Monologues
un dossier proposé par Catherine Scholler

 
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Cocteau et la musique
par Vincent Deloge


Photo - Illustration de Jean Cocteau pour La Voix Humaine


"Il y avait entre la musique et Jean Cocteau des liens d'intimité organiques. Sans doute n'était-il pas exécutant ou compositeur. Il n'empêche qu'il appartenait au monde des sons, à l'univers orphique, par osmose ou transfert"

(Henri Sauguet)

Jean Cocteau n'était pas musicien. Pourtant, aucune forme d'art ne pouvait laisser indifférent ce créateur protéiforme, expert en sortilèges que François Mauriac qualifia un jour si joliment de "libellule ravissante et irritante qui ne se posait jamais". Pour celui qui se définissait comme le "Paganini du violon d'Ingres", tout était prétexte à poésie, les sons au même titre que les images, les lignes et les couleurs. Il eut du reste un initiateur avisé en la personne de Reynaldo Hahn, l'ami de jeunesse. Toutefois, à la musique raffinée mais légère de ce séduisant guide, Cocteau ne tarda pas à préférer celle d'une eau infiniment plus forte de Stravinsky. Nous vous proposons en quelques épisodes arbitrairement choisis d'évaluer l'apport de Cocteau à la musique du XXe siècle ainsi que de découvrir ou redécouvrir les fondements de son esthétique.


Igor Stravinsky

Cocteau admirait beaucoup le Stravinsky du Sacre du Printemps, avec ses rythmes barbares. Les relations entre les deux hommes, basées pourtant sur une estime réciproque, furent toutefois souvent orageuses. Elles débouchèrent cependant sur l'un des chefs-d'œuvre de la musique lyrique au XXe siècle, Oedipus Rex. Stravinsky voulait composer une oeuvre construite sur un mythe antique et avait été séduit par l'adaptation de l'Antigone de Sophocle qu'avait signée Cocteau. Les deux hommes arrêtèrent leur choix sur le mythe d'Oedipe mais, alors que Cocteau aurait souhaité écrire un drame d'action, le compositeur exigea un livret conventionnel, une "nature morte". Le texte de Cocteau fut traduit dans un latin parfois contestable par le futur cardinal Daniélou, ce qui lui donna un aspect rituel et monumental conforme aux souhaits du compositeur. Sur cette matière pétrifiée, Stravinsky put composer une oeuvre où se manifestait sa nostalgie du passé et son respect pour les "vieux maîtres du style sévère". A défaut d'avoir pu imposer sa conception du drame, Cocteau se révéla un extraordinaire récitant, en particulier à l'occasion de la reprise de 1952 pour laquelle il signa les décors et les masques. 

Le Coq et l'Arlequin

En 1918, Cocteau publia Le Coq et l'Arlequin, un petit opuscule de soixante-quatorze pages assez composite mais qui prenait des allures de manifeste en faveur de la jeune musique. Il y plaidait pour un art français simple et direct opposé tout à la fois au sublime wagnérien et aux délices de l'impressionnisme. Vive le Coq, emblème de l'esprit français, et à bas l'Arlequin, symbole d'un certain éclectisme cosmopolite ! La cible principale de Cocteau était Wagner, qui représentait dans son esprit le suprême degré du germanisme en art : "L'ennui semble à ce vieux dieu une drogue utile pour obtenir l'hébètement des fidèles". Debussy ne trouvait pas plus grâce à ses yeux, coupable lui aussi "parce que de l'embûche allemande, il est tombé dans le piège russe", et donc sous l'influence nocive de Moussorgski et Rimski-Korsakov. On le voit, pour promouvoir ses conceptions, Cocteau était prêt à commettre quelques injustices. A Stravinsky, il savait gré d'avoir su réveiller la jeune école française de la torpeur debussyste mais tout aussitôt il émettait des réserves sur sa capacité à lui enseigner un style propre. En définitive, le modèle que proposait Cocteau était Erik Satie, qui incarnait à ses yeux "la plus grande audace à notre époque", c'est-à-dire le retour à la simplicité. Pour le poète, Satie savait s'inspirer du réel avec sobriété et sans s'embarrasser d'inutiles complexités, en plaçant au premier plan la mélodie. "Il ouvrira une porte aux jeunes musiciens un peu fatigués de la belle polyphonie", affirmait Cocteau. Peut-on affirmer que ce manifeste esthétique était approuvé par les Six ? Il ne l'était certainement pas en tout cas par Arthur Honegger qui dédaignait tout à la fois le retour à la simplicité harmonique et les caprices de l'esprit, préférant proposer des oeuvres fortement charpentées à l'harmonie complexe et au tissu contrapontique dense. "J'attache une grande importance à l'architecture musicale, que je ne voudrais jamais voir sacrifiée à des raisons d'ordre littéraire ou pictural" écrivait le compositeur qui n'hésitait pas à déclarer par ailleurs : "Je n'ai pas le culte de la foire et du music-hall, mais au contraire celui de la musique de chambre et de la musique symphonique dans ce qu'elle a de plus grave et de plus austère". Nous sommes bien loin ici des conceptions esthétiques de Cocteau. En ce qui le concerne, Darius Milhaud se trouvait encore au Brésil lorsque parut Le Coq et l'Arlequin et il s'irrita par la suite des commentaires selon lesquels ses camarades et lui-même auraient suivi une esthétique définie et délimitée par Cocteau. Ceci ne nous empêchera pas de relire avec plaisir et profit un ouvrage qui contient des pensées assez fulgurantes sur la création.

