Hommage à Vincenzo Bellini
A l'occasion du bicentenaire de sa naissance : 1801-2001
Première époque
Les débuts - Les deux premiers opéras : 1801-1826

La capitale universelle de l'opéra

Yonel Buldrini

 

Naples !... La merveilleuse situation géographique de la Ville, ses monuments et son renom musical en firent de tout temps un lieu rêvé de séjour... Quatre conservatoires ont la tâche de former les espoirs de la musique, de nombreux théâtres multiplient les représentations d'opéra et l'étoile des grands d'un passé récent : Traetta, Cimarosa, Paisiello... est en train de pâlir aux côtés d'un astre fulgurant qui régnait sur la vie musicale napolitaine : Gioachino Rossini.
Accueilli avec méfiance en 1815, cet " homme du nord " (Pesaro est " du nord " pour les Napolitains !) rendait fou le public par sa musique si fébrile, si vibrante... Son hallucinante production -hallucinante par la quantité et la qualité !- comporte en 1818 les créations de Mosè in Egitto et du joyau Ricciardo e Zoraide (outre la composition de l'intéressante Adina) et en 1819, d'autres pierres précieuses " napolitaines " devaient enrichir le trésor rossinien, créées selon un rythme jamais relâché : Ermione (le 27 mars 1819), La Donna del lago (le 24 septembre ) et Bianca e Falliero (26 décembre). Suivant Rossini de près (il est né en 1792), Saverio Mercadante (1795-1870) va créer son premier opéra le 19 août au Teatro san Carlo : L'Apoteosi di Ercole. Deux autres grands noms de la période romantique sont déjà lancés dans la carrière : Giovanni Pacini (1796-1867), possèdant une vingtaine d'opéras à son actif, et Gaetano Donizetti (1797-1848), qui vient de créer son premier opéra avec succès à Venise : Enrico di Borgogna. D'autres compositeurs " en carrière " reçoivent plus ou moins de succès, mais la scène est dominée par Rossini et pour être " dans le vent " il faut faire du Rossini : les rares extraits enregistrés des opéras de l'époque, y compris les premiers de Pacini et de Mercadante, témoignent de l'observation du modèle.
C'est dans cette atmosphère que Vincenzo se trouve plongé, après avoir satisfait à l'examen d'entrée au Collegio Reale di Musica di San Sebastiano, car il avait dépassé la limite d'âge. Il suit l'enseignement de Giacomo Tritto (1733-1824), compositeur d'une cinquantaine d'opéras et professeur (qui enseignait encore à l'âge de 91 ans ! ) et dont la spécialité étaient ces fameux " concertati " ou ensembles concertants, chantés simultanément par plusieurs personnages et portés à la perfection par Donizetti et Verdi. Le jeune Bellini suit également l'enseignement de Nicola Zingarelli (1752-1837), véritable " rempart " et fidèle conservateur du style ancien. A tel point que Zingarelli aurait interdit à ses élèves d'assiter aux opéras du " corrupteur ", du trop moderne Rossini !
On nommait à l'époque " maestrino ", l'élève qui assimilait l'enseignement plus rapidement que les autres et se trouvait capable, précisément, de les aider, or le maestrino de Bellini était un certain Carlo Conti " le meilleur contrapuntiste du moment " dira Rossini, et qui allait créer son premier opéra Le Truppe in Franconia au " teatrino " du conservatoire, en cette année 1819.
Cette tradition de l'ouvrage de fin d'études créé au conservatoire même sera également observée par notre Bellini. Parmi la douzaine d'opéras de Conti, on peut rêver sur son titre le plus connu et si romantique de Giovanna Shore 1, créé en 1829, époque où le romantisme musical italien fera un beau mariage avec les sujets anglo-écossais ! Vincenzo se lie également d'amitié avec les frères Luigi (1805-59) et Federico (1809-77) Ricci, futurs auteurs d'opéras à succès. Federico ne débutera qu'en 1835, collaborant avec son frère pour Il Colonnello, mais Luigi donne dès 1823 au petit théâtre du conservatoire : L'Impresario in angustie. Le succès sera tel, que les commandes vont affluer du Teatro Nuovo, second théâtre de Naples, et l'on ne résiste au plaisir de citer l'un de ces titres bouffes : Il Diavolo condannato nel mondo a prender moglie (1827), que nous allons essayer de traduire par : le diable comdamné à prendre une épouse terrestre ! Vincenzo se lie également avec Saverio Mercadante et Francesco Florimo, un Calabrais ayant un an de plus que lui et qui deviendra son grand ami et son premier biographe, en quelque sorte.
