Les mamelles de Tirésias

Adapté par Catherine Scholler d'un mémoire de Jean-Christophe Henry

Francis Poulenc : " Moine et Voyou "


Cette expression, émanant de Claude Rostant, définit à merveille la personnalité complexe de Poulenc, due à un parcours atypique.

Francis Poulenc est né à Paris le 7 janvier 1889. Le contexte familial dans lequel il voit le jour semble déterminant pour l'inspiration du compositeur. On peut en effet trouver dans les origines respectives de ses parents la clé de sa personnalité musicale. Il y rattachait d'ailleurs lui-même les deux facettes de son œuvre, la double inspiration, religieuse et profane. Si l'ascendance maternelle de souche purement parisienne, semble dominer, c'est parce qu'elle permettra l'éclosion de sa vocation. " C'est d'elle, dira Francis Poulenc, que je tiens presque toute mon hérédité artistique (...) Chez mes grands-parents et arrières-grands-parents, tous ébénistes, tapissiers et bronziers, on avait le culte de tous les arts. "

A sa mère, Jenny Royer, pianiste amateur, il doit sans nul doute la découverte de la musique ; le début de la dédicace des Dialogues des Carmélites nous le montre : " A la mémoire de ma mère qui m'a révélé la musique ". Pour sa part, " l'Oncle Papoum ", frère de sa mère, familiarise son neveu avec la vie théâtrale parisienne. Quant aux grands-parents, ils sont à tel point parisiens qu'ils considèrent comme la campagne Nogent-sur-Marne où ils possèdent une propriété. Les séjours qu'y effectue le jeune Poulenc s'inscrivent profondément dans sa mémoire : " C'était pour moi le paradis, avec ses guinguettes, ses marchands de frites et ses bals musettes (...) C'est là que j'ai connu les airs de Christiné et de Scotto qui sont devenus pour moi mon folklore. Le côté mauvais garçon de ma musique n'est pas artificiel comme on le croit parfois puisqu'il se rattache à des souvenirs d'enfance très chers. " L'influence de ce " folklore " peut se ressentir directement dans Les Mamelles de Tirésias (le duo Lacouf-Presto en particulier) mais aussi dans certaines de ses mélodies : Les Fêtes Galantes, sur un poème d'Aragon, par exemple.

Son père, Emile Poulenc, qui dirige une affaire familiale de produits chimiques, devenue par la suite Rhône-Poulenc, est d'origine aveyronnaise. On a souvent rattaché aux traditions de cette région les sentiments religieux de son père qui " était, sans étroitesse, magnifiquement croyant " contrairement à sa famille maternelle qui se montre simplement indifférente à la religion.
On voit en germe dans ces racines familiales les deux pôles de la musique de Poulenc, une diversité qui se fondra finalement dans l'unité de sa personnalité.

La mère de Poulenc décèle vite les dispositions de son fils pour la musique. Elle lui enseigne elle-même les premiers rudiments du piano avant de le confier à une excellente répétitrice, nièce de César Franck, qui va lui inculquer de solides bases de technique pianistique. En même temps, Poulenc poursuit des études classiques au Lycée Condorcet, contre le souhait de sa mère, mais selon le vœu de son père qui ne peut admettre l'éventualité de son entrée au Conservatoire avant la fin de ses études secondaires. La formation musicale sommaire de Poulenc se limitera donc, en dehors des leçons de piano, à l'acquisition de quelques base de solfège avec un professeur de violoncelle de Nogent, et d'harmonie avec un ami organiste. Tout seul, Poulenc découvrira Le Voyage d'Hiver, les Danses Sacrée et Profane et le Sacre de Printemps : trois révélations marquantes pour l'enfant.

