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Quoi de plus passionnant, comme personnage, qu'une enchanteresse? Homère, Ariosto, Tasso vous le diront: rien, sinon une enchanteresse amoureuse -et de préférence délaissée. Circé, Alcine, Armide, Mélisse, Médée, Morgane de l'Antiquité à la Renaissance, de la Grèce à l'Italie (sans oublier la Grande-Bretagne), qu'on les nomme magiciennes, sorcières, ou plus joliment enchanteresses, qu'elles soient belles ou laides, jeunes ou vieilles, implacablement cruelles ou finalement charitables, elles n'ont cessé de fasciner et d'inspirer leurs plus beaux vers, leurs plus belles stances aux poètes, pourvu qu'elles soient ambiguës et mystérieuses Armide, bien entendu, figure en bonne place parmi ses illustres collègues, personnage essentiel de la Gerusalemme Liberata de Torquato Tasso, et inspiratrice de nombreux opéras -dont quelques joyaux essentiels de Lully, Gluck, Rossini, Haydn Une recherche rapide dans le Groves Dictionnary of Music and Musicians ne donne pas moins de 160 entrées pour Armida; et la plus ancienne tentative de mise en musique opératique daterait de 1626, il s'agirait d'un projet d'un certain Claudio Monteverdi, dont il ne reste aucune trace, si ce n'est dans ses lettres. La complexité de la personnalité d'Armide, ses contradictions et sa propension à l'excès, que ce soit dans l'amour ou dans la hargne, la prédisposent tout naturellement aux envolées lyriques, aux tensions du recitativo accompagnato, aux vocalises échevelées de l'aria di furore, aux injonctions impérieuses de l'opera seria comme aux explosions déclamatoires pleines de grandeur de la tragédie lyrique. Mais au fait cette Armide, qui est-elle? I. Armida misteriosa (e superba) Armide fait partie
de cette catégorie bien précise de personnages féminins
-incontournable de la poésie épique- que l'on décidera
d'appeler "enchanteresses". Ce qui la place d'emblée
dans une lignée prestigieuse de mangeuses d'hommes telles que Circé
ou Alcina. Lorsque commence sa
mission, Armide a tout de l'envoûteuse classique: parfaitement consciente
de son charme et de la puissance de son sex-appeal, elle se promet de
faire des ravages dans le camp chrétien (ce qui ne tarde pas à
arriver) sans pour autant se laisser émouvoir par le moindre croisé,
tout joli, costaud ou galant qu'il soit. Tout comme ses ancêtres
Circé et Alcina, c'est par jeu, par défi, voire par mépris
teinté de misandrie qu'elle attire les hommes dans ses filets,
et non par pur goût des plaisirs innocents (enfin
innocents
)
de l'amour. Et si, contrairement à ses deux collègues sus-citées,
elle ne fait pas de ces hommes ses amants avant de les changer en bêtes
(ou tout du moins n'est-ce jamais explicitement rapporté dans le
récit), son ascendant sur eux n'en est pas moins redoutable, puisque
certains, tel Raimbaud, iront jusqu'à renier la foi catholique
pour combattre à ses côtés. Et si, cependant, elle était capable de succomber à l'une de ses proies? II. Armida innamorata C'est effectivement
ce qui va advenir, tout surprenant que cela puisse paraître: la
mangeuse d'hommes va elle-même se laisser vampiriser par les sentiments,
se laisser dévorer par la passion. Schéma finalement classique
de la femme fatale froide et hautaine
jusqu'à ce qu'elle
rencontre la perle rare, l'homme capable de la maîtriser, de l'asservir.
