Un chef d'uvre ne naît pas spontanément. Ainsi, l'Armide
de Gluck ne provient-elle pas du néant, composée par un
obscur pisse-copie teuton, dont le seul titre de gloire antérieur
avait été d'apprendre la musique à la future reine
de France. Mais pour comprendre pourquoi et de quelle manière Gluck
renouvela l'opéra français, revenons plus loin en arrière,
à l'époque de Lully.
1-
La France versus le reste du monde
Au XVIIème
siècle, le monde musical était divisé en deux. Le
reste de l'univers écoutait de l'opéra séria italien,
la France, déjà exception culturelle, ce que l'on a appelé
à posteriori de la tragédie lyrique. Sont apparus ensuite
leurs pendants légers : l'opéra buffa dans les autres pays,
l'opéra-comique en France. Les jeunes premiers étaient des
castrats partout ailleurs, mais des hautes-contre en France.
A l'origine, la tragédie lyrique, spécifiquement française,
a été inventée par Jean-Baptiste Lully. Elle subsiste
après sa mort, défendue par Rameau, mais subit ensuite un
profond déclin, dû à la fois aux querelles entres
lullistes et ramistes, à l'absence de compositeur de génie
et au laisser-aller des différents directeurs de l'Académie
royale de musique. En 1752 éclata la célèbre querelle
des bouffons, qui l'affaiblit encore plus.
Ainsi, à l'arrivée de Gluck en France, en 1773, l'Académie
royale de musique n'avait-elle pas d'uvres nouvelles à offrir
à un public qui lui préférait de plus en plus l'opéra-comique
ou la comédie italienne, et végétait, en plein désert
musical. Seules les reprises d'opéras de Rameau faisaient encore
recette.
Voici, selon Mannlich, peintre, voisin et ami de Gluck, la situation qu'il
trouva à son arrivée en France :
" (
)l'orchestre, les chanteurs et les chanteuses, qui selon
lui, ne savoient ni chanter, ni déclamer, ni tirer partie de leurs
instrumens. Leur vanité françoise étoit extrêmement
blessée d'apprendre tout cela d'un maître tudesque(
)
[Mme Gluck] l'accompagnoit chaque fois, pour l'empêcher de se livrer
à sa fougue et à sa germanique sincérité,
pendant la durée de ces tumultueuses leçons, appelées
répétitions(
) ".
" (
)alors, Gluck couroit, comme un possédé, d'un
bout de l'orchestre à l'autre, tantôt c'étoit les
violons, tantôt les basses, les cors, les altos, etc. qui rendoient
mal son idée. Il les arrétoit tout court, leur chantoit
le passage en y mettant l'expression qu'il demandoit et les arrêtoit
bientôt encore en criant de toutes ses forces : " cela ne vaut
pas le diable ! " je vis plusieurs fois le moment que tous les violons
et autres instrumens voleroient à sa tête(
) ".
Les répétitions du deuxième opéra français
de Gluck " étoient moins orageuses que celles d'Iphigénie,
parce que les musiciens de l'orchestre commençoient à comprendre
ce que le compositeur vouloit, et les chanteurs le craignoient, étant
subjugués par sa grande supériorité ".
Le ténor-vedette ? " il crioit à tue-tête avec
une très belle voix et se démenoit comme un possédé
" mais quand pour Orphée, Gluck lui demande de crier réellement,
il en est incapable ! " c'est inconcevable ! Monsieur, vous criez
toujours quand vous devez chanter, et quand une seule fois, il est question
de crier, vous n'en pouvez venir à bout ! "
Décidément,
quel que soit le siècle, ils ne changent pas, ces ténors
!
Voici le décor planté. Reste à savoir qui était
vraiment Gluck.
2-
Qui était Christoph Willibald Gluck ? (prononcer Glouc)
Robuste personnage,
gros mangeur, gros buveur, volontaire et énergique, Gluck a l'art
de se faire des amis par sa bonne humeur et sa jovialité, aussi
bien que celui de se faire des ennemis par son refus de toute flatterie
et son caractère entier. Il aime l'argent et ne s'en cache pas,
et ne dédaigne pas la polémique et l'intrigue pour parvenir
à ses fins. Son âpreté au gain et son tempérament
vif cachent un cur tendre, bon époux, père affectueux,
fidèle à ses amis.
Il naît en 1714, près de la frontière de Bohème,
frontière que sa famille franchira en 1717, ce pourquoi ce goujat
de Marmontel l'appellera plus tard : " le jongleur de Bohème
". Il étudie à l'université de Prague, puis,
de 1736 à 1750, se fait musicien voyageur, une vie errante, libre
et aventureuse que visiblement il adore : Italie du Nord (Milan, Venise,
Turin
), Londres, et puis une troupe itinérante qui sillonne
l'Allemagne et le Danemark, ensuite Prague, et enfin Vienne. Et que compose-t-il
durant cette période ? ce que compose toute l'Europe, sauf la France
: des opéras séria sur des livrets de Métastase.