A quinze ans, Poulenc fait une rencontre décisive, celle de Ricardo Vinès. Ce dernier est l'un des rares virtuoses de l'époque à interpréter la musique contemporaine : il est le créateur privilégié des œuvres de Debussy, Ravel, Falla... C'est ainsi que Poulenc commence à travailler avec celui dont il n'hésitera pas à affirmer : Je lui dois tout ! Professeur, Vinès fait de Poulenc un pianiste remarquable et exerce une influence sur son style pianistique (notamment pour l'usage des pédales) ; plus encore, véritable maître spirituel, il lui présente Satie, dont Poulenc reconnaîtra l'influence immédiate, et Auric, avec qui se noue une longue amitié. Dans le même temps que Poulenc s'introduit dans les milieux musicaux, il pénètre dans les milieux littéraires grâce à une amie d'enfance, Raymonde Linossier, " le véritable ferment intellectuel de mon adolescence. "
Dans la librairie d'Adrienne Monnier, " Aux amis du livre ", rue de l'Odéon, il s'initie à la poésie et à la littérature, et rencontre Aragon, Eluard, Breton, Gide, Valéry, Claudel et Joyce. De la littérature aux arts plastiques, il n'y a qu'un pas que Poulenc franchit rapidement : il rencontre Picasso, Braque, Modigliani, Derain et Marie Laurencin. A peine sorti de l'adolescence, Poulenc se trouve plongé au cœur de la vie artistique parisienne, parmi les créateurs de l'avant-garde, et fréquente littérateurs et peintres aussi bien que ses collègues musiciens. Mais s'il s'est déjà essayé à quelques compositions pour le piano, Poulenc n'a reçu aucune éducation musicale académique et traditionnelle hormis une formation pianistique professionnelle acquise auprès de Vinès, mais en dehors de tout cursus officiel.

En 1917, il a alors 18 ans, Poulenc projette de rentrer au Conservatoire de Paris, mais en vacance à Nogent un incident lui ferme définitivement les portes de l'institution ; il décrit la scène à Vinès dans une lettre datée du 26 septembre : " (...) Recommandé par un de mes amis, lui-même très camarade de Paul Vidal, je vais voir ce dernier pour lui causer de mon entrée au Conservatoire. Au début de ma visite, il est assez aimable, me demande quels professeurs j'ai eus jusqu'ici, etc. Puis il me demande si je lui ai apporté un manuscrit. Je lui passe alors le manuscrit de ma Rapsodie nègre. Il la lit attentivement, plisse le front, roule des yeux furibards en voyant la dédicace à Erik Satie, se lève et hurle exactement ceci : "Votre œuvre est infecte, inepte, c'est une couillonnerie infâme. Vous vous foutez de moi, des quintes partout ; et cela est-ce cul cet Honoloulou ? Ah ! je vois que vous marchez avec la bande Stravinsky Satie et Cie, et bien bonsoir" et il m'a presque mis à la porte. " (Compositeur et chef d'orchestre, Paul Vidal enseigna le solfège, l'accompagnement au piano et la composition au Conservatoire de Paris.)
C'est donc sans passer par la moindre institution musicale que Poulenc va conquérir le Paris d'après-guerre. Entre classicisme et modernisme, intuition d'autodidacte et formation théorique tardive, influence bourgeoise et populaire va se développer un style très personnel.

En 1936, Poulenc amorce un virage vers une nouvelle maturité, déclenchée par un événement décisif pour l'évolution de son activité de compositeur. Il s'agit de sa visite à Rocamadour au cours de l'été 1936, quelques mois après la mort bouleversante de son ami, le compositeur Pierre Octave Ferroud ; ce pèlerinage sur des lieux voisins du berceau familial aveyronnais provoque en lui la renaissance de la foi catholique paternelle, peu à peu éteinte depuis la mort de son père en 1917. " Rocamadour acheva de me ramener à la foi de mon enfance ". En termes musicaux, l'effet est immédiat, puisque le soir même de cette visite, il entame la composition des Litanies à la Vierge Noire, sa première œuvre religieuse. Poulenc rappelait d'ailleurs : " Je suis religieux par instinct profond et par atavisme. "

Ces différentes influences vont mener Poulenc, des années 40 jusqu'à la fin de sa vie, à un épanouissement artistique qui sera propice à la composition de ses trois opéras.
Francis Poulenc, dans une lettre adressée à Pierre Bernac, déclarait au sujet de La Voix humaine qu'il était en train d'écrire : " Je suis décidément un homme de théâtre. Je serais incapable actuellement d'écrire une des trois commandes symphoniques de l'Amérique. Je ne pense pas que cela prouve que ma musique soit mineure (voir Verdi, Puccini) ". C'est une remarque étonnante venant d'un homme à la fin de sa carrière (il a alors 59 ans et donc près de 40 années de composition derrière lui), auteur de plus de 130 mélodies, de ballets, de pièces de musique de chambre, de musiques symphoniques... et de seulement trois œuvres lyriques !