On place dans ces premières années de conservatoire la composition d'un Capriccio ossia sinfonia per studio et d'une Messa di gloria que Vincenzo envoya à Catane pour montrer sa progression dans les études. Quant à la musique théâtrale, ce fut également une rencontre napolitaine car Catane n'avait pas de saison lyrique !
Francesco Florimo rapporte une grande émotion vécue par Vincenzo en 1822, alors que leur ami Carlo Conti les pressait d'assister à un opéra faisant courir tout Naples : " Allez écouter La Zingara , [rapporte Florimo en citant Conti] que j'admire tous les soirs et avec un intérêt croissant ; et parmi d'autres morceaux vous trouverez un Settimino que seul un élève de Mayr pouvait et saurait faire. Nous y allâmes tout de suite et ce Settimino précisément, morceau culminant de l'opéra, fut celui qui fixa l'attention et l'admiration de Bellini, lequel tenta immédiatement d'en avoir copie et l'étudia et l'exécuta tous les jours, à tel point qu'il ne l'enlevait jamais du pupitre de son piano. Peu de temps après, il pria et pressa Conti de le présenter à Donizetti ; et je me rappelle que le jour où advint cette présentation fut un jour de fête pour Bellini, lequel, en revenant de la visite me disait encore tout enthousiasmé : "A part le grand talent que possède ce Lombard, c'est aussi un grand et bel homme et sa physionomie noble, douce et en même temps imposante, inspire la sympathie et le respect." Ce sont ses paroles précises dont je me souviens parfaitement. ".
Gaetano Donizetti, puisque c'était lui, entrait dans la vie de Vincenzo Bellini, vie qui allait bientôt en faire des concurrents, certes, mais -au moins du côté du Lombard- sans jamais exclure une franche bienveillance. Âgé de vingt-cinq ans, Donizetti venait d'arriver à Naples, après avoir débuté à Venise puis à Rome, avec le beau succès de Zoraida di Granata . Son premier opéra napolitain devait donc être La Zingara , créé le12 mai 1822 et atteignant dans l'espace de deux mois, 28 représentations ! Au mois d'octobre, l'opéra avait été chanté 52 fois et il devait continuer à être représenté jusqu'à ce qui semble constituer la dernière reprise, à La Havane en 1859, en pleine époque verdienne, donc ! Quant aux mérites de cette Bohémienne, il nous seront bientôt dévoilés car le Festival della Valle d'Itria à Martina Franca nous offre en juillet prochain sa première reprise moderne !
Une autre forte impression, ou plutôt une blessure sentimentale devait frapper Vincenzo en ces moments de tendresse de coeur... Ayant aperçu sur une terrasse une charmante jeune demoiselle, il chercha à la rencontrer et Florimo le présenta donc au père, le magistrat Francesco Saverio Fumaroli. Les manières courtoises du jeune Vincenzo eurent tôt fait de séduire la maison Fumaroli, la belle Maddalena comprise !.... Vincenzo s'offrit alors à lui donner gracieusement des leçons de chant. ...En attendant, c'est un autre genre de leçons que lui donne le vieux Zingarelli qui a bien saisi les aptitudes de son Vincenzo ! Le voici contraint à déduire d'un thème donné, le plus de développements mélodiques possibles... et Zingarelli de lui répéter : " Ceci est la meilleure voie pour que se forme le chant. Si vous chantez dans vos compositions, soyez donc certain que votre musique plaira. Si au contraire vous amassez harmonies, doubles contrepoints, fugues, canons, notes, contre-notes etc. etc. peut-être le monde musical vous applaudira-t-il après un demi-siècle, mais certainement le public vous désapprouvera. Il veut des mélodies, des mélodies, toujours des mélodies. Si votre coeur saura vous les dicter, étudiez le moyen de les exposer le plus simplement possible et votre réussite sera certaine, vous serez compositeur ; dans le cas contraire, vous ne serez qu'un bon organiste dans quelque village. " On peut se demander quelle part de responsabilité possèdent les encouragements de Zingarelli dans la formation du style bellinien, tant il y a entre eux une saisissante correspondance : qui en effet composa des mélodies plus " mélodieusement mélodiques ", pour ainsi dire, que Vincenzo Bellini ? ! !...
