d'une telle œuvre posait des problèmes délicats. Sa qualité première devait être la transparence : on ne saurait imaginer une orchestration luxuriante, submergeant et noyant le texte, le monologue pathétique de cette amoureuse abandonnée. Monologue haché, tout en interrogations désespérées, en allusions passionnées, en feintes à peine déguisées ; monologue sans continuité apparente, ponctué, sans arrêt jusqu'à la fin, de points d'orgues. Mais si la transparence était la vertu cardinale, elle ne devait pas pour autant être synonyme de pauvreté ou d'ascétisme. A l'orchestre revenait la tâche difficile d'établir la continuité absente d'un texte nécessairement morcelé, en créant l'atmosphère, un climat étrange, de tension et d'angoisse. Et cela dès le début, dès que la sonnerie du téléphone retentit, confiée par le compositeur au xylophone.

Avec un orchestre restreint, mais qui sonne admirablement, grâce à une orchestration d'une sensualité sonore raffinée et discrète (une orchestration qui, loin d'être statique, "bouge" sans arrêt), le musicien exprime à merveille le climat tendre et violent, amoureux et cruel, sentimental et sensuel de ce long monologue. L'orchestre devient tour à tour le téléphone, l'amant, l'atmosphère palpable de la chambre de la femme, celle bruyante du cabaret où se trouve l'amant, il illustre la souffrance ou le bonheur fugace de la femme mais incarne aussi ces voix tantôt connues, pour celle de l'amant, tantôt inconnues, l'opératrice ou d'autres abonnées, à l'autre bout du fil. C'est en fait le deuxième personnage de cet opéra. En donnant à la pièce de Cocteau une dimension nouvelle, en l'enrichissant de résonances inédites, la musique fait oublier le côté "tour de force" de la Voix humaine : elle l’humanise et la dote d'un pathétique déchirant.

Ce merveilleux, et redoutable concerto pour une voix de femme et orchestre exigeait une interprète qui fût aussi remarquable comédienne que chanteuse. Denise Duval s'y révéla une grande tragédienne lyrique, vivant véritablement son rôle avec une intensité poignante. Elle y a gagné, si l'on peut dire, ses galons de vedette internationale.

Après avoir chanté la Voix humaine à la Piccola Scala de Milan, elle la révéla au public de New York, à celui du festival d'Edimbourg, à celui de Lisbonne, etc. A Paris, elle ne pouvait rêver accompagnateur plus intelligent, plus précis ni plus sensible que Georges Prêtre, à la tête de l'orchestre de l'Opéra Comique. Le très vif succès de l'œuvre lors de la création sur la scène de ce théâtre, le 6 février 1959, dans un décor et une mise en scène de Cocteau, leur est dû pour beaucoup.

Le succès auprès de la critique ne fut pas moindre. "la partition de Poulenc, écrivait Jacques Bourgeois dans Arts, peut donner à la pièce de Cocteau cette immortalité que l'opéra de Puccini a donné à la Tosca de Sardou." Et René Dumesnil dans le Monde : "Francis Poulenc a écrit une partition construite avec maîtrise, plus que cela, d'une humanité profonde : le mot "humain" est dans le titre de l'œuvre, l'humanité est la substance même de la musique." Enfin, Bernard Gavoty dans le Figaro : "Combien de musiciens, depuis Debussy, ont parlé un langage aussi poignant et aussi efficace, aussi discret, aussi passionné, aussi quotidien ? Un récitatif de quarante-cinq minutes sur un fond d'harmonies voluptueuses et volontairement monotones, c'est tout. Cette musique est vraie, plus réelle encore d'être si nue, plus hallucinante de battre sans relâche au rythme éternel du cœur humain. M. Georges Prêtre l'a supérieurement dirigée... Seule dans sa chambre déserte, tournant comme une bête en cage dans la prison de son chagrin, un manteau rouge jeté sur son vêtement de nuit, mal réveillée de son cauchemar, les yeux agrandis par l'approche de l'inéluctable, pathétique et merveilleusement simple, Denise Duval a trouvé le rôle de sa vie..."

