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Francis Poulenc : " Moine et Voyou "
Francis Poulenc est né à Paris le 7 janvier 1889. Le contexte familial dans lequel il voit le jour semble déterminant pour l'inspiration du compositeur. On peut en effet trouver dans les origines respectives de ses parents la clé de sa personnalité musicale. Il y rattachait d'ailleurs lui-même les deux facettes de son uvre, la double inspiration, religieuse et profane. Si l'ascendance maternelle de souche purement parisienne, semble dominer, c'est parce qu'elle permettra l'éclosion de sa vocation. " C'est d'elle, dira Francis Poulenc, que je tiens presque toute mon hérédité artistique (...) Chez mes grands-parents et arrières-grands-parents, tous ébénistes, tapissiers et bronziers, on avait le culte de tous les arts. " A sa mère, Jenny Royer, pianiste amateur, il doit sans nul doute la découverte de la musique ; le début de la dédicace des Dialogues des Carmélites nous le montre : " A la mémoire de ma mère qui m'a révélé la musique ". Pour sa part, " l'Oncle Papoum ", frère de sa mère, familiarise son neveu avec la vie théâtrale parisienne. Quant aux grands-parents, ils sont à tel point parisiens qu'ils considèrent comme la campagne Nogent-sur-Marne où ils possèdent une propriété. Les séjours qu'y effectue le jeune Poulenc s'inscrivent profondément dans sa mémoire : " C'était pour moi le paradis, avec ses guinguettes, ses marchands de frites et ses bals musettes (...) C'est là que j'ai connu les airs de Christiné et de Scotto qui sont devenus pour moi mon folklore. Le côté mauvais garçon de ma musique n'est pas artificiel comme on le croit parfois puisqu'il se rattache à des souvenirs d'enfance très chers. " L'influence de ce " folklore " peut se ressentir directement dans Les Mamelles de Tirésias (le duo Lacouf-Presto en particulier) mais aussi dans certaines de ses mélodies : Les Fêtes Galantes, sur un poème d'Aragon, par exemple. Son
père, Emile Poulenc, qui dirige une affaire familiale de produits
chimiques, devenue par la suite Rhône-Poulenc, est d'origine aveyronnaise.
On a souvent rattaché aux traditions de cette région les
sentiments religieux de son père qui " était, sans
étroitesse, magnifiquement croyant " contrairement à
sa famille maternelle qui se montre simplement indifférente à
la religion. La mère de Poulenc décèle vite les dispositions de son fils pour la musique. Elle lui enseigne elle-même les premiers rudiments du piano avant de le confier à une excellente répétitrice, nièce de César Franck, qui va lui inculquer de solides bases de technique pianistique. En même temps, Poulenc poursuit des études classiques au Lycée Condorcet, contre le souhait de sa mère, mais selon le vu de son père qui ne peut admettre l'éventualité de son entrée au Conservatoire avant la fin de ses études secondaires. La formation musicale sommaire de Poulenc se limitera donc, en dehors des leçons de piano, à l'acquisition de quelques base de solfège avec un professeur de violoncelle de Nogent, et d'harmonie avec un ami organiste. Tout seul, Poulenc découvrira Le Voyage d'Hiver, les Danses Sacrée et Profane et le Sacre de Printemps : trois révélations marquantes pour l'enfant. A
quinze ans, Poulenc fait une rencontre décisive, celle de Ricardo
Vinès. Ce dernier est l'un des rares virtuoses de l'époque
à interpréter la musique contemporaine : il est le créateur
privilégié des uvres de Debussy, Ravel, Falla... C'est
ainsi que Poulenc commence à travailler avec celui dont il n'hésitera
pas à affirmer : Je lui dois tout ! Professeur, Vinès fait
de Poulenc un pianiste remarquable et exerce une influence sur son style
pianistique (notamment pour l'usage des pédales) ; plus encore,
véritable maître spirituel, il lui présente Satie,
dont Poulenc reconnaîtra l'influence immédiate, et Auric,
avec qui se noue une longue amitié. Dans le même temps que
Poulenc s'introduit dans les milieux musicaux, il pénètre
dans les milieux littéraires grâce à une amie d'enfance,
Raymonde Linossier, " le véritable ferment intellectuel de
mon adolescence. " En
1917, il a alors 18 ans, Poulenc projette de rentrer au Conservatoire
de Paris, mais en vacance à Nogent un incident lui ferme définitivement
les portes de l'institution ; il décrit la scène à
Vinès dans une lettre datée du 26 septembre : " (...)