Zingarelli conseillait à ses élèves d'étudier les compositeurs du passé : " Leurs productions que vous prendrez pour modèles sauront réveiller en vous le feu sacré, si Dieu vous l'a donné. De moi vous apprenez la grammaire, le simple et nu articice ; et une fois que vous le connaîtrez et serez devenus maestri, vous étudierez le moyen de le cacher. Gare à vous si vous voudrez en faire montre et briller par lui : alors vous serez perdus. Si le public ne pourra jouir de votre art simple, il vous appellera pédants, auteurs monotones, et vous reconnaîtra comme des docteurs en musique, et aussi bien, vous sifflera. "
Vincenzo préférait Jommelli et Paisiello, mais Pergolesi et son style " tendre " était celui qui éveillait en lui l'émotion la plus grande. Quant à ses compositions propres, on peut évoquer celles qui portent la date de 1823 : quatre Tantum Ergo et la Sinfonia in Mi bemolle a grande orchestra récemment enregistrée 2 et ne laissera pas d'étonner l'auditeur... reconnaissant l'ouverture de Il Pirata ! ... mais Bellini l'utilisera d'abord dans celle de Adelson e Salvini. Dès sa version originale de 1823, on y entend une mélodie à la saisissante ligne caressante mais qui s'étend plus longuement puis s'éteint. Les mouvements successifs, vraiment " symphoniques ", ne furent pas repris dans les deux ouvertures d'opéra dont nous venons de parler.
On pense que Zingarelli craignait de voir Bellini " rossiniser " car Conti et Mercadante s'étaient déjà lancés à corps perdu dans ce style bruyant qui faisait hurler les chanteurs sur un orchestre tonitruant, ainsi du moins, percevait-on Rossini... Florimo rapporte que lors d'une visite de Rossini au conservatoire, Zingarelli fut plutôt direct avec lui : " Mio caro Maestro, non mi rovinate... : ne me "ruinez" pas, dans le sens de : ne m'abîmez pas tous mes élèves ne voulant imiter d'autre que vous, vous seul... ". Ah ! ce sacré Rossini ! on ne peut le surnommer diversement lorsqu'on découvre sa réponse au pauvre Zingarelli : " Potrebbero non rovinarsi... : ils pourraient ne pas se "ruiner" [ne pas s'abîmer, donc] vénéré Maestro, ces chers jeunes élèves, en se limitant à vous imiter vous, uniquement vous... ".
Rossini, Rossini !... dont le génie laissa le pauvre Vincenzo complètement découragé au sortir d'une représentation sancarlienne de Semiramide, persuadé de ne jamais être capable d'écrire une musique aussi valide ! ...mais le génie couvait également en lui et se ressaisissant, il composa l'aria Dolente immagine di Fille mia pour contralto qui reçut un fort bon accueil à sa publication.
Divers morceaux sacrés ou Sinfonie remontent à cette époque d'étude mais les biographes de Bellini ne concordent pas... quand ils ne sont pas influencés par la brutale rupture de l'idylle entre Vincenzo et Maddalena Fumaroli, voulue par l'austère magistrat. Comment ne pas attribuer, en effet la composition de tel ou tel air mélancolique au possible, au coeur brisé du compositeur déjà si enclin au vague à l'âme romantique !
Le temps était également venu pour Vincenzo, d'aborder ce genre qui allait faire sa gloire mais on ignore l'exact début de la composition de l'opéra, ainsi que les raisons ayant pu pousser Vincenzo à choisir Adelson e Salvini, vieux livret de Andrea Leone Tottola mis en musique en 1816 par Valentino Fioravanti 3. On sait en revanche que l'oeuvre fut créée au début de l'année 1825, au " Teatrino " du Conservatoire S. Sebastiano, et par les élèves, assumant aussi bien rôles masculins et féminins ! Le succès fut éblouissant et Florimo rapporte l'une des premières félicitations que reçut Bellini : " Le spectacle à peine terminé, il courut sur la scène pour embrasser le jeune auteur, lui disant des paroles flatteuses au point de l'émouvoir jusqu'aux larmes. Bellini (j'étais présent) devenu muet de joie, voulut lui baiser la main ; mais Donizetti [puisque c'était lui!] l'embrassa avec transport et une véritable effusion venue du coeur, et avec de solennelles paroles, il lui annonça un heureux avenir. ". Il est temps à présent, d'examiner l'oeuvre d'un peu plus près...