Ces ouvrages sont aujourd'hui oubliés ou perdus, mais la preuve
de leur valeur est qu'il en réutilisera de larges fragments, voire
des morceaux entiers, dans ses chefs d'uvre français, comme
par exemple l'ouverture d'Iphigénie en Tauride.
En 1750, à l'âge de 36 ans, il se fixe à Vienne, en
faisant un mariage à la fois heureux et riche, ce qui le rend indépendant
vis-à-vis de la cour. Il continue d'y écrire des opéras
soumis aux normes de Métastase, qui habite aussi Vienne depuis
1729.
Cependant, un autre type de musique commence petit à petit à
le passionner : l'opéra-comique français. Le directeur des
théâtres impériaux de la cour de Vienne, le comte
Durazzo, ami et protecteur de Gluck, était en relation à
Paris avec Favart, auteur d'opéra-comiques. Ce dernier envoyait
à Vienne sa production et celle d'autres auteurs : Le Sage, Anseaume,
Monsigny
mais il fallait les retoucher pour les adapter au goût
de la prude cour de Vienne, ce que fit Gluck, se piquant au jeu à
tel point qu'il réécrivit certains de ces opéra-comiques
en totalité !
Entre 1758 et 1764, il découvre ainsi un esprit nouveau, des uvres
vivantes, qui ne l'obligent plus à se plier aux conventions de
l'opéra séria : plus de récitatifs interminables,
plus de grandiloquence figée, plus d'arie da capo, mais des paroles
naturelles, des dialogues familiers, de l' " humain ". Et quelle
extraordinaire école de prosodie française !
En outre, Gluck avait affirmé en public avoir étudié
les uvres de Lully, et les admirer beaucoup.
Petit à petit, Gluck occupe une place prépondérante
à la cour de Vienne. Avec une trentaine d'opéras séria,
une dizaine d'opéra-comiques, et autant de ballets, il tient l'affiche
plus souvent qu'aucun autre compositeur viennois, même s'il n'a
pas encore la renommée de Hasse, Jommelli ou Traetta. Quand le
Pape le fait Chevalier de l'Eperon d'or, en 1756, à quarante ans
passés, il est riche, anobli, célèbre, et bien sûr,
maître de musique de l'archiduchesse Marie-Antoinette. D'autres
se seraient contentés de jouir de cette situation, mais pour Gluck,
ce n'était même pas encore le commencement
En 1761, à Vienne, il rencontre Raniero de' Calzabigi, qui vient
de passer dix ans à Paris, et qui, de ce fait, a assisté
à la querelle des bouffons. Très impressionné par
les livrets de Quinault, Calzabigi a des idées bien arrêtées
sur la relation poésie-musique. Il connaît également
fort bien l'uvre de Métastase, car il a dirigé et
préfacé l'édition parisienne de ses livrets, en 1755.
Cette rencontre provoque un déclic, et de leur première
collaboration naîtra Orfeo ed Euridice.
3- Gluck versus Métastase
Le credo de Gluck et de Calzabigi est le suivant : il faut imiter la nature,
c'est à dire le naturel, décrire la vérité
des sentiments, revenir à la simplicité, alors que les trilles,
cadences et autres artifices interrompent le cours de l'action et des
passions, au lieu d'en soutenir l'expression. Il faut, par la musique,
non pas affaiblir les mots du poète, mais les accentuer. Les personnages
doivent s'exprimer de façon vraie et humaine, et les effets dramatiques
doivent être obtenus avec simplicité des moyens, loin de
la clinquante grandiloquence des émules de Métastase. Ils
proscrivent toutes les ornementations gratuites et privilégient
l'expression et la déclamation, car la musique doit être
soumise à la poésie.
C'est ainsi qu'en 1762 naît Orfeo ed Euridice, qui est un pur opéra
italien, et dont le rôle principal est, selon les usages, confié
à un castrat. Cette uvre rompt avec les traditions de l'opéra
séria en ceci qu'elle consacre le retour à la mythologie,
fait intervenir les churs comme un chur antique, personnage
dont l'intervention est constante, supprime les intrigues parallèles,
mêle des danses et des pantomimes à l'action. Le récitatif
sec est abandonné, et même accompagné, se borne à
l'essentiel. Il subsiste encore des arie da capo, mais la plupart des
airs sont de forme rondeau, avec strophes. Le seul sacrifice à
la convention restera le lieto fine.
Le vieux Métastase est scandalisé, il déclare publiquement
que dans le poème d'Orfeo ed Euridice, on trouve bien le jugement
dernier, mais pas de jugement tout court. A Vienne, très rapidement,
le clan conservateur Hasse-Métastase s'oppose au clan Gluck-Calzabigi.