Recommandé par un de mes amis, lui-même très camarade
de Paul Vidal, je vais voir ce dernier pour lui causer de mon entrée
au Conservatoire. Au début de ma visite, il est assez aimable,
me demande quels professeurs j'ai eus jusqu'ici, etc. Puis il me demande
si je lui ai apporté un manuscrit. Je lui passe alors le manuscrit
de ma Rapsodie nègre. Il la lit attentivement, plisse le front,
roule des yeux furibards en voyant la dédicace à Erik Satie,
se lève et hurle exactement ceci : "Votre uvre est infecte,
inepte, c'est une couillonnerie infâme. Vous vous foutez de moi,
des quintes partout ; et cela est-ce cul cet Honoloulou ? Ah ! je vois
que vous marchez avec la bande Stravinsky Satie et Cie, et bien bonsoir"
et il m'a presque mis à la porte. " (Compositeur et chef d'orchestre,
Paul Vidal enseigna le solfège, l'accompagnement au piano et la
composition au Conservatoire de Paris.) En 1936, Poulenc amorce un virage vers une nouvelle maturité, déclenchée par un événement décisif pour l'évolution de son activité de compositeur. Il s'agit de sa visite à Rocamadour au cours de l'été 1936, quelques mois après la mort bouleversante de son ami, le compositeur Pierre Octave Ferroud ; ce pèlerinage sur des lieux voisins du berceau familial aveyronnais provoque en lui la renaissance de la foi catholique paternelle, peu à peu éteinte depuis la mort de son père en 1917. " Rocamadour acheva de me ramener à la foi de mon enfance ". En termes musicaux, l'effet est immédiat, puisque le soir même de cette visite, il entame la composition des Litanies à la Vierge Noire, sa première uvre religieuse. Poulenc rappelait d'ailleurs : " Je suis religieux par instinct profond et par atavisme. " Ces
différentes influences vont mener Poulenc, des années 40
jusqu'à la fin de sa vie, à un épanouissement artistique
qui sera propice à la composition de ses trois opéras. Pour comprendre la signification de cette phrase, il faut étudier plus précisément le catalogue des uvres de Poulenc. Dès 1921 il participe avec le groupe des Six à la composition de la musique de scène d'une pièce de Jean Cocteau : Les Mariés de la Tour Eiffel. Mais sa collaboration avec le théâtre ne s'arrête pas là : durant toute sa vie il compose des musiques de scène pour des pièces de Giraudoux, Anouilh, Exbrayat et Bourdet, entre autres (il composa même la musique de scène pour une représentation de l'Amphitryon de Molière !). Il compose aussi des musiques de film et une pièce enfantine pour piano et récitant : l'Histoire de Babar. De plus certaines de ces uvres mélodiques, comme La Rapsodie Nègre ou Le Bal Masqué sont hybrides : entre musique de chambre, mélodie et opéra... En fait ce qui semble fasciner avant tout Poulenc c'est le mot. Jamais dans l'histoire de la mélodie française un compositeur n'avait poussé aussi loin la recherche de l'adéquation musique-texte. Cette recherche quasi obsessionnelle, qui découle des excellents rapports entre le compositeur et les poètes qu'il mettait en musique, a atteint son paroxysme dans la composition de ses opéras. Pour s'en persuader il suffit de lire la correspondance entre Poulenc et Bernac, alors qu'il composait les Dialogues des Carmélites : dans une lettre datée du 1er septembre 53, le compositeur écrit : " C'est follement vocal. Je surveille chaque note, fais attention aux bonnes voyelles sur les sons aigus, quant à la prosodie n'en parlons pas. Je crois qu'on comprendra tout. Les phrases essentielles sont presque sans orchestre. Naturellement le plus beau tableau, jusqu'à présent, c'est le second (Prieure-Blanche) avec des moments de grande dureté et une grande noblesse. Que j'ai hâte de vous montrer tout cela ! Vous me direz alors ce qui risque de ne pas coller. ( ) Pour Blanche j'ai tant l'expérience de Denise que je ne lui donne que des sons ouverts en aigu. " A ce travail Musique-Texte très poussé s'ajoutait une connaissance parfaite des chanteurs qui allaient créer ses opéras, en particulier Denise Duval, créatrice des rôles de Thérèse dans Les Mamelles de Tirésias, de Blanche de la Force dans Les Dialogues des Carmélites et bien sûr de la Femme dans La Voix humaine. Ce triangle Musique-Textes-Voix est bien sûr la base d'un opéra mais rarement compositeur aura autant veillé, pendant la genèse de ses opéras, à l'équilibre des trois composantes de ce triangle. C'est sûrement pour ces raisons que les trois uvres appartiennent au répertoire lyrique français le plus joué dans le monde.
