L'art de Verdi

Jérôme Royer


Verdi aura été vraiment l'artiste de son temps. En effet, n'étant ni philosophe, ni penseur, ni littérateur, ni constructeur de théories et de systèmes, il était tout simplement un artiste et un homme de théâtre qui puisait ses inspirations dans le fond de son cœur et s'en servait en vue de l'impression qu'elles auraient dû produire. C'est pourquoi il demandait à ses librettistes des situations et des paroles scéniques dont il trouvait du premier coup l'expression musicale.
Non seulement Verdi était un artiste mais il était aussi l'artiste de son temps. On sait quelle était la condition du drame lyrique italien dans la première moitié du XIXème siècle: une structure fixe dont le principe consiste à faire alterner des récitatifs, des airs, des duos, des trios, des quatuors, des ensembles; des rythmes clairs et carrés, un orchestre se bornant presque toujours à l'accompagnement des voix. Cette forme conventionnelle a d'ailleurs engendré quelques uns des plus grands chefs d'œuvre de l'art lyrique avec Rossini, Bellini, Donizetti, Pacini et, dans une moindre mesure, Mercadante. C'est peut-être pour cette raison que personne ne songeait alors à changer la convention établie et Verdi lui-même y restera fidèle presque jusqu'à la fin de sa carrière, Otello et Falstaff se démarquant totalement du reste de son œuvre! Cependant, il est évident que Verdi, dès Nabucco, apporte quelque chose de neuf dans le drame lyrique: sans en détruire la structure, il la transforme et, surtout la rend malléable ce qui lui permettra plus tard d'autres transformations de plus grande envergure! Ainsi, quand il compose des airs, il sait se dégager de la coupe traditionnelle, du nombre habituel de mesures, des longs développements, pour adapter la cantilène à la situation dramatique, allant jusqu'à l'interrompre si l'action l'exige. Il rend les récitatifs plus robustes et expressifs; il sait manier l'effet dramatique, saisir et frapper ses auditeurs musicalement et théâtralement, bref, les émouvoir. Qui plus est, cette émotion, que d'aucuns considèrent comme superficielle, elle est exprimée par des moyens simples, voire simplistes dont le but est de reproduire la situation scénique, de sculpter de façon sommaire (parfois caricaturale!) des personnages et de donner une dynamique à leurs passions.
La musique de Verdi est rapide, serrée, vigoureuse, pleine de mouvement et de vie; elle ne s'attarde pas, surtout dans les premières œuvres, sur des détails minutieux, elle traduit les sentiments dans leur expression la plus apparente, la plus frappante et souvent aussi la plus âpre. A cet égard, Verdi a été et est encore parfois taxé de violence et de brutalité: c'est vrai quelquefois mais ne pas l'accepter, c'est oublier aussi qu'il était d'un naturel énergique et chaleureux et qu'en artiste sincère (davantage que ses contemporains européens en général et germaniques en particulier!), il s'exprimait selon sa nature. D'ailleurs, les sujets choisis exigeaient toujours une musique chaude et entraînante: par exemple Attila réclamait une expression musicale très violente. Mais attention! Il ne faudrait pas pour autant en déduire que la musique de Verdi n'est que violence et passion exacerbée: dès ses premières œuvres, on peut voir qu'il alterne avec bonheur des pages tumultueuses avec d'autres pleine de douceur et de mélancolie. En fait, l'art de Verdi est un art rude et impétueux mais c'est un art sain et spontané. C'est d'ailleurs l'analyse qu'en faisait Bizet: " Quand un tempérament passionné, violent, brutal même, quand un Verdi dote l'art d'une œuvre vivante et forte, pétrie d'or, de boue, de fiel et de sang, n'allons pas lui dire froidement:" Mais, cher Monsieur, cela manque de goût, cela n'est pas distingué! Est-ce que Michel-Ange, Homère, Dante, Shakespeare, Beethoven, Cervantès et Rabelais sont distingués? Nous faut-il donc du génie accommodé à la poudre de riz et à la pâte d'amandes douces?""
Une autre caractéristique de la musique de Verdi, c'est qu'elle est exempte de longueurs. C'est une musique concise car Verdi possédait un sens très vif de la mesure dont témoigne d'ailleurs la brièveté habituelle des actes de ses opéras.
Quant à sa mélodie, elle est scultoria c'est à dire qu'elle saisit et fixe un moment de l'action dramatique ou un sentiment des personnages avec une netteté et une puissance d'expression très grandes. Elle est ensuite, la plupart du temps, ascendante en se développant vers l'aigu (parfois le suraigu), ce qui prouve la nécessité d'une voix ample et d'une grande force de respiration. Mélodique de nature, la musique de Verdi le restera toujours quand bien même elle se délivrera d'une certaine rigidité conventionnelle allant jusqu'à devenir parfois polyphonique.
Autre intérêt particulier de l'œuvre verdienne: l'usage des chœurs. Certes, ceux-ci avaient déjà considérablement gagné du terrain avec Rossini, Bellini et Donizetti (pour ne citer qu'eux!) par rapport au XVIIIème siècle, mais leur statut va considérablement évoluer avec Verdi: ils ne se bornent plus au simple rôle d'un remplissage superflu, au commencement et à la fin de chaque acte; au contraire, ils visent bien plus haut, ils saisissent l'attention et l'intérêt des auditeurs-spectateurs; ils expriment quelque chose de l'âme de la foule. Les célèbres chœurs de Nabucco et de I Lombardi nous le montrent bien: non seulement ils remuent l'esprit patriotique des italiens mais ils traduisent avec beaucoup d'intensité les aspirations et les sentiments des Hébreux captifs et des Croisés. Par la suite, les chœurs s'identifieront et fusionneront intimement avec l'action comme dans La Traviata, Aïda, Otello et Falstaff.
Enfin, il convient pour terminer de dire quelques mots de l'orchestration verdienne. Elle a été graduellement élevée et sans cesse perfectionnée par le compositeur qui maîtrisait à la perfection la technique instrumentale et en connaissait toutes les ressources. Peu à peu, l'abus des cuivres et de la grosse caisse (dont il n'y a pas moins de 226 coups dans la seule ouverture de Nabucco!), les unissons découverts des clarinettes et des hautbois, l'homophonie des instruments à archet,… tout cela va peu à peu céder la place à la fusion des instruments, au mélange des couleurs, à des effets nouveaux et saisissants tels que l'entrée du cor dans le prélude de l'acte 3 de La Traviata, l'usage des trombones basses dans le Miserere d'Il Trovatore, celui de la harpe dans La Forza del destino ou Falstaff ou tout simplement tous les effets qu'atteignent les instruments à l'acte 3 d'Aïda.
Il ne faut pas oublier que l'élément symphonique n'a jamais été prépondérant dans le drame lyrique italien et qu'en cela aussi, Verdi a toujours voulu demeurer italien. C'est pour cette même raison qu'il a donné la prééminence au chant et aux voix, et non pas, comme on l'entend encore parfois aujourd'hui, par manque de science musicale, les études de Verdi avec son professeur, Vincenzo Lavigna (répétiteur à la Scala et ami de Rossini), n'ayant été ni restreintes ni superficielles!