Entre Métastase et Calzabigi, la haine est réelle.
Gluck, Calzabigi, le danseur et chorégraphe Angiolini et le décorateur
Quaglio formeront ainsi un véritable cercle intellectuel, dont
le but est la réforme du spectacle lyrique considéré
comme un ensemble, et créeront des uvres à visée
polémique.
Calzabigi fournira à Gluck les livrets d'Alceste et de Paride ed
Elena. Dans le même temps, Gluck composera encore des opéras
séria sur des livrets de Métastase (il trionfo di Clelia,
Telemaco).
Toutes les conditions étaient réunies pour que Gluck devienne
le rénovateur définitif de l'opéra italien. Pourtant,
il ne fit que porter le premier coup, et laissa ce soin à Rossini,
une cinquantaine d'année plus tard.
4-
Gluck versus Lully
C'est encore une rencontre
de hasard qui décidera du destin de Gluck. Après dix ans
de collaboration avec Calzabigi, Gluck rencontre l'attaché à
l'ambassade de France à Vienne, Gaud Lebland du Roullet. Tous deux
ont des idées similaires en matière de dramaturgie. Les
deux hommes sympathisent, décident de collaborer, et s'arrêtent
sur le sujet D'Iphigénie en Aulide.
En 1772, la partition est terminée, le futur rénovateur
a 58 ans ! du Roullet écrit aux directeurs de l'Académie
royale de musique que : " le fameux M. Glouck (sic) si connu dans
toute l'Europe, a fait un opéra français qu'il désiroit
qui fût donné sur le théâtre de Paris (
)
Ce grand homme, après avoir fait plus de quarante opéras
italiens qui ont eu le plus grand succès sur tous les théâtres
où cette langue est admise, s'est convaincu par une lecture réfléchie
des anciens et des modernes et par des profondes méditations sur
son art, que les Italiens s'étoient écarté de la
véritable route dans leurs compositions théâtrales
; que le genre françois étoit le véritable genre
dramatique musical ; que s'il n'étoit pas parvenu jusqu'ici à
sa perfection, c'étoit moins au talens des musiciens françois
vraiment estimables qu'il falloit s'en prendre, qu'aux auteurs de poëmes,
qui, ne connoissant point la portée de l'art musical, avoient,
dans leurs compositions, préféré l'esprit aux sentiments,
la galanterie aux passions et la douceur et le coloris de la versification
au pathétique de style et de situation(..) "
De son coté, Gluck contacte son ancienne élève Marie-Antoinette,
qui répond en l'invitant à venir à Paris. Il y arrive
le 20 novembre 1773, dans le but de produire son Iphigénie. Un
vent nouveau allait souffler sur la tragédie lyrique, une nouvelle
guerre musicale allait éclater.
Cette guerre des gluckistes et des lullistes, ou devrait-on dire la guerre
éternelle des rénovateurs contre les conservateurs, était
alimentée entre autres par la nationalité de Gluck : était-il
concevable qu'un allemand écrive de meilleurs opéras français
que les autochtones ? mais aussi de ses efforts, bien avant Wagner, pour
obtenir une mélodie continue, avec de cours récitatifs s'apparentant
à de la déclamation, sans transition marquée avec
les airs, ce que ses adversaires appelleront une mélopée,
et enfin de sa façon inconvenante et bruyante de décrire
les passions humaines, sans concessions au style galant.
Les auditeurs étaient également déroutés par
la mobilité affective à l'intérieur d'un même
air : jusqu'ici, qu'il s'agisse d'opéra séria ou de tragédie
lyrique, un air dépeignait un sentiment unique : amour, fureur,
folie
les personnages de Gluck : Orphée, Alceste, Armide,
peuvent exprimer plusieurs sentiments mêlés, changer d'avis
dans un même air, ce qui les rend tellement humain !
A Paris, Gluck donnera en 1774 Iphigénie en Aulide et une adaptation
française d'Orphée et Euridyce, en 1776 une adaptation française
d'Alceste, en 1777 Armide et en 1779 Iphigénie en Tauride.
Armide est donc le deuxième opéra purement français
de Gluck, qui ne repose pas sur une version italienne antérieure,
et il choisit pour cela le livret de l'intouchable Quinault, sans rien
y retrancher, hormis le prologue.
Quelles furent les raisons de ce choix singulier ? On peut supposer de
la bravade, de la provocation, il lui fallait prouver qu'il pouvait composer
une véritable tragédie lyrique à la française,
où des scènes dramatiques alternent avec des scènes
galantes. Et pour cela, quoi de mieux que le célébrissime
livret qui s'était trouvé au centre de la querelle des bouffons
?