Pour comprendre la signification de cette phrase, il faut étudier plus précisément le catalogue des œuvres de Poulenc. Dès 1921 il participe avec le groupe des Six à la composition de la musique de scène d'une pièce de Jean Cocteau : Les Mariés de la Tour Eiffel. Mais sa collaboration avec le théâtre ne s'arrête pas là : durant toute sa vie il compose des musiques de scène pour des pièces de Giraudoux, Anouilh, Exbrayat et Bourdet, entre autres (il composa même la musique de scène pour une représentation de l'Amphitryon de Molière !). Il compose aussi des musiques de film et une pièce enfantine pour piano et récitant : l'Histoire de Babar. De plus certaines de ces œuvres mélodiques, comme La Rapsodie Nègre ou Le Bal Masqué sont hybrides : entre musique de chambre, mélodie et opéra...

En fait ce qui semble fasciner avant tout Poulenc c'est le mot. Jamais dans l'histoire de la mélodie française un compositeur n'avait poussé aussi loin la recherche de l'adéquation musique-texte. Cette recherche quasi obsessionnelle, qui découle des excellents rapports entre le compositeur et les poètes qu'il mettait en musique, a atteint son paroxysme dans la composition de ses opéras. Pour s'en persuader il suffit de lire la correspondance entre Poulenc et Bernac, alors qu'il composait les Dialogues des Carmélites : dans une lettre datée du 1er septembre 53, le compositeur écrit : " C'est follement vocal. Je surveille chaque note, fais attention aux bonnes voyelles sur les sons aigus, quant à la prosodie n'en parlons pas. Je crois qu'on comprendra tout. Les phrases essentielles sont presque sans orchestre. Naturellement le plus beau tableau, jusqu'à présent, c'est le second (Prieure-Blanche) avec des moments de grande dureté et une grande noblesse. Que j'ai hâte de vous montrer tout cela ! Vous me direz alors ce qui risque de ne pas coller. (…) Pour Blanche j'ai tant l'expérience de Denise que je ne lui donne que des sons ouverts en aigu. "

A ce travail Musique-Texte très poussé s'ajoutait une connaissance parfaite des chanteurs qui allaient créer ses opéras, en particulier Denise Duval, créatrice des rôles de Thérèse dans Les Mamelles de Tirésias, de Blanche de la Force dans Les Dialogues des Carmélites et bien sûr de la Femme dans La Voix humaine. Ce triangle Musique-Textes-Voix est bien sûr la base d'un opéra mais rarement compositeur aura autant veillé, pendant la genèse de ses opéras, à l'équilibre des trois composantes de ce triangle. C'est sûrement pour ces raisons que les trois œuvres appartiennent au répertoire lyrique français le plus joué dans le monde.

 


Poulenc-Duval, un duo pour trois opéras


Depuis ses premières mélodies et tout au long de sa carrière, Francis Poulenc a eu la chance de voir son œuvre vocale confiée à des artistes exceptionnels. Si le compositeur a su s'entourer d'interprètes hors du commun, il est vrai que ces derniers ont souvent été attirés d'eux même par l'ensemble des qualités de sa musique, et notamment celles de sa texture vocale ; c'est probablement à leur contact que celle-ci a évolué pour atteindre ou tenter d'approcher un idéal de perfection.

Ces relations, étalées dans le temps, ont été diverses. Jane Bathori, Claire Croiza et Suzanne Peignot ont été les premières à aimer, chanter et défendre son répertoire mélodique ; Pierre Bernac a joué un rôle déterminant auprès du compositeur tant par ses qualités d'interprète que par la valeur de ses conseils techniques et artistiques ; quant à Denise Duval, elle a profité d'une place de faveur dans le domaine de son théâtre lyrique. La rencontre de février 47 avec Denise Duval va permettre au compositeur de trouver une véritable " égérie lyrique ".