Ces relations, étalées dans le temps, ont été diverses. Jane Bathori, Claire Croiza et Suzanne Peignot ont été les premières à aimer, chanter et défendre son répertoire mélodique ; Pierre Bernac a joué un rôle déterminant auprès du compositeur tant par ses qualités d'interprète que par la valeur de ses conseils techniques et artistiques ; quant à Denise Duval, elle a profité d'une place de faveur dans le domaine de son théâtre lyrique. La rencontre de février 47 avec Denise Duval va permettre au compositeur de trouver une véritable " égérie lyrique ". Ultime interprète " attitrée " du compositeur, elle s'était fait connaître à l'époque où Francis Poulenc commençait précisément à s'intéresser au genre de l'opéra. Francis Poulenc décrit ainsi sa rencontre avec Denise Duval à Claude Rostant : " Imaginez-vous que Les Mamelles reçues par Jacques Rouché dès le printemps 45, n'ont pu passer qu'en juin 47, car je ne trouvais pas d'interprète pour créer le rôle difficile de Thérèse-Tirésias. Max de Rieux, à qui je dois une sensationnelle mise en scène, avait déjà commencé à faire répéter les rôles d'hommes, mais où dénicher la star rêvée ? Un beau jour, il me dit : "Monte donc au théâtre, tu verras une jolie fille qui sort des Folies-Bergères. Elle pourrait peut-être faire notre affaire". Je ne me le fis pas dire deux fois, et pris l'ascenseur pour ce petit théâtre sous les toits où se font la plupart des mises en scènes de l'Opéra-Comique. Très sportivement vêtue Mlle Duval, je ne savais même pas son nom, répétait la Tosca avec Madame Matthieu-Hirsch, dont le mari était alors directeur des subventionnés. De suite je fus frappé par sa voix lumineuse, sa beauté, son chic, et surtout ce rire sain qui dans Les Mamelles fait merveille. En un instant, j'étais décidé. C'était l'interprète rêvée. De plus, venant des Folies-Bergères où Georges Hirsch avait eu le flair de la dénicher, elle était rompue à toutes les audaces scéniques. " Cette scène marque le point de départ de l'entente extraordinaire qui unit Francis Poulenc et son interprète. La fascination qu'exerça d'emblée sur lui la prestance de la jeune Denise Duval se traduisit immédiatement par une amitié intime qui se poursuivit en s'intensifiant jusqu'à la mort du compositeur en janvier 1963. Cette entente s'explique aisément par le caractère respectif de ces artistes, chacun d'eux ayant en commun un tempérament d'une apparente désinvolture, mais dissimulant une personnalité profonde et fragile, puisant, malgré toute sa force, dans une constante remise en question de soi. Cette rencontre entre deux artistes influencés à la fois par la tradition classique et la veine populaire va permettre la naissance d'uvres exceptionnelles. Le rôle de Thérèse n'a pas spécifiquement été composé pour Denise Duval, bien qu'elle en fut une interprète merveilleuse : autant les Mamelles de Tirésias sont le fruit du texte surréaliste de Guillaume Apollinaire et de la musique échevelée de Poulenc, autant les rôles de Blanche de la Force dans les Dialogues de Carmélites, et surtout celui de la femme dans La Voix humaine a été directement inspiré à Poulenc par Denise Duval. Celle-ci à déclaré d'ailleurs au sujet de La Voix humaine : " La Voix humaine a été une expérience étonnante pour moi, car j'ai vu Francis Poulenc l'écrire, page à page, mesure par mesure, pour moi, avec sa chair, mais aussi avec mes plaies de cur : nous étions l'un et l'autre alors en plein drame sentimental, on pleurait ensemble, et cette Voix humaine a été comme un journal de nos déchirures. "