Face à ce sacrilège, à l'outrecuidance de celui qui
pensait pouvoir faire au moins aussi bien que leur idole, les lullistes
font cabale, et sans la présence de la reine à la première,
ils auraient manifesté à grands cris et réclamé
une reprise de l'Armide de Lully. Ils patientèrent jusqu'à
la suivante, guettant le moment propice, mais la reine désamorça
toute attaque en assistant également à la seconde représentation.
Cependant, dans les salons, on ne parlait plus que d'Armide. Les détracteurs
de Gluck, dont La Harpe, jugent " le rôle d'Armide d'une criaillerie
monotone et fatigante. Le musicien en a fait une Médée,
et a oublié qu'Armide est une enchanteresse et non pas une sorcière(
)
vous êtes revenu à Armide, qui est un fort beau poëme,
et un mauvais opéra, pour rétablir le règne de votre
mélopée(
) "
Ce à quoi Gluck répondit dans le journal de Paris du 12
octobre 1777 : " j'avois eu la simplicité de croire jusqu'à
présent qu'il en étoit de la musique comme des autres Arts,
que toutes les passions étoient de son ressort, et qu'elle ne devoit
pas moins plaire en exprimant l'emportement d'un furieux et le cri de
la douleur, qu'en peignant les soupirs de l'amour (
) je m'étois
persuadé que le chant rempli partout de la teinte des sentiments
qu'il avoit à exprimer, devoit se modifier comme eux, et prendre
autant d'accens différens qu'ils avoient de différentes
nuances (
) je demande bien sincèrement pardon au Dieu du
goût d'avoir assourdi mes auditeurs par mes (..) opéras.
A l'égard d'Armide, je me garderai bien de laisser le poëme
tel qu'il est, les opéras de Quinault, quoique pleins de beautés,
sont coupés d'une manière très peu favorable à
la musique : ce sont de forts beaux poëmes, mais de très mauvais
opéras. Je vous supplierais de me procurer la connoissance de quelque
versificateur qui remette Armide sur le métier, et qui ménage
deux airs à chaque scène. Alors le rôle d'Armide ne
sera plus une criaillerie monotone et fatigante (
) je veux que dans
son désespoir, elle vous chante un air si régulier, si périodique,
et en même temps si tendre, que la petite-maîtresse la plus
vaporeuse puisse l'entendre sans le moindre agacement de nerfs. Si quelque
mauvais esprit s'avisoit de me dire : Monsieur, prenez donc garde qu'Armide
furieuse ne doit pas s'exprimer comme Armide enivrée d'amour ;
Monsieur, lui répondrois-je je ne veux point effrayer l'oreille
de M. de la Harpe, je ne veux point contrefaire la nature, je veux l'embellir
(
) "
La Harpe répliqua, mais Gluck avait mis les rieurs de son coté,
et ce fut le début d'une guérilla de brochures et de libelles.
5-
Gluck versus Piccinni
Armide, et sa bataille
de pamphlets, s'insère dans une guerre plus large qu'on a appelé
la querelle des gluckistes et des piccinistes.
Le 31 décembre 1776 Piccinni arrive à Paris, invité
pour trois ans par Marie-Antoinette, à des conditions confortables.
Les raisons de cette invitation sont assez obscures : la Reine voulait-elle
diversifier la musique française ? ses motivations étaient-elles
plus troubles ? avait-elle été manuvrée par
la Du Barry ? On disait qu'en Italie, les uvres de Piccinni avaient
éclipsé celles de Gluck. Toujours est-il que l'affrontement
entre les deux musiciens était prévu, programmé,
voire souhaité, comme un combat de gladiateurs dans les arènes,
puisqu'on peut lire dès septembre dans les journaux que "
lui et le Chevalier Gluck vont bientôt susciter à Paris une
querelle musicale. "
Or il n'y aura pas de querelle entre les deux compositeurs. Piccinni était
un homme doux et rêveur, pas combatif pour un sou. Les relations
entre les deux hommes étaient correctes et même cordiales.
Ils se retrouvaient quelquefois à la table d'amis communs, et peut-être
même faisaient-ils partie de la même loge maçonnique.
A la mort de Gluck, Piccinni proposera une souscription destinée
à donner un concert annuel des uvres de Gluck.
Cette querelle ne fut donc pas due à une rivalité artistique,
mais fut celle des partisans de l'un ou l'autre compositeur, et tout particulièrement
de Marmontel, roquet agressif, librettiste de Piccinni après avoir
été éconduit par Gluck auquel il avait proposé
ses services, qui écrira et publiera des douceurs telles que :
" Il arriva le jongleur de Bohème,
Il arriva, précédé de son nom.
Sur les débris d 'un superbe poëme,
Il fit beugler Achille, Agamemnon,
Il fit hurler la reine Clytemnestre,
Il fit ronfler l'infatigable orchestre.
