Genèse
Les circonstances
de la création de l'Armida de Rossini ont déjà été
évoquées dans le dossier de la revue consacrée à
Rossini napolitain. Aussi, pour plus de détails, ainsi que pour
une discographie complète ou un résumé du livret,
il convient de s'y rapporter.
Rappelons toutefois brièvement la genèse de cette uvre
: en février 1816, le théâtre San Carlo de Naples,
dont Rossini était directeur musical depuis l'année précédente,
est détruit dans un incendie. L'impresario Domenico Barbaja, en
homme d'affaire avisé qu'il est, réagit rapidement et efficacement
: la reconstruction commence le plus vite possible, et pendant cette période,
les spectacles sont donnés au teatro del fondo.
Fin 1817, les travaux sont terminés, et il s'agit de monter une
uvre d'inauguration propre à frapper les esprits, à
montrer que le nouveau théâtre est encore plus magnifique
qu'auparavant. Le choix de l'argument, probablement par Barbaja, se porte
sur un extrait célébrissime de la " Jérusalem
libérée ", celui de l'histoire d'Armide et de Renaud.
Le poème du Tasse avait été, au cours des deux siècles
précédents, un vivier inépuisable de sujets pour
les librettistes. Armida, en particulier, avait été particulièrement
bien traitée : rien qu'en Italie, et pour ne citer que les plus
connus, Monteverdi (1627), Traetta (1761), Jommelli (1770), Salieri (1771),
Sacchini (1772) s'étaient intéressés au sort de la
magicienne. Mais c'était au siècle précédent
: au début du XIXème siècle, le sujet est passé
de mode.
Il possédait néanmoins un énorme avantage : son argument
fantastique permettait, pour l'inauguration, d'utiliser et de valoriser
l'ensemble des fonctions du San Carlo : churs, ballets, décors,
machinerie allaient concourir à la réalisation d'un spectacle
fastueux, un spectacle de prestige.
La rédaction du livret est confiée au poète des théâtres
royaux de Naples Giovanni Schmidt. Les conceptions de ce dernier restent
malheureusement ancrés dans une esthétique de l'opéra
seria (récitatif-air-récitatif-air
) que Rossini a
déjà dépassé. Le choc est rude entre le compositeur
et le librettiste, Rossini privilégiant les scènes d'ensemble
au détriment des airs, raccourcissant les récitatifs, à
l'encontre de toute la tradition métastasienne.
C'est ainsi que dans une note imprimée dans le livret, Giovanni
Schmidt fait part de toutes ses réserves concernant l'uvre
définitive : il se plaint de l'impossibilité de respecter
" les règles de l'art dramatique ", de " l'actuel
système théâtral dans lequel, en exigeant une complication
des dits pezzi concertati, on oblige le poète à un nombre
extrêmement restreint de récitatifs, afin de ne pas provoquer
l'ennui chez le spectateur ", d'avoir " dû aussi abréger
plus que ce n'est l'usage le second acte pour faire place à un
ballet approprié, qui constitue l'un des principaux ornements du
drame ". Même en respectant les contraintes qui lui furent
imposées, une partie de son texte ne fut pas utilisé, Rossini
n'ayant mis en musique qu'une partie des récitatifs.
Le
livret
Stendhal, dans sa
" vie de Rossini " déclare : " l'auteur du libretto
laisse languir l'intérêt, et il a gâté d'une
manière pitoyable le beau récit du Tasse ". Effectivement,
ce livret paraît bien bancal. Est-ce à cause de la suppression
d'une partie des récitatifs ? est-ce à cause du manque de
talent de Giovanni Schmidt ? est-ce à cause d'un deuxième
acte consacré presque exclusivement au ballet ? probablement de
tous ces éléments à la fois.
L'opéra s'ouvre sur un présupposé absent du poème
du Tasse : Rinaldo et Armida se sont rencontrés avant le lever
de rideau, se sont aimés et se sont séparés. Comment
et pourquoi ? mystère ! l'explication était-elle dans les
récitatifs supprimés ? il est permis d'en douter !
L'intérêt d'un tel détournement est double : d'une
part il permet de caser un duo d'amour dans le premier acte, et d'autre
part il rattache le livret à une longue tradition italienne d'histoires
d'amours secrètes et contrariées, de pères indignes
et de mariages clandestins. Malheureusement c'est au prix de la disparition
d'un élément essentiel : l'envoûtement de Rinaldo
par Armida. Le héros devient donc librement amoureux de la magicienne,
et choisit de son plein gré de la suivre. De ce fait l'amour d'Armide
est moins douloureux, puisque partagé, et Rinaldo la quitte parce
qu'il ne l'aime plus, et non pas parce qu'il est exorcisé.
Un personnage important dans d'autres moutures d'Armide a également
été sacrifié : l'oncle de la magicienne, Idraote,
ne fait ici qu'une brève apparition dans le premier acte, il accompagne
sa nièce dans le camp des croisés le temps d'un morceau
d'ensemble puis d'une réplique qui le range dans la catégorie
des pères indignes cités plus haut, au sujet de Rinaldo
: " il est, plus que tout autre, l'individu sur lequel j'aimerais
aujourd'hui, après en avoir si longtemps nourri le désir,
assouvir ma colère. " Nous voici transporté chez les
Capulets et les Montaigus ! Puis Idraote disparaît, sans même
attendre la fin de l'acte.
Nous retrouvons ensuite l'univers du Tasse, chants IV et V de " Jérusalem
libérée ", dans le récit de la rivalité,
puis du duel entre Gernando et Rinaldo, suivi du bannissement du héros
par Godefroy de Bouillon. Ces épisodes ne sont pas ce qu'il y a
de plus intéressant dans la relation entre Armida et Rinaldo, mais
ils permettent la description de belles scènes épiques.