Les Mamelles de Tirésias : du Drame Surréaliste à l'Opéra Bouffe Les Mamelles de Tirésias, drame surréaliste écrit par Guillaume Apollinaire, fut représenté pour la première fois le 24 juin 1917, au théâtre René-Maubel, à Montmartre, avec une musique de scène d'une " musicienne du dimanche ", Mme Germaine Albert-Birot, et dans une mise en scène de l'acteur Marcel Herrand. Qui aurait put prévoir qu'il servirait de livret, trente ans plus tard, à l'une des uvres les plus accomplies du théâtre lyrique français contemporain. Il était cependant tout naturel que le musicien du Bestiaire et de tant de poèmes d'Apollinaire, en quête d'un livret d'opéra bouffe, fût séduit par la loufoquerie, la fantaisie mi-narquoise, mi-sérieuse des Mamelles. Avant lui, Erik Satie et George Auric, sollicités par le poète, avaient été rebutés par le caractère décousu de l'intrigue, ou plus exactement le manque d'intrigue. On se trouve en présence d'une suite de gags plus ou moins réussis, qui n'illustrent que faiblement le dessein initial du poète : exhorter les Français à faire des enfants. Pour tout dire, le ressort dramatique, théâtral, de la pièce est inexistant : aucune progression, aucun développement, aucune intrigue. En bref, ce n'est pas là véritablement du théâtre, mais une " fantaisie poétique ". Comment imaginer qu'un texte aussi peu vertébré pût jamais servir de livret à un opéra-bouffe ? Il n'y a pas là, pour le musicien, matière à une musique dramatique, en étroite connexion avec l'action, qui doit la souligner, " coller " absolument avec elle ; mais c'est autant de gagné, puisque l'action scénique laisse la musique régner seule. La rançon de cette liberté c'est que le musicien se doit d'être égal à lui-même du début à la fin de l'uvre. De cette séduisante mais dangereuse liberté, Francis Poulenc a su tirer le maximum. Toutes les intentions du poème, toutes les actions des personnages, toute leur agitation, se réalisent en musique. De la première à la dernière note, celle-ci fait entendre sa voix que rien ne vient empêcher, ni brouiller. A la cocasserie des situations et des mots correspond la cocasserie de la musique ; à la fantaisie du poète, narquoise, irréelle, et souvent plus humaine qu'il paraît, répondent la verve et l'invention du musicien : l'accord de l'un avec l'autre est total. En écoutant les Mamelles de Tirésias, il est difficile de ne pas songer à une autre uvre de Poulenc, bien antérieure, puisqu'elle date de 1932 : la cantate profane le Bal masqué, sur des poèmes de Max Jacob. Certes l'uvre est différente, et dans son esprit, et dans sa conception, et dans sa forme. Mais on y trouve déjà une cocasserie mélodique et vocale, d'essence quasi théâtrale, dont Poulenc se souviendra lorsqu'il écrira les Mamelles de Tirésias. L'opéra commence immédiatement par le prologue, que ne précède aucune ouverture. L'air du directeur de la troupe est l'une des plus belles pages de la partition. Ample et solennel, mais sans emphase, ce prologue, d'une gravité singulière, dégage une indiscutable émotion. Le ton change quand le rideau se lève sur le Ier acte. Un presto très agité prépare le changement de sexe de Thérèse. Et l'envol de ses seins, sous la forme de deux ballons qui montent vers les cintres, donne le départ à une valse ravissante, d'une grâce sensuelle, qui se déroule avec des modulations exquises. Elle cédera bientôt la place à la savoureuse polka qui rythme l'entrée de Lacouf et de Presto. C'est l'occasion d'un duo cocasse et tendre, où la ligne mélodique s'infléchit avec une naïveté feinte. Après le duel, qui se termine par la mort (réversible) de ces deux pantins, le peuple de Zanzibar, conduit par Thérèse, entonne un chur dont l'accompagnement, d'une grande simplicité, a la beauté poétique d'une vieille chanson du XVIe siècle. L'entrée du gendarme, qui ne tardera guère à faire la cour au mari de Thérèse habillé en femme, est l'occasion d'un nouveau duo cocasse et tendre qui s'achève sur une déclaration du mari : puisqu'à Zanzibar, les femmes ne font plus d'enfant, aux hommes d'en faire ! Ici le ton redevient grave et quasi-lyrique. L'acte