Du coin du roi les antiques dormeurs
Se sont émus de ses longues clameurs
Et le parterre, éveillé d'un long somme,
Dans un grand bruit crut voir l'art d'un grand homme "
Le doux Piccinni, riche de talent et d'enfants, mais de rien d'autre,
était venu en France pour faire fortune, et surtout pas pour polémiquer.
Il se laissait facilement manuvrer, c'est ainsi que Marmontel s'imposa
à lui comme librettiste, et qu'il se laissa dicter ses sujets.
Les libelles ne suffisant pas, la direction de l'Académie royale
de musique, favorable au camp picciniste, imagina de donner le même
sujet aux deux compositeurs. Dans un premier temps, ce fut Roland, d'après
Quinault, adapté au goût du jour par Marmontel. En apprenant
cette manuvre, Gluck annonça dans les journaux qu'il avait
déchiré toute sa composition. En fait, comme il avait peu
de facilité mélodique, et qu'il était coutumier du
recyclage, on peut plutôt penser qu'il la réutilisa pour
Armide.
On fournit ensuite à Piccinni un livret d'Iphigénie en Tauride,
tout en sachant que Gluck travaillait déjà sur le même
sujet, qu'il accepta à la condition expresse que son opéra
serait monté avant celui de Gluck, ce qu'on lui promit, mais qui
ne fut pas tenu.
Il n'y avait aucune animosité entre les deux hommes, entraînés
à leur corps défendant dans cette polémique artificielle
; les uvres de Piccinni eurent de leur temps autant de succès
que celle de Gluck ; contrairement à la querelle des bouffons,
aucune idée philosophique ou politique sous-jacente n'y est défendue
par un Jean-Jacques Rousseau, mais ce sont des disputes de chapelle envenimées
par un Marmontel
cette querelle, en somme, était bien dérisoire
6-
Armide
Drame héroïque
en cinq actes
Création le 23 septembre 1777, à l'Académie royale
de musique
Livret de Philippe Quinault
Armide : Rosalie Levasseur
Renaud : Joseph Legros
Hidraot : N. Gélin
La Haine : Mme Durancy
Ubalde : H. Larrivée
Le chevalier danois : E. Lainez
Sidonie : Mme Châteauneuf
Phénice : Mme Le Bourgeois
Armide, ultime collaboration entre Lully et Quinault, est un des rares
livrets non mythologiques que le librettiste fournit au compositeur, et
possédait des atouts pour séduire Gluck, car si les anti-Métastasiens
du reste du monde prônaient le retour à des thèmes
mythologiques en réaction aux sujets historiques dont ils étaient
abreuvés jusqu'à plus-soif, les progressistes français,
par une réaction identique envers les traditionnels sujets mythologiques
de la tragédie lyrique, préconisaient l'utilisation d'arguments
historiques ! Il est toutefois truffé de galanteries, de divertissements,
longueurs étrangères à l'esprit concis de Gluck,
dont la sobriété était le maître-mot.
Cette Armide, comme toutes les autres uvres de Gluck, est tributaire
de ses créations antérieures. On y retrouve ainsi des extraits
de : Telemaco nell' isola di Circé, Paride ed Elena, l'innocenza
giustificata, Ippolito, Tetide, il trionfo di Clelia, il Tigrano, Don
Juan (ballet), la Sofonisba, Arsace, Bauci et Filemone, le cadi dupé,
l'ivrogne corrigé
C'est pourquoi Jacques-Gabriel Prod'homme,
auteur du livre de référence sur Gluck, qualifiera cet opéra
de " chef d'uvre de marqueterie ", car, en dépit
de ses sources diverses, l'unité de cette partition est remarquable.
De cette uvre, Gluck écrira : " j'ai tâché
d'être plus poète que musicien(
)j'ai trouvé
le moyen de faire parler les personnages de manière à ce
que vous connaîtrez d'abord à leur façon de s'exprimer,
quand ce sera Armide qui parle, ou une suivante, etc. "
L'ouverture, fastueuse, s'enchaîne sans transition à la première
scène entre Armide et ses deux confidentes, Phénice et Sidonie.
Contrairement aux suivantes de la future Iphigénie, indifférenciées
dans un chur, celles d'Armide sont deux solistes au caractère
distinct, dont le traitement musical tout le long de l'uvre est
celui de véritables soubrettes d'opéra-comique, comme le
fait remarquer Jacques-Gabriel Prod'homme. Elles demandent à Armide
la raison de son inquiétude. Il s'agit de Renaud, le plus valeureux
des croisés, le seul qu'Armide ne parvient pas à vaincre,
et dont elle a rêvé. Dès cette scène, le personnage
de l'héroïne montre un caractère complexe et tourmenté,
qui se retrouve dans sa ligne de chant, très expressive et déclamatoire.