Parade

Erik Satie pour la musique, Jean Cocteau pour l'argument et la conception d'ensemble, Pablo Picasso pour les costumes : telle était l'affiche exceptionnelle du ballet cubiste Parade qui, selon Serge Lifar, fit faire à la danse moderne un progrès considérable. Sa création par les ballets russes le 18 mai 1917 suscita en tout cas un de ces scandales dont raffolait la bourgeoisie parisienne. Parade était véritablement une oeuvre de rupture avec les tendances musicales dominantes. Satie résuma son travail avec son humour coutumier en affirmant avoir composé "un fond à certains bruits que le librettiste juge indispensable pour préciser l'atmosphère de ses personnages". Il est inutile de préciser que le scandale provoqué par Parade avait littéralement ravi ce jeune homme facétieux de cinquante et un ans qui avait introduit dans sa partition sirènes, coups de revolver et machines à écrire. La radiodiffusion récente d'une soirée du Met nous a permis de constater toutefois que l'intérêt de l'œuvre dépassait l'anecdote. 

Les Six

Cocteau avait acquis parmi les musiciens une enviable réputation qui lui permit de devenir le catalyseur du Groupe des Six, même si l'expression avait eu pour père le critique Henri Collet. Il fallait incontestablement une personnalité aussi forte que la sienne pour assembler six talents aussi dissemblables que ceux d'Honegger, Milhaud, Poulenc, Tailleferre, Auric et Durey. Ils se connaissaient, étaient bons camarades et figuraient assez souvent au programme des mêmes concerts mais leurs conceptions musicales étaient parfois extrêmement éloignées. Honegger par exemple ne partageait ni le dédain des cinq autres envers Ravel ou Florent Schmitt, ni leur admiration pour Satie. Cocteau tira pourtant un étonnant profit publicitaire de cette idée et programma concerts et dîners communs. Il fut en sorte le très efficace agent de promotion du Groupe. Les Six protestèrent contre l'étiquette commune qui leur avait été arbitrairement accolée, mais cette publicité bien orchestrée satisfaisait leur ardeur à se faire connaître. Pour autant, ils refusaient de pratiquer une doctrine commune ou de constituer un "parti musical", préférant conserver chacun son indépendance. Après avoir insisté sur ces divergences, il convient cependant de préciser les principales valeurs communes à ces six jeunes musiciens : le retour à la mélodie, au contrepoint, une volonté de simplicité et de naturel mais aussi des mépris communs pour le wagnérisme, le debussysme ou le dogmatisme de la Schola.

Les Mariés de la Tour Eiffel

Et voici la seule oeuvre commune des Six, en fait des Cinq puisque Louis Durey avait invoqué des problèmes de santé pour ne pas participer à l'expérience : Les Mariés de la Tour Eiffel, créés en 1921 à la Comédie des Champs-Élysées. Cocteau les avait lui-même définis comme "une sorte de mariage secret entre la tragédie antique et la revue de fin d'année, le chœur et le numéro de music-hall". Cette oeuvre inclassable fut accueillie à la première par des sifflets, des injures et des vociférations. Aujourd'hui on l'écoute avec un plaisir certain. Cet épisode marqua curieusement la fin du Groupe puisque aussitôt après chacun reprit définitivement sa liberté. Darius Milhaud confia cependant plus tard que tous avaient été intéressés et amusés de participer à ce spectacle "où tant d'éléments divers se mêlaient et dont la fantaisie n'aurait pas été répudiée par le mouvement Dada, alors en pleine floraison". 