se termine dans un mouvement endiablé par un chur général
où se mêlent curieusement la solennité glorieuse d'un
pseudo-choral et la vivacité primesautière d'un rondo à
la française. L'uvre s'achève dans un véritable tourbillon musical qui prend son départ sur une valse d'une amoureuse langueur, pendant de la valse du Ier acte, pour se terminer en une sorte d'allègre galop. Si l'apparente incohérence du texte laissait au musicien une entière liberté, elle n'était pas sans danger : l'absence d'épine dorsale dans la pièce d'Apollinaire risquait d'inspirer une partition invertébrée, sans unité réelle, faite d'une juxtaposition d'airs, de duos, d'ensembles, etc., qu'aucune nécessité n'aurait reliés. Cette difficile unité, Poulenc a su la trouver et l'exprimer musicalement, elle réside principalement dans l'extraordinaire mouvement qui emporte l'uvre. Du début à la fin, il n'y a pas de temps mort. C'est un véritable tumulte musical, certes ordonné et dirigé, qui ne s'apaise que pour mieux repartir. L'unité, l'uvre la doit aussi au génie mélodique de Poulenc qui jaillit ici, sans jamais se tarir, avec une aisance, un naturel, une spontanéité incomparables. Il porte l'uvre sans la moindre défaillance, de la première à la dernière note, comme un flux continu, qu'aucune surcharge, aucun ornement inutile, aucun accident ne vient alourdir, interrompre ou détourner de son cours : une fois commencée, la partition va droit son chemin, avec une rectitude parfaite. Les formes musicales employées par Poulenc sont celles qu'il affectionne le plus et auxquelles il doit ses réussites les plus éclatantes : la mélodie, naturellement, le rondo prestement mené, le chant choral, la valse, la polka, et jusqu'à la forme de la pavane ou de la gavotte. Toutes ces formes sont employées avec une adresse extrême, un sens très sûr des contrastes qui met l'uvre à l'abri de tout soupçon de monotonie. Les registres de la sensibilité musicale exploités par le musicien ne sont pas moins variés : de la cocasserie la plus franche à la gravité, les Mamelles de Tirésias baignent dans un lyrisme d'une couleur particulière. Jamais il ne tombe dans la sentimentalité, tout en demeurant tendrement humain. Si les Mamelles de Tirésias est un opéra-bouffe, elle n'est pas une uvre ironique (comme le Bal masqué par exemple), ni humoristique. Ce n'est pas qu'elle soit dépourvue d'humour ; mais celui-ci se détache sur un fond essentiellement poétique. Chaque fois qu'Apollinaire parle de Paris ou de la Seine, c'est avec une tendresse et une poésie que le musicien a su respecter et traduire fidèlement. Les pages de la partition des Mamelles de Tirésias où apparaissent cette tendresse et cette poésie sont nombreuses : le chur " Comme il perdait au zanzibar " (Ier acte), tous les airs du mari, l'air du fils journaliste (IIème acte), l'air de Thérèse : " Qu'importe viens cueillir la fraise ", etc. Mais, naturellement, ce qui domine dans les Mamelles de Tirésias, c'est la cocasserie. Elle semble jaillir naturellement. Il est remarquable qu'elle ne cède jamais à l'effet. Elle n'est jamais soulignée ou due à de gros procédés voyants et tapageurs (distorsion