La façon de s'exprimer des autres protagonistes sera plus ordinaire,
leur personnalité moins fouillée. En règle générale
dans cette uvre, les récitatifs, tous accompagnés,
comme toujours chez Gluck, sont très brefs, et se distinguent de
moins en moins des airs.
Son oncle Hidraot, roi de Damas, songeant à sa postérité,
lui conseille de choisir un époux, sur un rythme curieusement sautillant.
Encore une fois, Renaud revient dans les paroles d'Armide, sans l'avoir
jamais vu, il l'obsède déjà : seul son vainqueur
sera digne d'elle. Les peuples du Royaume de Damas, par des chants et
des danses, célèbrent la victoire d'Armide sur les croisés.
Chur animé avec quatuor de coryphées, rehaussé
par les trompettes, soli des suivantes repris par le chur, un élégant
ballet
quand soudain l'arrivée d'Aronte, blessé, met
brutalement fin aux divertissements. Renaud a attaqué et délivré,
seul, un convoi de prisonniers chrétiens. Tous répètent
sur un rythme ponctué par le basson " poursuivons jusqu'au
trépas l'ennemi qui nous offense ! ". Cet ensemble étourdissant
qui clôt somptueusement le premier acte deviendra, paroles et musique,
l'un des premiers hymnes de l'époque révolutionnaire.
Au second acte paraît Renaud, accompagné d'un des croisés
qu'il a délivré, qui lui conseille de prendre garde à
Armide. Mais Renaud n'a jamais connu l'amour et méprise les enchantements.
Le coté guerrier du héros est souligné par un accompagnement
ressemblant à une fanfare militaire : cors et bassons. Le créateur
du rôle, Joseph Legros, n'était pas un ténor, mais
une véritable haute-contre à la tessiture très aiguë.
Introduits par quelques mesures syncopées à l'orchestre,
Hidraot et Armide se préparent à jeter un sortilège
à Renaud, aidés par les " esprits de haine et de rage
". L'accompagnement de cette invocation est confié aux hautbois
et aux clarinettes, sur des traits rageurs des cordes, tandis que les
deux voix s'entrelacent dans leur malédiction. Le résultat
est très impressionnant.
Renaud, charmé par le paysage champêtre, ôte son armure
et s'allonge sur l'herbe. Un prélude à la flûte dépeint
la paix des lieux, puis la voix dialogue avec l'instrument, sereine et
sans mièvrerie. Le charme opère
le héros s'endort
un
frisson des violons
des murmures de hautbois et de clarinette
le
silence
une naïade, des coryphées en écho, puis
un chur, une bergère, susurrent des galanteries sur des rythmes
légers. On danse autour de Renaud endormi, tout en l'enchaînant
de guirlandes de fleurs. Ce moment bucolique ménage un contraste
dramatique heureux avec la violence de la scène précédente.
Survient Armide, un poignard en main. Son ennemi est à sa merci
mais
à la vue de Renaud endormi, un combat intérieur fait rage
dans le cur de la magicienne, magnifiquement rendu par l'accompagnement
du récitatif. L'amour est le plus fort, la magicienne ordonne aux
démons d'enlever Renaud et de les cacher tous deux au fond d'un
désert.
Au troisième acte, Armide dans un air da capo, s'inquiète
de ses sentiments, qui l'affaiblissent face à Renaud, dont l'amour
n'est dû qu'à la magie. Malgré l'avis contraire de
Phénice et Sidonie, plus soubrettes que jamais, elle décide
d'appeler la Haine à son secours, et l'invoque dans un air admirable,
dont l'accompagnement heurté au rythme pointé reflète
les sentiments contradictoires de l'héroïne. La Haine surgit,
accompagnée de ses Furies. D'un chant véhément et
sonore, elle lance des imprécations envers l'amour. Les Furies
répètent en chur ses malédictions et dansent.
Solennellement, la Haine entame son exorcisme : " amour, sort pour
jamais, sort d'un cur qui te chasse ! ", repris en chur
par les Furies, mais Armide, incapable de renoncer à son amour,
l'empêche de continuer ; il en résulte un saisissant duo
avec chur. Armide atteint l'aiguë de sa tessiture sur les paroles
" sans m'arracher le cur ! ", ce qui stoppe net les imprécations
de la Haine et des Furies, qui maudissent Armide et lui prédisent
son malheur. Ces pages sont parmi les plus intenses de l'uvre de
Gluck.
A la fin de cet acte, Gluck a rajouté au livret originel un court
monologue dans lequel Armide, maudite par la Haine, implore l'amour avec
des accents pathétiques de la prendre en pitié, pendant
que la note ré répétée aux seconds violons
suggère les battements de cur de l'héroïne.
