Présentation de trois chefs-d'oeuvre

Jérôme Royer

Macbeth

Création au Teatro La Pergola de Florence le 14 mars 1847 dans sa version primitive, au théâtre lyrique de Paris le 19 avril 1865 dans sa version remaniée.
Livret de Francesco Maria Piave et d'Andrea Maffei

Lady Macbeth : Marianna Barbieri-Nini
Macbeth : Felice Varesi
Banco : Nicola Benedetti
Macduff : Angelo Brunacci
Malcolm : Francesco Rossi

L'œuvre de Verdi peut se diviser grosso modo en trois périodes, la première étant ce qu'il a nommé lui-même ses " années de galère ", qui commence avec Oberto en 1839 et se termine avec Stiffelio en 1850.
Galère, galère…c'est un peu vite dit…tout n'est pas rose dans la vie musicale du jeune Verdi, de sa vingt-sixième à sa trente-septième année, il y eut quelques fiascos (un giorno di regno ne tint qu'une soirée), beaucoup de travail (quatorze opéras en dix ans, c'est beaucoup, mais c'est bien moins que la moyenne de la production de Donizetti), mais aussi des succès (deux mois après sa création, Ernani est mis à l'affiche de plus de vingt théâtres), et même des triomphes (Nabucco). Pendant ces années, Verdi devient le plus connu des compositeurs italiens vivants, une figure de l'identité nationale, l'emblème du patriotisme et de l'aspiration à l'unité italienne.
On peut considérer que Macbeth est l'un des sommets de cette période, l'œuvre la plus complexe écrite jusque là, et sa première transcription musicale de l'univers shakespearien. On le sait, ce ne sera pas la dernière…
Ce fut d'ailleurs pour Macbeth que le cachet de Verdi dépassa pour la première fois - et de loin - ceux de Bellini.
Avec Macbeth, Verdi cherche encore son langage. La spécificité de cette œuvre, hors l'absence d'intrigue amoureuse, c'est la recherche d'un nouveau lien plus étroit entre chant et déclamation, entre déclamation et vérité dramatique.
Il a été dit que pour ce faire, Verdi avait cassé l'instrument vocal, en s'appuyant sur une lettre célébrissime, écrite lors de la création de l'œuvre au San Carlo de Naples, lorsqu'il apprit que la cantatrice pressentie était la Tadolini :
" Cela paraît absurde, mais la Tadolini est une femme remarquable avec un beau visage, et je désire une Lady Macbeth laide et monstrueuse. La Tadolini chante à la perfection, et je voudrais que Lady Macbeth ne chante absolument pas. La Tadolini a une voix superbe, éclatante, claire et puissante, et je voudrais avoir pour Lady Macbeth une voix rauque, étouffée, caverneuse. "
On peut toutefois sérieusement se demander ce qu'est une voix rauque et caverneuse dans l'esprit de l'époque, encore tout imprégné de bel canto.
Plus significative est cette lettre de Verdi à Escudier le 11 mars 1865, à la veille de la première représentation parisienne (la Ristori était une actrice de théâtre qui jouait le Macbeth de Shakespeare) :
" la Ristori faisait un râle : le râle de la mort. En musique on ne doit pas, on ne peut pas le faire, comme on ne doit pas tousser dans le dernier acte de Traviata, ni rire dans le " scherzo od e follia " du ballo in maschera. Ici il y a un lamento du cor anglais qui supplée très bien au râle, et plus poétiquement ".
Même si Verdi laisse la pure beauté de la voix s'effacer devant les nécessités du drame, la musique garde tous ses droits ! d'ailleurs, le dernier air de Macbeth " Pieta rispetto ", décrit par Verdi au créateur du rôle Varesi comme " un adagio en ré bémol qu'il faut fignoler, cantabile et affettuoso ", aussi bien que le brindisi de lady Macbeth sont encore influencés par le bel canto romantique, et il semble parfois qu'ils auraient pu être composés par le dernier Donizetti.
Ce chant, même s'il tire encore du coté du bel canto, se plie toutefois à la vérité des sentiments : le brindisi ne sert qu'à contraster avec l'attitude de Macbeth face au spectre de Banco, et la scène du somnambulisme est totalement différente d'une folie à la Lucia, on n'y retrouve pas la virtuosité, la profusion décorative, seulement un lamento blafard, des sauts de registre, un chant qui finit suspendu sur un filet de voix, dans un extrême aigu qui ne se veut pas un exploit.
Verdi sépare le plan de l'action du monde intérieur de ses deux héros. Autant la musique dévolue au monde extérieur peut paraître conventionnelle, et même quelquefois pompière, autant les scènes dédiées à Macbeth ou à Lady Macbeth montrent deux êtres vraiment vivants : les autres personnages ne sont que des fantoches.
Pour cet opéra, Verdi veut obtenir la perfection. Il va harceler le librettiste, Francesco Maria Piave, l'accabler de recommandations, et finir par faire appel à Andrea Maffei pour revoir le livret, il se préoccupe des décors, des costumes, de la mise en scène, il va multiplier les répétitions, jusqu'à en exiger une des chanteurs avant le lever de rideau de la première, alors que l'orchestre était déjà dans la fosse et les spectateurs dans la salle.
Le public était si impatient d'entendre la nouvelle œuvre de Verdi que le théâtre La Pergola dut ouvrir ses portes quatre heures avant le lever du rideau, et que la salle fut comble en quelques minutes. L'œuvre obtint un succès enthousiaste, et fut transformée dix-huit ans plus tard, pour le théâtre lyrique de Paris. Les différences sont toutefois moins nombreuses qu'on pourrait le croire, moins nombreuses par exemple qu'entre les deux versions de Simon Boccanegra, la plupart des morceaux importants, tels que la scène du somnambulisme, étaient déjà dans la version italienne.