du rythme ou dissonance de l'orchestration). Musique gaie ou bouffonne ne signifie pas musique humoristique ou pince sans rire. Si paradoxale qu'il paraisse, la musique des Mamelles de Tirésias est sérieuse : elle ne se permet ni débraillé ni laisser-aller. Poulenc se garde bien de souligner musicalement ce que le texte d'Apollinaire peut avoir d'incongru, de loufoque ou même d'inconvenant. Au contraire, plus les paroles semblent absurdes, sans cohérence logique, grotesques même, plus la musique garde son sérieux. Le comique naît justement de l'effet de contraste : contraste entre la gratuité des paroles et le lyrisme de la musique. On pourrait en donner de multiples exemples. C'est ainsi que tous les airs du mari, sur des paroles souvent ridicules, ont une beauté grave, mélodieuse et lyrique. Mais l'exemple le plus frappant est au Ier acte, le choral : Vous qui pleurez en voyant la pièce. Au sérieux de la musique, les Mamelles de Tirésias doivent leur caractère humain. Certes, Thérèse, son mari et les comparses qui les entourent sont des fantoches : mais ceux-ci, tous fantoches qu'ils soient, ont un cur dont les battements sont perceptibles. Roland-Manuel écrit très justement à propos de l'Heure espagnole, parlant de Ravel et de ses personnages : " Casuiste et chirurgien, il règle sèchement l'allure débonnaire ou salace qui leur convient à chacun, puis leur greffe un cylindre à la place du cur, les mue en marionnettes aux réflexes savants ou glacés. " Par une opération inverse, Francis Poulenc enlève aux marionnettes d'Apollinaire le cylindre qui leur tient lieu de cur et leur rend ce cur que le poète leur refusait. Si les Mamelles semblent avoir été écrites avant tout avec le cur du musicien, dans une sorte de mouvement instinctif, l'uvre n'en est pas moins régie par l'intelligence la plus lucide. C'est elle qui préserve cette musique gaie, d'une verve raffinée et vigoureuse, des dangers de la facilité, de la frivolité ou de la vulgarité. C'est elle qui donne à cette uvre son style. De dimension restreinte, et parfaitement harmonieuses, elle met en uvre, avec le tact et le goût le plus exquis, toutes les ressources musicales de Poulenc. Il est certain qu'il y a là un exemple assez rare d'une complète adéquation du musicien à son sujet et d'une maîtrise souveraine sur la matière musicale. Les Mamelles de Tirésias s'inscrivent directement à la suite de deux chef-d'uvres de l'opéra français : le Roi malgré lui de Chabrier, et l'Heure espagnole de Ravel. Du premier elle a la verve savoureuse et spontanée, du second l'intelligence spirituelle. Oui, les Mamelles de Tirésias allient le cur et l'intelligence en un équilibre jamais compromis. Ce même équilibre se trouve dans l'orchestration, qui est un modèle de raffinement, de sobriété éclatante et de clarté. Ecrites en 1944, les Mamelles de Tirésias, dédiées au cher Darius Milhaud pour son retour d'Amérique, furent représentées pour la première fois le 3 juin 1947, à l'Opéra-Comique. L'uvre reçut de la critique un accueil très chaleureux. Unanimement, les Mamelles furent saluées comme l'une des uvres les plus significatives et les plus accomplies du compositeur. Le public fut plus réticent. Non le public musicien, mais celui, particulier, de la Salle Favart : ses réactions furent houleuses. Séduit par les grâces de Manon et l'exotisme de Madame Butterfly, attendri par la mort de Mimi, il opposa au changement de sexe de Thérèse sa réprobation. Cris et protestation accompagnèrent chacune des représentations. On peut imaginer qu'ils n'auraient pas déplu au poète, lui qui écrivait, parlant de