Francis Poulenc a défini, de façon très précise, comment doit être interprétée et chantée la Voix humaine : 

"-1. Le rôle unique de la Voix humaine doit être tenu par une femme jeune et élégante. Il ne s'agit pas d'une femme vieille que son amant abandonne.
-2. C'est du jeu de l'interprète que dépendra la longueur des points d'orgue, si importants dans cette partition. Le chef voudra bien en décider minutieusement, à l'avance, avec la chanteuse.
-3. Tous les passages de chant sans accompagnement sont d'un tempo très libre, en fonction de la mise en scène. On doit passer subitement de l'angoisse au calme, et vice versa.
-4. L'œuvre entière doit baigner dans la plus grande sensualité orchestrale."
De son côté Jean Cocteau a donné des indications précieuses sur le décor, la mise en scène et le jeu de l'interprète : 

"La scène, réduite, représente l'angle d'une chambre de femme ; chambre sombre, bleuâtre, avec, à gauche, un lit en désordre, et, à droite, une porte ouverte sur la salle de bains blanche, très éclairée.

Devant le trou du souffleur, un fauteuil et une table : téléphone, lampe basse. Le rideau découvre une chambre de meurtre. Devant le lit, par terre, une femme en longue chemise, étendue comme assassinée.

La sonnerie du téléphone se fait entendre. De cette minute, la femme parlera debout, assise, de dos, de face, de profil, à genoux derrière le dossier du fauteuil, arpentera la chambre en traînant le fil, jusqu'à la fin où elle se couche sur son lit, à plat ventre. Alors, sa tête pendra et elle lâchera le récepteur, qui tombe comme une pierre." 

Denise Duval a déclaré au sujet de la Voix humaine : "Chaque fois, depuis la création le 6 février 1959, j'ai ressenti cette même impression de devoir agir sur les nerfs des spectateurs à travers une musique, un texte, une mise en scène. Chaque fois j'ai ressenti cette difficulté à capter le public au début, on perçoit cela aux toussotements, aux mouvements des gens sur leurs sièges, et puis au bout d'un quart d'heure, le silence, le poids de silence oppressant, et, à la fin, ces corps suspendus qui ne respirent plus. C'est une expérience toujours renouvelée et toujours aussi bouleversante pour l'interprète comme pour les spectateurs. Mais c'est en même temps une œuvre terrible, à la mesure de son intensité : on peut s'y asphyxier, nouée par le drame et l'exigence vocale tout à la fois. Il faut savoir s'y donner absolument, comme on se donne à la vie. Une femme d'ailleurs qui n'a jamais souffert ne peut absolument pas déployer toute la passion, au sens littéral, de cette œuvre, sa douleur inscrite dans les fibres même." En fait ce qui rend l'œuvre de Poulenc si forte, si actuelle, c'est qu'il est impossible pour ses interprètes, autant instrumentistes que chanteurs, de tricher à aucun moment. Ce postulat se vérifie encore plus dans la Voix humaine. Poulenc a réussi avec son dernier opéra à tenir en haleine son public en ne mettant en musique qu'une moitié de dialogue (gageure que Menotti, quelques années plus tard, ne renouvellera pas, en mettant les deux parties du dialogue en musique dans Le Téléphone). Deux anecdotes concernant la force dramatique de cette "voix off" que l'on imagine sans jamais l'entendre : Jane Rhodes, interprétant La Voix humaine à Radio France, avec l'Orchestre national de France et Jean-Pierre Marty, en 1976, a déclaré : "Ce soir-là, j'entendais vraiment les réponses au téléphone." Plus drôlement, Georges Prêtre raconte dans l'Avant-Scène Opéra que, tandis qu'il saluait sur scène à l'issue d'une représentation, sa femme avait entendu deux vieilles dames s'interroger à son sujet, et l'une dire à l'autre : "Mais voyons, c'est celui qui répondait au téléphone !"

Jean-Christophe Henry

 


* Renseignements complémentaires :

-La Femme : -Tessiture : Do 3/ Do 5.

-Créatrice du rôle : Denise Duval.

-Grandes interprètes : Jane Rhodes, Françoise Pollet, Renata Scotto, Felicity Lott.

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