Le quatrième acte est un long divertissement narrant les aventures
d'Ubalde et du chevalier danois au pays enchanté d'Armide. L'orchestre,
dans lequel se détachent les cordes graves, décrit leur
découverte terrifiée de monstres horribles, qu'ils éloignent
avec un sceptre enchanté. Une musique gracieuse s'élève,
un démon prend l'apparence de Lucinde, aimée du chevalier
danois. A son ariette naïve, reprise en chur, à une
musette joyeuse, à une nouvelle ariette, à ses fraîches
interventions en trio, le chevalier va céder, lorsque Ubalde, avec
son sceptre d'or, dissipe les enchantements. Mais ce dernier est à
son tour tenté par un démon qui a pris la forme de sa bien-aimée
Mélisse. De façon symétrique, le chevalier danois
rappelle Ubalde à la réalité. " Ce que l'amour
a de charmant n'est qu'un funeste enchantement " ! " Fuyons
les douceurs dangereuses des illusions amoureuses ", concluent les
deux paladins en un duo impétueux.
Le cinquième acte se déroule dans le palais d'Armide. Renaud
soupire, suppliant : " Armide, vous m'allez quitter ", le hautbois
reprenant en écho le nom de l'enchanteresse. On est loin du viril
guerrier du deuxième acte. Aux réponses de sa maîtresse,
il ne fait que répéter la même phrase sur la même
ligne mélodique, signe de son asservissement. Pour distraire son
amant, Armide fait venir les plaisirs, et les amants et amantes fortunés.
Chaconne d'importante dimension, interventions solistes des plaisirs mêlées
de churs, menuet, nouvelle ariette avec chur, sicilienne à
la flûte sur pizzicati de cordes. Mais Renaud, mélancolique
sans Armide, fait cesser le divertissement.
C'est alors que les chevaliers apparaissent et désenvoûtent
Renaud, à l'aide d'un bouclier magique. L'orchestre fait entendre
un fracassant thème martial sur les mots " victoire "
et " guerre ". Mais Armide surgit : " vous partez, Renaud,
vous partez ! " dit-elle avec accent bien différent de celui
de Renaud précédemment, sur des paroles identiques. Dans
un long récitatif halluciné elle le supplie d'au moins pouvoir
le suivre comme captive, exprime toute une gamme de sentiments passant
par l'abattement, la fureur, le désespoir
Renaud hésite
et
part (" vous serez après la Gloire ce que j'aimerai le mieux
" ! le mufle !). Contrairement à l'uvre du Tasse, l'accablement
d'Armide force la sympathie et nous laisse indifférent sur le sort
de Renaud.
Après le départ de celui-ci, Armide clame sa douleur dans
un air kaléidoscopique, exprimant une multitude de sentiments contraires.
Elle ordonne aux démons de détruire le palais : " l'orchestre
fait rage, des gammes le parcourent comme pour une tempête : sifflement
des flûtes, hautbois et clarinettes, grondements des bassons, éclat
des trompettes et timbales " (Jacques Gabriel Prod'homme). Le palais
s'écroule, tandis qu'Armide s'éloigne dans son char volant.
7-
Discographie
Il n'existe que deux
enregistrements de l'opéra de Gluck. Deux, c'est peu, mais c'est
largement suffisant quand l'un représente une référence
absolue!
Armide : Felicity Palmer
Renaud : Anthony Rolfe Johnson
Hidraot : Raimund Herincx
La Haine : Linda Finnie
Ubalde : Stephen Roberts
Le chevalier danois : Keith Lewis
Sidonie : Marie Slorach
Phénice : Sally Burgess
The Richard Hickox Singers
The City of London Sinfonia
Direction : Richard Hickox
3 CD EMI
Cet enregistrement avait fait l'effet d'une révélation lors
de sa publication, en 1983. En fait, son mérite principal a été
de faire découvrir l'uvre, car si dans ce disque honorable,
rien n'est complètement raté, très peu de choses
sont vraiment réussies.
Le handicap principal de cette version reste le défaut de conception
d'ensemble. La direction musicale est propre mais dépourvue d'élan,
de nerfs, de tension dramatique, et manque cruellement de contrastes pour
une partition dans laquelle les sentiments sont si violents. On reste
indifférent à des scènes dramatiques comme l'invocation
des esprits de haine et de rage ou l'arrivée de la Haine. De plus,
les churs sont quelquefois bien lourds.
Felicity Palmer, la protagoniste principale, est pleine de louables intentions
et s'engage à fond dans le rôle, mais elle n'a pas le plus
joli des timbres (c'est un euphémisme !) manque complètement
de ligne, et est affligé d'un vibrato peu esthétique.
Anthony Rolfe Johnson, en revanche, est un superbe Renaud : beau timbre,
style élégant, déclamation parfaite, c'est l'excellent
élément de la distribution. Tout au plus pourrait-on lui
reprocher d'être plus à son aise dans les passages galants
que dans les passages guerriers, pour un personnage, qui, ne l'oublions
pas, préfère la gloire sur le champ de bataille à
l'amour.