Darius Milhaud

Pour Darius Milhaud, Cocteau imagina l'argument du Bœuf sur le toit dont il signa par ailleurs la mise en scène, transformant ce simple divertissement voulu par le compositeur en véritable manifeste d'une esthétique music-hall, défendue par des musiciens cocasses et forains. Les deux hommes collaborèrent à nouveau pour le Pauvre Matelot, "complainte" en trois actes créée à l'Opéra Comique en 1927. Pour cette relecture acide du mythe de Pénélope, Cocteau avait écrit un texte qui ne lui ressemblait guère : féroce, brutal et sans psychologie. L'œuvre connut pourtant un réel succès à sa création.

Francis Poulenc

C'est peut-être avec Francis Poulenc que notre poète connut la collaboration artistique la plus fructueuse. Le compositeur commença par illustrer l'esthétique du Coq et l'Arlequin en mettant en musique trois chansons populaires de Cocteau dans Cocardes, composé dans l'esprit du music-hall, du cirque et des fêtes foraines. Puis vinrent ces deux superbes monologues que nous vous présentons par ailleurs, La Voix humaine et la mélancolique Dame de Monte-Carlo. Cocteau avait signé la mise en scène, les décors et les costumes de la création de la Voix humaine et avait tenu à souligner la qualité du travail de Poulenc : "Ce qui est neuf dans la version opéra de La Voix humaine, c'est que la musique ne mange pas l'œuvre écrite mais la souligne, contrairement par exemple à Maeterlinck qui fut mangé par Debussy. Dans La Voix humaine, Poulenc m'a servi : phénomène unique". Enfin, Poulenc signa une musique de scène pour Renaud et Armide, une pièce créée durant l'Occupation à la Comédie Française et qui avait marqué la conversion de Cocteau au théâtre classique.

Arthur Honegger

Même si, comme nous l'avons souligné, les idées esthétiques d'Honegger différaient considérablement de celles de Cocteau, il subit comme ses camarades l'influence du poète. Son biographe André George l'a du reste souligné : "Honegger a tout de même subi la fascination qu'exerce l'étincellement de son regard et de son esprit. Quelle conversation ailée ! Gaminerie qui va souvent profond, bizarrerie parfois et simplicité sans pareille toujours". Honegger composa au début des années 20 sur six poèmes de Cocteau un ensemble assez étonnant où le jazz se mariait à l'influence de Fauré et la romance à la parodie, mais surtout s'inspira de l'adaptation de l'Antigone de Sophocle qu'avait réalisée Cocteau pour signer son seul véritable opéra et sans doute celle de ses oeuvres lyriques qu'il préférait.

Georges Auric

C'est probablement Cocteau qui éveilla chez Georges Auric, auquel il avait dédié Le Coq et l'Arlequin, le goût pour le cinéma à une époque où les compositeurs "sérieux" ne s'y intéressaient guère même si Saint-Saëns avait ouvert la voie dès 1908 en signant une partition originale pour L'Assassinat du duc de Guise. Dès lors, Auric fut le compositeur attitré des musiques des films de Cocteau, et il faut reconnaître que ses thèmes conviennent parfaitement à l'univers du poète. Il nous suffira d'évoquer L'Eternel Retour, l'Aigle à deux têtes, Orphée ou La belle et la bête pour commencer à rêver.

Et encore...

En 1962, Cocteau signa les décors et les costumes d'un Pelléas donné à Metz avec Denise Duval. Il conçut à cette occasion un cadre étrange fait de tulle gris et de meubles imitant l'acier, loin des traditionnels décors en carton-pâte. Cette réalisation était tout à fait en accord avec cette déclaration, sur laquelle nous mettrons un point final à cet hommage : "Les chefs-d'œuvre ne vivent que pour les périodes qu'ils traversent et par la manière dont chaque époque les envisage".

Vincent Deloge

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