la fantaisie de son " drame ", qu'elle se manifeste " avec un bon sens où il y a parfois assez de nouveauté pour qu'il puisse choquer et indigner, mais qui apparaîtra aux gens de bonne foi ". Ces derniers, aussi nombreux dans la salle que les détracteurs, et répliquant à leurs protestations par de vigoureux applaudissements, eussent aussi bien préféré que les Mamelles de Tirésias fussent accompagnées sur l'affiche de l'Heure espagnole ou d'une Education manquée, plutôt que de la Vie de Bohème ou des Pêcheurs de perles. Ainsi, leur plaisir n'eût pas été troublé par l'incompréhension d'un public trop habitué à un lyrisme larmoyant et sentimental pour reconnaître qu'une uvre désinvolte peut être sérieuse, et qu'une musique gaie conserve toutes les vertus du style. Mais la première uvre lyrique de Poulenc contient une dimension supplémentaire, moins évidente, qui n'a pas encore été abordée. Bernard Gavoty, dans un article du Figaro daté du 2 novembre 1964, rappelle une phrase significative de l'auteur : " la musique des Mamelles, affublée d'un texte latin, ferait un très acceptable oratorio. " Poulenc avouait en effet avoir écrit de la même plume les churs des Mamelles de Tirésias et ceux de Stabat mater (1950) et citait volontiers, comme exemple de "contrefacture" plausible, le chur de la scène V de l'acte I, au moment où Thérèse, découvrant dans le journal la nouvelle de la mort de Lacouf et Presto ("Comme il perdait au Zanzibar..."). Nonobstant le doux balancement ternaire de la mesure à 6/8, l'accompagnement revêt l'allure d'un choral, harmonisé à quatre voix. Plus encore que le grave Stabat de 1950, le Gloria de 1959 sera véritable frère spirituel des Mamelles de Tirésias : les anges du " Laudamus te " y " tirent la langue " et les guichets du Paradis clignent de l'il au kiosque de Zanzibar. Contrairement aux apparences, les opéras de Francis Poulenc ne sont pas si marginaux dans le répertoire lyrique du XXème siècle. En fait ce sont avant tout des opéras français. Le vaudeville à la fin des Mamelles de Tirésias, et la recherche mélodique très poussée nous rappelle l'opéra comique du XVIIIème et le grand opéra du XIXème. Mais ces uvres sont aussi profondément ancrées dans le XXème, et on peut trouver des analogies entre d'autres opéras de ce siècle et les uvres de Poulenc. Thérèse-Tirésias est en fait la petite sur de Conception, l'horlogère délurée de l'Heure Espagnole de Maurice Ravel. Du même Ravel, la valse Théière-Tasse Chinoise dans l'Enfant et les Sortilèges ressemble fort au ballet tragi-comique Lacouf-Presto. La dimension " Opéra de chambre " des Mamelles de Tirésias et de la Voix humaine fut très utilisée au XXème siècle, par Ravel et surtout Britten. Bien que contemporaines à Lulu de Berg ou Moise et Aaron de Schnberg, les uvres de Poulenc restent toujours très tonales. Aloys Moose en 1953 qualifia ainsi la musique de Poulenc : " Monsieur Francis Poulenc travaille dans le vieux neuf, dans le déjà dit, dans le lieu commun qu'il exploite avec une sorte d'impudeur dont on serait enclin à juger qu'elle frise l'inconscience. " Pour les puristes, les adeptes d'un nouveau style, la musique de Poulenc dérange. Mais Poulenc a réussi en trois opéras à édifier des uvres très différentes dans la forme, mais toutes les trois dans le fond très humaines. C'est pour cela qu'elles restent des uvres de répertoire, recherchées autant par les interprètes que par le public.
Quelques
informations complémentaires sur les Mamelles de Tirésias
: -Le Mari : -Tessiture
: Do 2/Lab 3 (Fa 3 pour la version baryton). Représentations
marquantes à la scène : |