Cet enregistrement a de la chance avec les ténors, car Keith Lewis
est un bon chevalier danois, mais on est vite déçu par le
restant de la distribution : Linda Finnie n'impressionne pas en Haine,
et semble vraiment dépassée par les exigences de ce rôle
court, mais intense, Raimund Herincx est un Hidraot vraiment très
laid, Lucinde n'a pas de séduction et Mélisse pas de grâce.
S'il n'existait que cette version, on la trouverait probablement meilleure
que ce qui vient d'être décrit, mais la concurrence est redoutable
avec l'enregistrement de Minkowski, qui frise la perfection, et qui a
fait vieillir celui-ci d'un seul coup !
Armide : Mireille Delunsch
Renaud : Charles Workman
Hidraot : Laurent Naouri
La Haine : Ewa Podles
Ubalde : Brett Polegato
Le chevalier danois : Yann Beuron
Sidonie, Lucinde : Nicole Heaston
Phénice, Mélisse : Françoise Masset
Orchestre et churs des musiciens du Louvre
Direction : Marc Minkowski
2 CD Archiv
Notons d'abord que cette version n'est pas une archi-intégrale,
Marc Minkowski a pratiqué quelques coupures vénielles dans
la partition : des danses, la deuxième ariette de Lucinde. Il a
choisi d'utiliser le diapason à 403, en principe celui de l'opéra
de Paris à l'époque de Gluck, c'est à dire un ton
en dessous du notre, ce qui rend une aisance certaine aux chanteurs.
La direction de Marc Minkowski possède tout ce qui manquait à
Richard Hickox, la vision d'ensemble, l'intensité dramatique, les
contrastes, la sève, le feu, et dépeint admirablement la
violence des sentiments des personnages, aussi bien que le charme des
passages galants ou bucoliques. L'orchestre joue sur instruments originaux,
rendant ainsi une sonorité unique. Alors que la distribution n'est
pas entièrement francophone, la diction de chacun est parfaite.
Dans le rôle de la magicienne, la superbe Mireille Delunsch, avec
sa voix pleine et fruitée, nous séduit d'emblée,
par la beauté de son timbre, ses magnifiques pianissimi et son
engagement total, composant un personnage réellement habité.
C'est un soulagement d'entendre cette si belle Armide après les
vociférations de Felicity Palmer.
Son Renaud, Charles Workman, possède une voix intrinsèquement
moins belle que celle d'Anthony Rolfe Johnson, et on peut ne pas aimer
son timbre assez spécial, sombre et corsé, son vibrato prononcé,
mais c'est un interprète de grande classe, charmeur et élégant,
et qui sait rendre justice aussi bien aux passages galants qu'aux passages
martiaux.
Ewa Podles, comme toujours somptueuse, campe une Haine barbare et sauvage,
vraiment impressionnante. Laurent Naouri en Hidraot montre un souci de
la ligne qu'il ne retrouvera pas par la suite dans l'enregistrement d'Iphigénie
en Tauride par la même équipe.
Bref, on l'a compris, cet enregistrement est proche de la perfection,
et représente une référence absolue. A se procurer
sans délais, pour qui ne le connaît pas encore.
Lexique
:
Aria
da capo
(pluriel arie) : air en trois parties dans laquelle le chanteur embellit
la reprise de la première section par l'improvisation de cadences.
Ariette : Air à l'intérieur d'un divertissement dans
la tragédie lyrique.
Chaconne : Danse lente à trois temps écrite sur une
basse obstinée, qui favorise une suite de variations.
Divertissement : Dans la tragédie lyrique, moment où
le sujet principal est délaissé pour un épisode plus
libre faisant diversion, plus ou moins relié à l'action
principale. C'est le moment privilégié des churs,
danses et effets de mise en scène. Chaque acte de la tragédie
lyrique devait comporter un divertissement.
Haute-contre : Ténor français de la fin du XVIIème
et du XVIIIème siècle utilisant une technique de chant caractérisée
par une quinte aiguë émise en voix mixte.
Lieto fine : Fin heureuse, ou plutôt fin morale, dans l'opéra
séria.
Musette : Danse pastorale du XVIIIème siècle, comportant
une note tenue persistante.
Récitatif : le récitatif a pour but de calquer le
langage chanté sur le débit de la parole par sa ligne mélodique
et son dessin rythmique, il fait avancer l'action, contrairement à
l'air, qui décrit les sentiments des personnages. Le récitatif
sec est accompagné uniquement d'un clavier et/ou d'une basse d'archet,
le récitatif accompagné, ou obbligato, ou obligé,
est accompagné par l'orchestre.
Rondeau : forme musicale caractérisée par l'alternance
de couplets et de refrains.
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