Tout comme Circé s'incline devant Ulysse, seul homme ayant su déjouer
ses sortilèges, Armide va tomber amoureuse du seul Croisé
(mis à part Godefroy et Tancrède; Tancrède tout entier
à sa passion pour Clorinde, Godefroy ayant renoncé tel un
ecclésiaste à tous les plaisirs terrestres) capable de résister
à son pouvoir de séduction, le plus valeureux aussi: Renaud. Une enchanteresse
vouée à jouer les initiatrices? On a déjà
vu cela quelque part
Effectivement. Là encore, Tasso ne fait
que reproduire avec Armide un schéma récurrent de la poésie
épique, dont l'illustration la plus récente avant lui nous
vient tout droit de l'Orlando Furioso d'Ariosto -le couple Armide-Renaud
est directement inspiré du couple Alcina-Ruggiero. Nous n'assistons pas à la première rencontre entre Armide et Renaud, ni même aux premiers moments de leur relation amoureuse. Là où le flamboyant Ludovico s'était plu à nous faire ressentir jusqu'à la moindre palpitation cardiaque de Ruggiero ensorcelé par Alcina et nous avait même autorisés à regarder par le trou de la serrure de leur chambre, Tasso, lui, jette un voile pudique sur ce qui semble être comme un rendez-vous manqué (l'évoquant ensuite comme à regret, par la bouche de l'un des captifs rentrés au camp chrétien). Armide n'assiste pas elle-même à l'exploit de Renaud délivrant ses captifs lors de leur transfert vers Jérusalem, et Renaud se trouve prisonnier des enchantements d'Armide avant même de se trouver confronté à elle; autant dire que leur amour ne commence donc pas par l'éblouissement réciproque, mais plutôt par un jeu de cache-cache, de chat et de la souris. Armide, assoiffée de vengeance, fait croire à la mort de Renaud, avant de l'enlever à l'aide de sortilèges enjôleurs et soporifiques à bord d'une barque individuelle: c'est ainsi qu'elle s'approprie physiquement Renaud, dans le dessein de passer sa rage sur lui jusqu'à ce qu'elle découvre son visage. Et oublie soudainement ses projets de massacre, tout occupée qu'elle est à contempler le damoiseau, épongeant la sueur de son front, se souciant de son confort et l'emporte sur une île retirée au beau milieu de la Mer Noire, tout au haut d'une montagne inhabitée, dans un palais aux jardins paradisiaques, traditionnels symboles de l'érotisme. Renaud, lui, dort du sommeil du juste. Déjà passif -ce qu'il restera tout au long de son séjour chez Armide, qui se profile comme un rêve dont il n'émergera qu'à la vue des armes, et notamment du bouclier de diamant que tient son ami Ubalde. III. Armida abandonnata Tasso ne s'étend
que très raisonnablement -et là aussi, par la voix d'un
tiers- sur la douce vie menée par les amants en l'île de
la Fortune. Episode peu palpitant, principalement empreint de mollesse,
où Renaud se laisse transformer en faire-valoir d'Armide, portant
à son côté non plus un glaive
mais un miroir. Abandonnée, humiliée, trahie, Armide peut dès lors laisser libre cours à sa fureur, et de suppliante soumise se muer en furie hargneuse. Seulement voilà, on a beau s'appeler Armide, on ne commande pas à ses sentiments comme aux esprits des bois. Et si Armide décide d'aller guerroyer aux côtés de son oncle, c'est moins par volonté de vengeance sans doute que par dépit, par dégoût d'elle-même, et peut-être même, qui sait, par pulsion suicidaire? Telle une prima donna faisant ses adieux à la scène et à son public dans un rôle qui a fait sa gloire et dont elle sait sciemment qu'il ne lui convient plus si bien, elle revêt une dernière fois ses oripeaux de femme fatale, essayant de pousser avec forces illades et promesses obséquieuses deux héros sarrasins au meurtre de son amant -mais sans vraiment y croire ni le vouloir elle-même. Perdue dans la confusion de sentiments contradictoires, elle fuit la fureur du champ de bataille (et la chute de Jérusalem) sans trop savoir où aller (et sans avoir livré combat), et finit par trouver refuge dans une grotte sylvestre; et telle un animal blessé, se prépare à mourir tristement, solitaire, loin des regards et de la honte que ceux-ci lui infligeraient, retournant contre son propre sein, contre son cur si faible ces armes à présent dérisoires puisqu'elles n'ont su atteindre Renaud Quel autre moyen pourrait-elle trouver de laver l'outrage que lui fait subir Cupidon -car le drame d'Armide, quel est-il? D'avoir été abandonnée par son amant? Certes Mais plus encore, d'avoir été victime de ses propres armes, tombant dans les rets de l'amour, elle qui s'était toujours juré de faire souffrir les autres sans jamais s'apitoyer. En aimant, Armide a déjà commis une forme de suicide moral, ruinant ses pouvoirs et bravant ses propres principes. Il ne reste donc plus qu'à mourir physiquement Précisons tout de même que Renaud, ayant suivi Armide dans sa fuite éperdue, arrivera juste à temps pour l'empêcher de commettre l'irréparable, et que tout sera bien qui finira bien puisqu'en preux chevalier il tiendra sa promesse et lui offrira son soutien pour remonter sur le trône de Damas (après conversion d'Armide au christianisme, tout de même).
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