Monologues
un dossier proposé par Catherine Scholler

 
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Erwartung : voyage au bout du désespoir
par Bertrand Bouffartigue


Photo - Erwartung par Gustav Klimt


Comme l’écrit Jean-Christophe Henry dans son article sur la voix humaine, « Erwartung […] est le modèle de ce que Poulenc ne devait et ne pouvait pas faire avec le texte de Cocteau. D’un point de vue musical, un fossé sépare effectivement ces deux œuvres ». Mais comment ne peut-on pas trouver des points communs ? N’éprouve t-on pas les mêmes sensations à observer une femme conduite au désespoir par l’homme qui l’a quittée et dont le destin la mène vers la folie et peut être la mort ?


Erwartung est la première œuvre lyrique de Schoenberg, écrite fin 1909 en 17 jours seulement. Le livret est de Marie Pappenheim, étudiante en médecine et poète. Il semble qu’elle l’écrivit aussi très vite et pratiquement d’un seul jet. Il en résulte un texte brut, constitué de bouts de phrases, de cris, ce qui renforce l’atmosphère parfois proche de la démence.

L’histoire est simple : une femme erre la nuit dans une forêt à la recherche de l’homme qu’elle aime. On s’aperçoit vite qu’elle a peur de trouver son corps. Elle finit par le retrouver devant une maison, leur maison ? Il est mort. Elle s’affole puis se souvient, avant de sombrer dans la folie.

L’œuvre, qui ne dure même pas 30 minutes, est construite en quatre tableaux représentant quatre lieux différents liés à l’évolution de l’état mental du personnage. Les trois premiers sont très courts : entre deux et trois minutes chacun.

Le premier tableau représente l’orée de la forêt. La femme hésite à y pénétrer. Nous savons très vite qu’elle cherche quelqu’un. On peut alors deviner que c’est l’homme qu’elle aime : « Es ist so süB bei dir (il fait si bon auprès de toi) ». Mais déjà, la peur est là : « Ich fürchte mich (j’ai peur) ». L’atmosphère est lourde, étouffante. La musique, d’abord calme, souligne ensuite l’angoisse de la femme par des fortissimo et des accords très dissonants. Sans vouloir absolument convaincre les auditeurs peu enclins à ce type de musique, il faut reconnaître que la musique de Schoenberg est très descriptive et expressive et soutient admirablement les mots et au-delà l’état d’esprit de l’héroïne. Pour un auditeur novice, il suffit presque de se laisser conduire par la musique pour comprendre ce qui se passe, aussi bien dans l’action « extérieure » que dans l’âme de l’héroïne. La tessiture du rôle, très tendue, permet de jouer sur les contrastes des situations.

La très courte transition entre les deux tableaux est brutale et nous projette au cœur de la forêt. Tout aussi brutale est la réaction de la femme au toucher de quelque chose. Puis aussi brutalement que la peur est apparue, c’est de nouveau le calme. Elle fait appel à ses souvenirs, apaisants sans doute, si apaisants que la musique disparaît presque. Puis tout se dégrade de nouveau au souvenir d’une trahison : « Aber du bist nicht gekommen » (mais tu n’es pas venu). Elle croit entendre quelqu’un pleurer. Le bruissement des branches la terrifie. Elle fuit et tout comme au début du tableau, la fin se termine par la confusion : elle prend un tronc pour un corps. Lequel ?

Le troisième tableau est extrêmement court et nous fait passer de la forêt sombre vers un lieu plus lumineux mais pas plus rassurant pour autant : la lumière projette son ombre sur un mur et elle a de nouveau peur. Il en est de même des murmures de la forêt. Alors que dans Siegfried, ces murmures sont apaisants et incitent à la rêverie, la ligne « mélodique » écrite par Schoenberg est répétitive et malsaine malgré l’utilisation des vents comme chez Wagner. Elle ne recherche pas de corps dans ce tableau. Au contraire, elle croit que son bien aimé l’appelle puis elle demande son aide, effrayée par ces murmures.