Ultime interprète " attitrée " du compositeur, elle s'était fait connaître à l'époque où Francis Poulenc commençait précisément à s'intéresser au genre de l'opéra.

Francis Poulenc décrit ainsi sa rencontre avec Denise Duval à Claude Rostant : " Imaginez-vous que Les Mamelles reçues par Jacques Rouché dès le printemps 45, n'ont pu passer qu'en juin 47, car je ne trouvais pas d'interprète pour créer le rôle difficile de Thérèse-Tirésias. Max de Rieux, à qui je dois une sensationnelle mise en scène, avait déjà commencé à faire répéter les rôles d'hommes, mais où dénicher la star rêvée ? Un beau jour, il me dit : "Monte donc au théâtre, tu verras une jolie fille qui sort des Folies-Bergères. Elle pourrait peut-être faire notre affaire". Je ne me le fis pas dire deux fois, et pris l'ascenseur pour ce petit théâtre sous les toits où se font la plupart des mises en scènes de l'Opéra-Comique. Très sportivement vêtue Mlle Duval, je ne savais même pas son nom, répétait la Tosca avec Madame Matthieu-Hirsch, dont le mari était alors directeur des subventionnés. De suite je fus frappé par sa voix lumineuse, sa beauté, son chic, et surtout ce rire sain qui dans Les Mamelles fait merveille. En un instant, j'étais décidé. C'était l'interprète rêvée. De plus, venant des Folies-Bergères où Georges Hirsch avait eu le flair de la dénicher, elle était rompue à toutes les audaces scéniques. "

Cette scène marque le point de départ de l'entente extraordinaire qui unit Francis Poulenc et son interprète. La fascination qu'exerça d'emblée sur lui la prestance de la jeune Denise Duval se traduisit immédiatement par une amitié intime qui se poursuivit en s'intensifiant jusqu'à la mort du compositeur en janvier 1963. Cette entente s'explique aisément par le caractère respectif de ces artistes, chacun d'eux ayant en commun un tempérament d'une apparente désinvolture, mais dissimulant une personnalité profonde et fragile, puisant, malgré toute sa force, dans une constante remise en question de soi.

Cette rencontre entre deux artistes influencés à la fois par la tradition classique et la veine populaire va permettre la naissance d'œuvres exceptionnelles. Le rôle de Thérèse n'a pas spécifiquement été composé pour Denise Duval, bien qu'elle en fut une interprète merveilleuse : autant les Mamelles de Tirésias sont le fruit du texte surréaliste de Guillaume Apollinaire et de la musique échevelée de Poulenc, autant les rôles de Blanche de la Force dans les Dialogues de Carmélites, et surtout celui de la femme dans La Voix humaine a été directement inspiré à Poulenc par Denise Duval. Celle-ci à déclaré d'ailleurs au sujet de La Voix humaine : " La Voix humaine a été une expérience étonnante pour moi, car j'ai vu Francis Poulenc l'écrire, page à page, mesure par mesure, pour moi, avec sa chair, mais aussi avec mes plaies de cœur : nous étions l'un et l'autre alors en plein drame sentimental, on pleurait ensemble, et cette Voix humaine a été comme un journal de nos déchirures. "

 

Les Mamelles de Tirésias : du Drame Surréaliste à l'Opéra Bouffe

Les Mamelles de Tirésias, drame surréaliste écrit par Guillaume Apollinaire, fut représenté pour la première fois le 24 juin 1917, au théâtre René-Maubel, à Montmartre, avec une musique de scène d'une " musicienne du dimanche ", Mme Germaine Albert-Birot, et dans une mise en scène de l'acteur Marcel Herrand. Qui aurait put prévoir qu'il servirait de livret, trente ans plus tard, à l'une des œuvres les plus accomplies du théâtre lyrique français contemporain. Il était cependant tout naturel que le musicien du Bestiaire et de tant de poèmes d'Apollinaire, en quête d'un livret d'opéra bouffe, fût séduit par la loufoquerie, la fantaisie mi-narquoise, mi-sérieuse des Mamelles. Avant lui, Erik Satie et George Auric, sollicités par le poète, avaient été rebutés par le caractère décousu de l'intrigue, ou plus exactement le manque d'intrigue.