Encore une fois, la médaille a son revers, puisque cette description
du camp des paladins entraîne la multiplication de personnages secondaires
tels que Goffredo, Gernando et Eustazio, qui doivent être interprétés
par des chanteurs de premier plan car il leur est attribué des
scènes d'importance, mais que l'on ne retrouvera plus par la suite.
D'autres personnages secondaires apparaîtront à l'acte trois,
Carlo et Ubaldo, des croisés également, qui dès la
création, ont été interprétés par les
mêmes chanteurs, ce qui contribue largement à embrouiller
l'action. Une astuce du librettiste pour les regrouper avec les personnages
du premier acte aurait été la bienvenue.
Banni du camp des croisés, Rinaldo s'enfuit donc de son plein gré
avec Armida à la fin du premier acte. On suppose alors que le jardin
enchanté est créé par son amante pour lui plaire,
et non pas pour le cacher.
L'acte deux est très surprenant s'agissant d'un opéra italien.
En effet, c'est un acte de divertissement, tradition de la tragédie
lyrique à la française, mais chose très incongrue
dans l'opéra seria. Le but était de privilégier le
corps de ballet, mais aussi les churs, et d'émerveiller les
spectateurs par des machineries dignes de Lully. Le livret ne décrit-il
pas, scène un : une forêt sinistre et les démons surgissant
des profondeurs de la terre, et scène deux : un nuage qui en se
dissipant offre au regard un char tiré par deux dragons sur lequel
se tiennent Rinaldo et Armida, cette dernière métamorphosant
le char en un trône fleuri ?
Cependant, il faut bien avouer que ce qui fonctionne parfaitement chez
Gluck ou Lully, un acte complet de divertissement, pendant lequel l'action
n'avance pas, ressemble bien plus à un tunnel chez Rossini.
L'acte trois, tiré du chant XVI, est le plus conforme au poème
du Tasse, avec la recherche de Rinaldo par deux paladins, son désenvoutement
à l'aide d'un bouclier magique, sa fuite, la colère d'Armida
et la destruction du palais enchanté.
La
musique
La musique composée
par Rossini pour Armida est aussi surprenante que le livret, et tout particulièrement
par les tessitures employées, à savoir une soprano, sept
baryténors (quatre en réalité, tous sauf le héros
se voyant attribuer deux rôles) et une basse de faible importance.
Ce choix singulier est dû en partie à la personnalité
de la cantatrice Isabella Colbran. On peut affirmer qu'Armida est composée
uniquement autour d'elle, dans le but ultime de la faire briller.
Il y a plusieurs raisons à cela : tout d'abord à cette époque,
Rossini est fou amoureux d'elle, et lui offre le plus somptueux des cadeaux
: un opéra à sa mesure. C'est également la prima
donna du San Carlo, qui est alors le premier théâtre d'Europe.
On se bouscule pour aller l'entendre, il est inimaginable de ne pas la
mettre particulièrement en valeur pour une inauguration de prestige.
Enfin, elle possède une influence certaine auprès de la
cour des Bourbons. Les cancans ne la disent-ils pas maîtresse du
roi Ferdinand ?
De caractère altier, elle interdit tout rôle féminin
d'envergure autre que le sien dans les productions napolitaines, il est
donc exclu d'utiliser un musico, c'est à dire un contralto travesti,
pour chanter la partie du héros, comme il est d'usage dans les
théâtres italiens du début du XIXème siècle,
en remplacement des castrats.
La voix de basse était à l'époque tombée en
désuétude dans l'opéra seria, il ne restait donc
qu'à confier l'ensemble des rôles à des ténors,
ou plus exactement des baryténors.
Ainsi Armida, voix de femme aiguë, se trouve sans antagoniste vocal
: pas de voix grave masculine. D'autre part, sur les huit rôles
masculins, sept sont des comparses, et le huitième, Rinaldo, le
héros, bien que confié au plus prestigieux ténor
de son époque, le bel Andrea Nozzari, ne bénéficie
pas d'air en propre : des duos avec Armida, des duos et des trios avec
les autres ténors, des ensembles concertants. Ainsi, l'héroïne
se trouve figure centrale exclusive, aussi bien dramatiquement que vocalement,
orbite des autres protagonistes. Elle est également gratifiée
de deux finales étourdissants, " d'amor al dolce impero "
à la fin de l'acte deux, et " se al mio crudel tormento "
à la fin de l'opéra, taillés sur mesure pour les
immenses possibilités vocales de la Colbran.
C'est aussi l'une des premières fois qu'un compositeur d'opéra
seria confie à un baryténor le soin d'exprimer l'amour par
le chant : il le réalise en écrivant trois duos, un à
chaque acte : " amor possente nome " au premier, " dove
son io " au second, " soavi catene " au troisième,
duos d'une sensualité inouïe pour l'époque, comme le
décrit Stendhal : " l'extrême volupté qui, aux
dépens du sentiment, fait souvent le fond des plus beaux airs de
Rossini, est tellement frappante dans le duetto d'Armide, qu'un dimanche
matin qu'il avait été exécuté d'une manière
sublime au Casin de Bologne, je vis les femmes embarrassées de
le louer. " (vie de Rossini) ou encore, plus crûment : "
Rossini a fait dans Armide un duo qui vous fera bander d 'amour pendant
dix jours. Si votre vessie vous le permet, entendez cela " (lettre
à Adolphe de Mareste du 9 avril 1819).
Cette sensualité s'exprime dans des mélodies ornementées,
particulièrement fleuries. C'est dire que cet opéra nécessite
des chanteurs exceptionnels pour l'interpréter, raison pour laquelle
il fut si peu repris même à son époque, et est encore
si rare de nos jours.
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