Elle est désormais en condition pour affronter la réalité ou sa vision de la réalité et plonger totalement dans sa folie, et l’auditeur avec elle.

Au quatrième et dernier tableau, beaucoup plus long, elle est devant une maison : est-ce leur maison ? Les sonorités du début sont très calmes. On peut croire qu’elle a retrouvé une certaine sérénité. Il n’est est rien ! Elle évoque soudain l’étrangère : certainement la femme qui l’a remplacée. Dès cette évoquation, la musique devient nerveuse puis se calme lorsqu’elle aperçoit le banc sur lequel elle souhaite s’asseoir. Ce n’est pas un banc, c’est un corps. Il y a du sang. ! C’est lui ! La musique monte au paroxysme puis se calme tout d’un coup. Elle ne veut pas y croire. Le cauchemar va se dissiper. Elle pense qu’elle a rêvé : « Ich wuBte » (je le savais ) chanté comme un cri de victoire. Mais non, il est bien là ! C’est alors une montée dans l’effroi couronnée par un « Hilfe » impressionnant (que certains assimilent au « Lachte » de Kundry, autre femme déchirée par ses souvenirs). Elle se met à parler au cadavre avec des propos qui deviennent de plus en plus incohérents, mêlant hallucinations (elle se croit en plein jour) et lamentations (accompagnées souvent de façon obstinée par les violons). Elle continue à lui déclarer son amour et son désir (elle évoque des souvenirs « charnels »). Elle cherche un souffle de vie mais rien, les assassins (« ils ») l’ont atteint en plein cœur. Telle Salomé, elle veut l’embrasser sur les lèvres. Mais elle s’arrête. Elle se croit observée. Les assassins ? La rivale ? Elle se rappelle alors qu’il l’a délaissée ces derniers temps. Elle se déchaîne alors sur l’autre femme, qu’elle insulte : « die Hexe, die Dirne » (la sorcière, la putain). Puis elle le traite de menteur et le frappe d’un coup de pied. La musique devient brutale en même temps que les mots. De son côté, l’écriture vocale porte la ligne de chant de plus en plus vers l’aigu, mettant en valeur l’attitude hystérique du personnage. Ce n’est certainement pas un hasard si Schoenberg esquisse dans ces moments de colère des morceaux de phrases musicales proches d’une musique harmonique plus classique. Soudain, elle comprend : « Für mich ist kein Plantz da… » (Pour moi, il n’y a pas de place ici). Cette phrase commence dans un cri et finit dans un soupir désespéré. 

Jusqu’à la fin de l’œuvre, elle est définitivement « perdue » dans des souvenirs, vrais ou faux, mêlant mots d’amour passionnés et reproches, parlant de ses baisers pour elle mais aussi pour l’autre. Malgré cette confusion, nous pouvons comprendre qu’à part de très rares moments de lucidité, elle ne sait plus vraiment qu’il est mort. L’écriture vocale devient très lyrique avec l’appui des cordes, sollicitées régulièrement dans l’aigu voire le suraigu (une « technique » que l’on retrouve parfois chez Wagner). Elle recherche son baiser comme un repère dans la nuit. Après un dernier cri de désespoir (« Wo bist du ? »), elle part de nouveau le chercher et la musique s’arrête ou plutôt se dissout dans un vide angoissant. Une boucle est bouclée…

Même si elle ne dure que 30 minutes, l’œuvre de Schoenberg possède une force digne des grandes œuvres lyriques. Paradoxalement, l’écriture musicale est un excellent support pour aborder cette œuvre difficile. En effet, aussi bien que dans les opéras du 19ème siècle, sa musique reste très descriptive et sublime les sentiments et les situations. La rupture avec la passé se perçoit pour le néophyte par l’absence quasi totale d’harmonie mais elle ne devrait pas être gênante pour un amateur de musique et d’opéra puisque la musique reste avant tout au service du texte. Comme quoi, depuis les grands et beaux monologues de Monteverdi (telle Pénélope ou Ottavia), rien n’a été vraiment inventé dans l’Opéra !

Bertrand Bouffartigue

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