On se trouve en présence d'une suite de gags plus ou moins réussis, qui n'illustrent que faiblement le dessein initial du poète : exhorter les Français à faire des enfants. Pour tout dire, le ressort dramatique, théâtral, de la pièce est inexistant : aucune progression, aucun développement, aucune intrigue. En bref, ce n'est pas là véritablement du théâtre, mais une " fantaisie poétique ". Comment imaginer qu'un texte aussi peu vertébré pût jamais servir de livret à un opéra-bouffe ?

Il n'y a pas là, pour le musicien, matière à une musique dramatique, en étroite connexion avec l'action, qui doit la souligner, " coller " absolument avec elle ; mais c'est autant de gagné, puisque l'action scénique laisse la musique régner seule. La rançon de cette liberté c'est que le musicien se doit d'être égal à lui-même du début à la fin de l'œuvre.

De cette séduisante mais dangereuse liberté, Francis Poulenc a su tirer le maximum. Toutes les intentions du poème, toutes les actions des personnages, toute leur agitation, se réalisent en musique. De la première à la dernière note, celle-ci fait entendre sa voix que rien ne vient empêcher, ni brouiller. A la cocasserie des situations et des mots correspond la cocasserie de la musique ; à la fantaisie du poète, narquoise, irréelle, et souvent plus humaine qu'il paraît, répondent la verve et l'invention du musicien : l'accord de l'un avec l'autre est total.

En écoutant les Mamelles de Tirésias, il est difficile de ne pas songer à une autre œuvre de Poulenc, bien antérieure, puisqu'elle date de 1932 : la cantate profane le Bal masqué, sur des poèmes de Max Jacob. Certes l'œuvre est différente, et dans son esprit, et dans sa conception, et dans sa forme. Mais on y trouve déjà une cocasserie mélodique et vocale, d'essence quasi théâtrale, dont Poulenc se souviendra lorsqu'il écrira les Mamelles de Tirésias.

L'opéra commence immédiatement par le prologue, que ne précède aucune ouverture. L'air du directeur de la troupe est l'une des plus belles pages de la partition. Ample et solennel, mais sans emphase, ce prologue, d'une gravité singulière, dégage une indiscutable émotion.

Le ton change quand le rideau se lève sur le Ier acte. Un presto très agité prépare le changement de sexe de Thérèse. Et l'envol de ses seins, sous la forme de deux ballons qui montent vers les cintres, donne le départ à une valse ravissante, d'une grâce sensuelle, qui se déroule avec des modulations exquises. Elle cédera bientôt la place à la savoureuse polka qui rythme l'entrée de Lacouf et de Presto. C'est l'occasion d'un duo cocasse et tendre, où la ligne mélodique s'infléchit avec une naïveté feinte.

Après le duel, qui se termine par la mort (réversible) de ces deux pantins, le peuple de Zanzibar, conduit par Thérèse, entonne un chœur dont l'accompagnement, d'une grande simplicité, a la beauté poétique d'une vieille chanson du XVIe siècle.

L'entrée du gendarme, qui ne tardera guère à faire la cour au mari de Thérèse habillé en femme, est l'occasion d'un nouveau duo cocasse et tendre qui s'achève sur une déclaration du mari : puisqu'à Zanzibar, les femmes ne font plus d'enfant, aux hommes d'en faire ! Ici le ton redevient grave et quasi-lyrique.

L'acte se termine dans un mouvement endiablé par un chœur général où se mêlent curieusement la solennité glorieuse d'un pseudo-choral et la vivacité primesautière d'un rondo à la française.
Un " entracte " sépare le Ier et le IIème acte. Le thème du final du Ier acte est repris par le chœur, devant le rideau, sur un ton pompeux et solennel, tandis que l'on entend les voix des nouveau-nés. Il est interrompu par un court air du mari qui chante les joies de la paternité et annonce avec fierté la naissance de "49.049 enfants en un seul jour". Arrive un journaliste de Paris. Après cette entrevue, à laquelle le mari met fin en chassant le visiteur, se déroule une scène exquise: le mari fait venir au monde un journaliste. Le récit, par ce dernier, des événements du jour passé, est une des pages les mieux venues de la partition, et permet à Poulenc de rendre hommage à Picasso.
Le gendarme réapparaît, suivi de peu par Thérèse travestie en cartomancienne. Une série de vocalises aériennes, traitées dans un style quasi instrumental, annonce son arrivée. La réconciliation de Thérèse et de son mari sert de prétexte à une mélodie, d'un charme poétique, mélancolique et doux.