Les principales modifications, hors changements d'harmonisation, d'orchestration…concernent en effet :


· Acte II : l'air de lady Macbeth est remplacé par l'air " la luce langue "
· Acte III : ajout d'un ballet
· Acte III : la cabalette de Macbeth est remplacée par un duo entre Macbeth et lady Macbeth
· Acte IV : réécriture complète du chœur " patria oppressa "
· Acte IV : la mort de Macbeth est remplacée par un final fugué

Cette version, la plus connue, rencontra un public français plus réservé que le public italien de 1847.

La Traviata

Création le 6 mars 1853 à La Fenice de Venise
Livret de Francesco Maria Piave

Violetta Valéry : Fanny Salvini Donatelli
Alfredo Germont : Lodovico Graziani
Giorgio Germont : Felice Varesi

En 1849, Verdi revient vivre à Busseto, accompagné de celle qu'il n'épousera qu'en 1859. Ce qui passe inaperçu à Paris fait jaser dans une petite ville de province, d'autant plus qu'il est de notoriété publique que Giuseppina Strepponi a eu plusieurs enfants de ses précédents amants, et les commérages vont bon train. Les habitants font le vide autour du couple illégitime, la nuit, depuis les cafés, des gens hurlent des insultes et jettent des pierres dans les fenêtres de Giuseppina, et Antonio Barezzi, ex beau-père et protecteur de Verdi, lui reproche sa conduite scandaleuse, ce qui entraîna la réponse suivante :
" Cher beau-père
(…)je ne pense pas que c'est de votre propre chef que vous m'avez écrit une lettre dont vous ne pouviez pas savoir qu'elle me causerait de la peine ; mais vous vivez dans un pays qui a la mauvaise habitude de se mêler souvent des affaires des autres et de désapprouver ce qui n'est pas conforme à ses idées. Moi, j'ai l'habitude de ne pas me mêler, si on ne me le demande pas, des affaires des autres, parce que justement, j'exige qu'on ne s'intéresse pas aux miennes. De là viennent les commérages, les commentaires, les critiques. Cette liberté d'action qu'on respecte même dans des pays moins civilisés, j'ai le droit de l'exiger dans le mien. (…) puisque nous sommes en veine de confidences, je n'ai aucune difficulté à soulever le voile qui cache des mystères renfermés entre les murs d'une maison et à vous parler de ma vie personnelle. Je n'ai rien à cacher. Chez moi vit une femme libre, indépendante, aimant, comme moi, la vie solitaire, et qui dispose de moyens qui suffisent à ses besoins. Ni elle ni moi ne devons rendre compte à personne de nos actions. Mais d'ailleurs, qui connaît les rapports qui existent entre nous ? et quels sont nos liens ? Qui sait si elle est, ou non, ma femme ? Et dans ce cas, qui connaît les motifs particuliers, les raisons qui font que nous en taisons la publication ? Qui a le droit de dire si c'est un bien ou un mal ? Pourquoi ne pourrait-ce pas être un bien ? Et si c'était un mal, qui a le droit de nous jeter la pierre ? Et même je dirais que chez moi elle a droit à plus de respect qu'on ne m'en doit à moi-même et que je ne permettrai à personne de lui en manquer, sous aucun prétexte ; qu'enfin elle en a tous les droits à cause de son comportement, de sa dignité et des attentions particulières qu'elle a toujours eues pour les autres (…) "
Verdi ne pardonnera jamais cet affront à la ville de Busseto, et ripostera par le dédain et l'isolement.
De décembre 1851 à mars 1852, pour échapper à l'ambiance de Busseto, Verdi et Giuseppina Strepponi font un voyage à Paris. C'est là qu'ils assistent à une représentation de la pièce d'Alexandre Dumas fils, la dame aux camélias, qui fait un triomphe à cette époque.
Il est donc normal que ce sujet d'une femme rejetée à cause de son passé ait frappé Verdi, d'ailleurs il demanda au librettiste Francesco Maria Piave d'être le plus proche possible du texte original d'Alexandre Dumas fils. Notons cependant que neuf ans auparavant, le 5 février 1844, il avait écrit au sujet d'un projet d'opéra sur Marion Delorme : " je connais le sujet que vous suggérez. Je n'aime pas le personnage de l'héroïne. Je déteste mettre des putains sur la scène ". Les choses changent…
