Monologues
un dossier proposé par Catherine Scholler

 
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Discographie de la Voix Humaine
par Jean-Christophe Henry

Trouver la subtile alchimie d’une œuvre aussi complexe que la Voix Humaine n’est pas chose aisée, et plusieurs grandes dames du chant s’y sont cassé les dents. La partition est à première vue techniquement simple : une partie vocale très médium (qui permet d’ailleurs une excellente intelligibilité du texte) à part un contre-ut et quelques la aigus ; une orchestration très adaptée, quasiment en permanence sous forme d’accompagnato, et quand elle accompagne le chant complètement, le volume est toujours respectueux de la tessiture vocale.


Ce qui étonne à la première lecture de la partition c’est la multiplication des indications de dynamique, de tempo et d’interprétation : cette œuvre qui pourrait paraître très libre à la simple écoute est en fait un objet fini et fignolé par Poulenc (et Duval). C’est cet aspect très « fini » et le texte de Cocteau, d’un quotidien désarmant, qui ont posé problème aux divas successives qui s’y sont frottées.

Comment prendre la distance nécessaire pour habiter ce personnage extrême sans se faire littéralement happer par lui, tout en restant respectueux d’une partition si accomplie et d’un texte souvent difficile à défendre s’il n’est pas dit avec le plus grand naturel ? Sans parler de l’entente avec le chef d’orchestre qui est ici vitale à cet équilibre.

* Denise Duval/Georges Prêtre

EMI, 1959

L’ordre chronologique nous impose l’analyse de cette version en premier et pourtant on aimerait réserver les superlatifs pour la fin d’un article (mais nous verrons que Harmonia Mundi nous permettra tout de même une fort jolie fin) ! Evacuons tout de suite les quelques critiques qui peuvent apparaître à l’écoute de ce disque : le son mono et les montages très audibles pourront rebuter les plus jeunes, habitués aux produits parfaits que nous réserve depuis quelques années la technologie numérique ; l’orchestre de l’opéra comique n’est pas des plus fins (mais la couleur très française des bois est appréciable ici) ; le timbre très « Paris canaille » et la technique de chant un peu daté de Duval font sourire pendant les premières secondes d’écoute : on a l’impression, à certains moments, d’entendre Arletty qui aurait apprit à chanter de l’opéra ! Oui, les voyelles sont trop ouverte, oui, les « r » sont outrageusement roulés et certains mots prononcés d’une façon un peu maniérée, mais comment ne pas succomber face à une telle perfection d’interprétation ? Avouons que la dame à des circonstances atténuantes : l’œuvre a littéralement été écrite en binôme, entre Poulenc et elle, et ça se sent ! Pas une intention, une respiration, une nuance, un accéléré, un ralenti qui ne viennent du plus profond d’elle et si l’on écoute cette merveille partition en main on peut vérifier sur pièce : Duval fait toutes les notes et les indications écrites. Pour trouver un tel miracle musicalo-interprétatif dans l’histoire du disque il faut aller chercher dans les enregistrements Britten-Pears. L’accompagnement de Prêtre est du même niveau : incisif, vivant, amoureux, on sent que jamais la chanteuse n’attend, le chef sait l’accompagner dans cette expérience interprétative extrême en se faisant oublier mais en étant là à chaque instant pour soutenir le drame. Dès la première minute le chef installe l’aspect quasi cinématographique de la pièce en tissant un décor, des fondu-enchainés, des changements de plans musicaux : c’est du Renoir ou du Duvivier orchestral !

Que dire de plus à part que cette première intégrale reste et restera à jamais insurpassable (on l’a même cru longtemps inapprochable, mais…)


* Jane Rhodes/Jean-Pierre Marty

INA, mémoire vive, 1976

Difficile après la version de la création de renouveler le propos sans trahir en quelques sorte l’œuvre. Pourtant, en 1976, une grande dame du chant français, Jane Rhodes, va nous offrir ce qui va rester pendant très longtemps la seule alternative sérieuse à l’enregistrement EMI. Sa vocalité est diamétralement opposée à celle de la grande Denise : la voix est pleine et ronde, le timbre de lait (certaines mauvaises langues diraient de crème chantilly !), Toutes les notes sont vibrées et vibrantes. En revanche on perd dans ce flot de décibels et d’harmoniques beaucoup de texte et de vérité dramatique : ce n’est plus la grande mondaine parisienne qui souffre mais une diva entre deux âges. Le jeu peut paraître un peu outré à certains moments (comme souvent chez cette artiste) mais on est vite emporté par cette tornade de douleur qui, il est vrai, se rapproche plus de Phèdre que la pièce de Cocteau. En fait cette option dramatique très chantée et jouée pourrait exister pleinement si elle était réellement soutenue par un accompagnement idoine ; or on est loin du compte. Comme dans ses Dialogues des Carmélites, Marty apparaît ici tel qu’il est : un honnête fonctionnaire de la musique ! Souvent lente et lourde, sa vision de la Voix Humaine flatte tous les mauvais cotés de sa chanteuse : il aurait fallu à Rhodes, pour lui donner le brun « d’électricité » qui lui manque, un souffle dramatique à sa mesure mais c’est un accompagnement routinier et peu inspiré que lui offre le très bon Orchestre National de France et son chef. La valse de l’aveu, seul vrai moment de lyrisme pur de la partition, aurait pu être un vrai choc confié à Jane Rhodes mais sous la baguette de Marty c’est l’un des moments les moins inspirés du disque, à l’image de toute cette interprétation : un rendez-vous manqué.