L'œuvre s'achève dans un véritable tourbillon musical qui prend son départ sur une valse d'une amoureuse langueur, pendant de la valse du Ier acte, pour se terminer en une sorte d'allègre galop.

Si l'apparente incohérence du texte laissait au musicien une entière liberté, elle n'était pas sans danger : l'absence d'épine dorsale dans la pièce d'Apollinaire risquait d'inspirer une partition invertébrée, sans unité réelle, faite d'une juxtaposition d'airs, de duos, d'ensembles, etc., qu'aucune nécessité n'aurait reliés. Cette difficile unité, Poulenc a su la trouver et l'exprimer musicalement, elle réside principalement dans l'extraordinaire mouvement qui emporte l'œuvre. Du début à la fin, il n'y a pas de temps mort. C'est un véritable tumulte musical, certes ordonné et dirigé, qui ne s'apaise que pour mieux repartir. L'unité, l'œuvre la doit aussi au génie mélodique de Poulenc qui jaillit ici, sans jamais se tarir, avec une aisance, un naturel, une spontanéité incomparables. Il porte l'œuvre sans la moindre défaillance, de la première à la dernière note, comme un flux continu, qu'aucune surcharge, aucun ornement inutile, aucun accident ne vient alourdir, interrompre ou détourner de son cours : une fois commencée, la partition va droit son chemin, avec une rectitude parfaite. Les formes musicales employées par Poulenc sont celles qu'il affectionne le plus et auxquelles il doit ses réussites les plus éclatantes : la mélodie, naturellement, le rondo prestement mené, le chant choral, la valse, la polka, et jusqu'à la forme de la pavane ou de la gavotte. Toutes ces formes sont employées avec une adresse extrême, un sens très sûr des contrastes qui met l'œuvre à l'abri de tout soupçon de monotonie.

Les registres de la sensibilité musicale exploités par le musicien ne sont pas moins variés : de la cocasserie la plus franche à la gravité, les Mamelles de Tirésias baignent dans un lyrisme d'une couleur particulière. Jamais il ne tombe dans la sentimentalité, tout en demeurant tendrement humain. Si les Mamelles de Tirésias est un opéra-bouffe, elle n'est pas une œuvre ironique (comme le Bal masqué par exemple), ni humoristique. Ce n'est pas qu'elle soit dépourvue d'humour ; mais celui-ci se détache sur un fond essentiellement poétique. Chaque fois qu'Apollinaire parle de Paris ou de la Seine, c'est avec une tendresse et une poésie que le musicien a su respecter et traduire fidèlement. Les pages de la partition des Mamelles de Tirésias où apparaissent cette tendresse et cette poésie sont nombreuses : le chœur " Comme il perdait au zanzibar " (Ier acte), tous les airs du mari, l'air du fils journaliste (IIème acte), l'air de Thérèse : " Qu'importe viens cueillir la fraise ", etc. Mais, naturellement, ce qui domine dans les Mamelles de Tirésias, c'est la cocasserie. Elle semble jaillir naturellement. Il est remarquable qu'elle ne cède jamais à l'effet. Elle n'est jamais soulignée ou due à de gros procédés voyants et tapageurs (distorsion du rythme ou dissonance de l'orchestration). Musique gaie ou bouffonne ne signifie pas musique humoristique ou pince sans rire. Si paradoxale qu'il paraisse, la musique des Mamelles de Tirésias est sérieuse : elle ne se permet ni débraillé ni laisser-aller. Poulenc se garde bien de souligner musicalement ce que le texte d'Apollinaire peut avoir d'incongru, de loufoque ou même d'inconvenant. Au contraire, plus les paroles semblent absurdes, sans cohérence logique, grotesques même, plus la musique garde son sérieux. Le comique naît justement de l'effet de contraste : contraste entre la gratuité des paroles et le lyrisme de la musique. On pourrait en donner de multiples exemples. C'est ainsi que tous les airs du mari, sur des paroles souvent ridicules, ont une beauté grave, mélodieuse et lyrique. Mais l'exemple le plus frappant est au Ier acte, le choral : Vous qui pleurez en voyant la pièce.