Les commentaires des dix opéras de Vincenzo Bellini suivront évidemment leur structure dramatique, c'est-à-dire leur découpage en actes en tableaux mais également le découpage musical de la partition. Les " pezzi chiusi " ou numéros musicaux seront donc rigoureusement indiqués. On fera la différence, par exemple, entre " Aria " comprenant en fait deux " airs " : Cavatina et Cabaletta et " Romanza " : air en un seul mouvement. On nuancera également les différentes formes de récitatif reliant ces numéros ou morceaux musicaux, allant du " Recitativo accompagnato ", avec une participation réduite de l'orchestre, à la " Scena ", où ce dernier intervient de manière plus soutenue et jusqu'à l'" Arioso ", dans lequel l'orchestre joue une mélodie propre et indépendante du chant.


 

1 On peut en trouver un extrait dans le coffret Opera Rara : Cent Ans d'opéra italien : 1820-1830 (ORCH 104). Le style de Conti a une fluidité toute bellinienne et des " façons de faire " donizettiennes.... ceci peut être rattaché à l'air du temps mais, le morceau ne dépasse pas un côté fort gracieux et agréable à l'oreille, sans personnalité précise... mais ce n'est qu'un extrait.....

2 Chez Koch / Schwann, par l'Orchestre philharmonique national de Cracovie, dirigé par Roland Bader. Deux autres Sinfonie de Bellini et trois de Gaetano Donizetti complètent cet enregistrement de 1995 : Koch Classics Schwann Musica Mundi 3-6733-2.

3 Valentino Fioravanti (1764-1837), avec ses 70 opéras, fut un compositeur important dans le passage de Cimarosa à Rossini, qui lui devait certaines innovations, reprises à son compte par l'infidèle postérité. Son opéra le plus connu et existant même en enregistrement, est la satire Le Cantatrici villane (les cantatrices grossières ou mal élevées). Son fils Vincenzo (1799-1877) cultiva comme lui, surtout l'opéra bouffe mais souffrit du fait d'être contemporain de Rossini et ensuite de Donizetti. Un autre Valentino, fils de Vincenzo (?-?) fut un excellent chanteur bouffe, créant notamment Bianca e Falliero et Matilde di Shabran (Rossini) et La Zingara et Betly (Donizetti). Il eut lui-même deux fils, Valentino (1827-79) et Luigi (1829-87), basses-bouffes estimées également !

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