* Julia Migenes/Georges Prêtre

Erato, 1991

Voilà ce qu’on pourrait appeler un OLNI (Objet Lyrique Non Identifié) ! Pourquoi avoir proposé à Georges Prêtre de réenregistrer la Voix Humaine plus de trente ans après avoir légué la référence absolue de l’interprétation au disque ? Et surtout pourquoi lui imposer comme interprète pour cette nouvelle rencontre la plus grande escroquerie lyrique de l’histoire du disque en la personne de Mme Migenes. Evacuons rapidement ce produit marketing, fort joli, mais absolument hors de propos (ici comme partout ailleurs) qu’est la diva américaine : la voix ? inexistante. La technique ? précaire. L’interprétation ? outrée. La diction ? bien moyenne. L’écoute de ce témoignage navrant est dans un premier temps comique, mais il tourne rapidement à l’exaspérant.

C’est bien dommage car contre toute attente (et surtout si on arrive à occulter les vociférations hystériques et les chuintements nymphomaniaques de la dame) l’accompagnement de Georges Prêtre a évolué depuis 1959, et sans être supérieur, il est du même niveau (avec une pâte orchestrale plus luxueuse) : plus claire et énergique, on a envie de dire plus efficace, moins dans l’introspection ; la deuxième Voix Humaine de Prêtre est toujours aussi cinématographique mais plus hollywoodienne que trente ans auparavant ; Duvivier a laissé la place à Wells et Hitchcock. Malheureusement, loin de Grace Kelly, Migenes se rapproche plus de Tza-Tza Gabor !


* Françoise Pollet/Jean-Claude Casadesus

Harmonia Mundi, 1993

N’importe quoi ! Mais pourquoi deux grands musiciens se sont-ils fourvoyés dans un chemin si éloigné de l’esprit de Poulenc ? Quel dommage, car après le très beau disque Casadesus des mariés de la tour Eiffel (chez le même éditeur) et la Seconde Prieure magnifique de Pollet avec Plasson, on aurait pu atteindre le sublime. Mais nous sommes ici face à un contresens majeur : les deux interprètes nous offrent une sorte de grande cantate pour soprano et orchestre où chaque son, chaque ligne mélodique, chaque accord atteint une perfection esthétique extrême mais… sans un brin de vie ou de théâtre ! Casadesus se saoule visiblement des couleurs moirées de son orchestre (dans Pélléas ça peut être intéressant, ici c’est tout simplement ennuyeux) et Pollet se regarde le nombril en usant des sons filés « alla Caballé » et des demi-teintes (certes fort joliment colorées) mais sans jamais « se lâcher » ni vocalement, ni théâtralement.

Une question se pose à l’écoute de ces deux derniers enregistrements : qu’est-ce qui est le plus condamnable : de bons artistes qui font mal leur travail ou une artiste moyenne (soyons charitable !) qui fait ce qu’elle peut ?


* Felicity Lott/Armin Jordan

Harmonia Mundi, 2001

Et la lumière fut ! 42 ans après la création et l’enregistrement de la merveille Duval/Prêtre on croyait impossible de retrouver l’équilibre, l’inspiration, la magie nécessaire à la Voix humaine. Pourtant dès les premières mesures de ce disque le mordant et les couleurs chaudes de l’orchestre de la Suisse Romande nous installent dans le drame. Les premiers « Allo » teintés d’angoisse et d’agacement de Felicity Lott, le changement de ton dès le premier contact avec son amant, où la voix se fait instantanément caressante, la respiration plus calme, quasi amoureuse, nous font entrer de plein pied dans le miracle. On a alors envie de comparer cette petite merveille avec la version de la création et c’est bien difficile. Bien sûr la technique de Lott est plus « moderne » que celle de Duval, la voix est plus riche en harmoniques, mais comment oublier la diction superlative de la grande Denise ? Celle de la cantatrice anglaise est excellente mais toujours un peu troublée par un accent discret. La direction de Jordan est plus poétique, moins concrète que celle de Prêtre, mais les deux conceptions se défendent et surtout sont parfaitement en accord avec les propositions respectives de leur chanteuse : Prêtre est sec et rugueux comme les lignes très parlées du chant de Duval alors que Jordan tisse avec son merveilleux orchestre un écrin digne du velours de Lott. Face à ces deux conceptions on n’a pas envie de choisir, on écoute les deux avec le même bonheur !

Pourtant la voix de Felicity Lott n’a plus la pureté d’antan, le haut médium s’est blanchi avec l’âge et le grave, qui n’a jamais été la partie la plus facile de sa tessiture, disparaît de plus en plus. Mais, en grande artiste, la cantatrice se joue de ces menus problèmes, s’en sert même pour colorer subtilement son interprétation. Cela nous donne une Voix Humaine très onirique que l’on écoute comme dans un rêve et dont on se réveille bouleversé.


En conclusion, pour qui veut découvrir l’œuvre, la version Duval/Prêtre s’impose autant pour sa valeur historique que musicale. Mais pourquoi ne pas acheter directement les deux versions Duval et Lott pour les dévorer dans la foulée ? En plus les compléments de ces deux versions sont passionnants : Le texte « le bel indifférent » dit par Edith Piaf pour EMI et une merveilleuse Dame de Monte-Carlo pour Harmonia Mundi.

La version Rhodes/Marty reste un bon choix de repli, mais il est indispensable pour les amoureux de l’œuvre ou de la chanteuse.

Oublions les deux autres versions, dont une (HM) a déjà disparu du catalogue et on aura du mal à la regretter !

Jean-Christophe Henry

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