Au sérieux de la musique, les Mamelles de Tirésias doivent leur caractère humain. Certes, Thérèse, son mari et les comparses qui les entourent sont des fantoches : mais ceux-ci, tous fantoches qu'ils soient, ont un cœur dont les battements sont perceptibles. Roland-Manuel écrit très justement à propos de l'Heure espagnole, parlant de Ravel et de ses personnages : " Casuiste et chirurgien, il règle sèchement l'allure débonnaire ou salace qui leur convient à chacun, puis leur greffe un cylindre à la place du cœur, les mue en marionnettes aux réflexes savants ou glacés. " Par une opération inverse, Francis Poulenc enlève aux marionnettes d'Apollinaire le cylindre qui leur tient lieu de cœur et leur rend ce cœur que le poète leur refusait.

Si les Mamelles semblent avoir été écrites avant tout avec le cœur du musicien, dans une sorte de mouvement instinctif, l'œuvre n'en est pas moins régie par l'intelligence la plus lucide.

C'est elle qui préserve cette musique gaie, d'une verve raffinée et vigoureuse, des dangers de la facilité, de la frivolité ou de la vulgarité. C'est elle qui donne à cette œuvre son style. De dimension restreinte, et parfaitement harmonieuses, elle met en œuvre, avec le tact et le goût le plus exquis, toutes les ressources musicales de Poulenc. Il est certain qu'il y a là un exemple assez rare d'une complète adéquation du musicien à son sujet et d'une maîtrise souveraine sur la matière musicale.

Les Mamelles de Tirésias s'inscrivent directement à la suite de deux chef-d'œuvres de l'opéra français : le Roi malgré lui de Chabrier, et l'Heure espagnole de Ravel. Du premier elle a la verve savoureuse et spontanée, du second l'intelligence spirituelle. Oui, les Mamelles de Tirésias allient le cœur et l'intelligence en un équilibre jamais compromis. Ce même équilibre se trouve dans l'orchestration, qui est un modèle de raffinement, de sobriété éclatante et de clarté.

Ecrites en 1944, les Mamelles de Tirésias, dédiées au cher Darius Milhaud pour son retour d'Amérique, furent représentées pour la première fois le 3 juin 1947, à l'Opéra-Comique. L'œuvre reçut de la critique un accueil très chaleureux. Unanimement, les Mamelles furent saluées comme l'une des œuvres les plus significatives et les plus accomplies du compositeur. Le public fut plus réticent. Non le public musicien, mais celui, particulier, de la Salle Favart : ses réactions furent houleuses. Séduit par les grâces de Manon et l'exotisme de Madame Butterfly, attendri par la mort de Mimi, il opposa au changement de sexe de Thérèse sa réprobation. Cris et protestation accompagnèrent chacune des représentations. On peut imaginer qu'ils n'auraient pas déplu au poète, lui qui écrivait, parlant de la fantaisie de son " drame ", qu'elle se manifeste " avec un bon sens où il y a parfois assez de nouveauté pour qu'il puisse choquer et indigner, mais qui apparaîtra aux gens de bonne foi ". Ces derniers, aussi nombreux dans la salle que les détracteurs, et répliquant à leurs protestations par de vigoureux applaudissements, eussent aussi bien préféré que les Mamelles de Tirésias fussent accompagnées sur l'affiche de l'Heure espagnole ou d'une Education manquée, plutôt que de la Vie de Bohème ou des Pêcheurs de perles. Ainsi, leur plaisir n'eût pas été troublé par l'incompréhension d'un public trop habitué à un lyrisme larmoyant et sentimental pour reconnaître qu'une œuvre désinvolte peut être sérieuse, et qu'une musique gaie conserve toutes les vertus du style.

Mais la première œuvre lyrique de Poulenc contient une dimension supplémentaire, moins évidente, qui n'a pas encore été abordée. Bernard Gavoty, dans un article du Figaro daté du 2 novembre 1964, rappelle une phrase significative de l'auteur : " la musique des Mamelles, affublée d'un texte latin, ferait un très acceptable oratorio. " Poulenc avouait en effet avoir écrit de la même plume les chœurs des Mamelles de Tirésias et ceux de Stabat mater (1950) et citait volontiers, comme exemple de "contrefacture" plausible, le chœur de la scène V de l'acte I, au moment où Thérèse, découvrant dans le journal la nouvelle de la mort de Lacouf et Presto ("Comme il perdait au Zanzibar..."). Nonobstant le doux balancement ternaire de la mesure à 6/8, l'accompagnement revêt l'allure d'un choral, harmonisé à quatre voix. Plus encore que le grave Stabat de 1950, le Gloria de 1959 sera véritable frère spirituel des Mamelles de Tirésias : les anges du " Laudamus te " y " tirent la langue " et les guichets du Paradis clignent de l'œil au kiosque de Zanzibar.

Contrairement aux apparences, les opéras de Francis Poulenc ne sont pas si marginaux dans le répertoire lyrique du XXème siècle. En fait ce sont avant tout des opéras français. Le vaudeville à la fin des Mamelles de Tirésias, et la recherche mélodique très poussée nous rappelle l'opéra comique du XVIIIème et le grand opéra du XIXème. Mais ces œuvres sont aussi profondément ancrées dans le XXème, et on peut trouver des analogies entre d'autres opéras de ce siècle et les œuvres de Poulenc. Thérèse-Tirésias est en fait la petite sœur de Conception, l'horlogère délurée de l'Heure Espagnole de Maurice Ravel. Du même Ravel, la valse Théière-Tasse Chinoise dans l'Enfant et les Sortilèges ressemble fort au ballet tragi-comique Lacouf-Presto. La dimension " Opéra de chambre " des Mamelles de Tirésias et de la Voix humaine fut très utilisée au XXème siècle, par Ravel et surtout Britten.

Bien que contemporaines à Lulu de Berg ou Moise et Aaron de Schœnberg, les œuvres de Poulenc restent toujours très tonales. Aloys Moose en 1953 qualifia ainsi la musique de Poulenc : " Monsieur Francis Poulenc travaille dans le vieux neuf, dans le déjà dit, dans le lieu commun qu'il exploite avec une sorte d'impudeur dont on serait enclin à juger qu'elle frise l'inconscience. " Pour les puristes, les adeptes d'un nouveau style, la musique de Poulenc dérange. Mais Poulenc a réussi en trois opéras à édifier des œuvres très différentes dans la forme, mais toutes les trois dans le fond très humaines. C'est pour cela qu'elles restent des œuvres de répertoire, recherchées autant par les interprètes que par le public.

 

Quelques informations complémentaires sur les Mamelles de Tirésias :
Typologie vocale :
-Thérèse : -Tessiture : Do 3/Do5.
-Créatrice du rôle : Denise Duval.
-Grandes interprètes : Renée Auphan, Nathalie Dessay, Elisabeth Vidal.

-Le Mari : -Tessiture : Do 2/Lab 3 (Fa 3 pour la version baryton).
-Créateur du rôle : Jean Giraudeau.
-Grands interprètes : Hugues Cuenod, Michel Sénéchal, Jean-Paul Fouchécourd.

Représentations marquantes à la scène :
Première représentation le 3 juin 1947 à l'opéra comique, dans une mise en scène de Max de Rieux, des décors et costumes de Romain Erté.
Reprises ou nouvelles productions à l'opéra comique en 1972, en 1981 puis en mai 1999, en collaboration avec l'opéra de Rennes.
En 1963 à la Piccola Scala de Milan puis à l'opéra de Marseille, dans une mise en scène de Louis Ducreux.
En février 1981 au Metropolitan opera de New York, couplé avec Parade et l'enfant et les sortilèges dans des décors et costumes David Hockney. Cette production fut reprise en novembre 1991 au Châtelet.