Il y a pourtant une grande différence entre la soumise Violetta et Marie Duplessis, la " vraie " dame aux camélias, inspiratrice du roman de Dumas, qui était, elle une véritable rebelle, une femme libre. En réalité, un des thèmes chers à Verdi, le thème du sacrifice, sert de fil conducteur à l'œuvre. Un des axes de la dramaturgie verdienne est en effet le sacrifice par une femme de son amour à une cause quelconque : Alzira, Luisa Miller, Il trovatore, un ballo in maschera, Don Carlo, Aïda…Dans le cas présent Violetta se sent coupable de la vie qu'elle mène et expie sa " faute " par le sacrifice de son amour. En choisissant ce sujet, Verdi ne milite pas pour la reconnaissance des femmes aux mœurs légères, il parle d'un destin individuel, d'un être en particulier.
Toutefois, même si le sujet n'est pas militant, il est profondément choquant pour l'époque, car l'histoire se déroule à une période contemporaine de son écriture, sur le sujet scabreux des amours et de la mort d'une courtisane. Quelques temps auparavant, en 1850, Verdi avait déjà situé son Stiffelio à la période contemporaine, et s'était attiré des ennuis avec la censure. Le spectateur se trouve plongé dans son univers quotidien, ce qui signifie pour lui la perte du rêve lié aux personnages nobles, aux palais fastueux, aux situations grandioses qui ne peuvent trouver leur dénouement que dans une mort héroïque. Le procédé était si choquant que la Traviata fut donnée dans des décors et des costumes Louis XIV, les premières représentations en costume contemporain eurent lieu en 1906 à Milan, bien que le terme contemporain ne soit déjà plus approprié, ce qui n'empêcha pas la critique de saluer une telle innovation. En Italie du sud, la mise en scène Louis XIV resta de rigueur jusqu'en 1917. Cette innovation de Verdi est en fait le début d'un processus qui aboutira au vérisme, même s'il n'avait qu'une estime toute relative pour ce mouvement.
Il n'y a d'ailleurs aucun effet vériste dans la partition, bien au contraire, Verdi utilise une nouvelle fois la technique du bel canto pour la mettre au service de l'expressivité dramatique. Le sempre libera n'est pas un exercice de virtuosité, mais un cri du cœur. Le drame de Violetta est décrit par le chant, rien que par le chant.
Verdi en profite au passage pour régler son compte à un monde dont il n'est pas issu, et pour lequel il n'a aucune sympathie : celui de la petite bourgeoisie de province, celui de la sécheresse de cœur, de la mesquinerie et de la respectabilité comme unique horizon, celui-la même qui a refusé son entrée au conservatoire de Milan et qui a médit de sa liaison avec la Strepponi. C'est ainsi qu'il crée le plus beau des rôles de salaud : Germont, le salaud ordinaire.
Dans plusieurs lettres : du 7 mars 1853 à son ami-assistant-secrétaire-copiste Emanuele Muzio, de la même date à Giovanni Ricordi, du 9 mars 1853 à Vincenzo Luccardi, Verdi décrit la première de la Traviata comme un fiasco. En fait, ce fut plutôt un demi-succès.
Pour la création, Verdi n'avait pas réussi à obtenir une des trois cantatrices qu'il avait demandées, et dut se rabattre sur Fanny Salvini Donatelli, très à l'aise dans les coloratures, et qui fit grande impression dans le sempre libera du premier acte. Elle était nettement moins à l'aise dans les deux actes suivants, de plus son physique florissant empêchait de croire à sa maladie, quelques rires fusèrent même. Ajoutez à cela un ténor en méforme, et un baryton, bien que très grand chanteur, créateur de Macbeth et de Rigoletto, en fin de carrière. Tous ces éléments réunis firent que les deuxième et troisième actes laissèrent le public froid.
Néanmoins la critique fut favorable, et la presse dans son ensemble reconnut les mérites de l'œuvre. Les représentations suivantes furent accueillies de plus en plus chaleureusement, et la reprise non pas à la Fenice, mais au San Benedetto le 6 mai 1854, avec une distribution différente, fut un triomphe.

Falstaff

Création le 9 février 1893 à la Scala de Milan
Livret de Arrigo Boito

Falstaff : Victor Maurel
Ford : Antonio Pini-Corsi
Alice : Emma Zilli
Fenton : Edoardo Garbin
Nannetta : Adelina Stehle
Meg : Virginia Guerrini
Quickly : Giuseppina Pasqua
Caius : Giovanni Paroli
Bardolfo : Paolo Rossetti
Pistola : Vittorio Arimondi

En 1889, Verdi a soixante-seize ans, il a apparemment fait ses adieux à la scène avec Otello, deux ans auparavant. C'est alors qu'Arrigo Boito lui propose d'écrire un opéra bouffe bâti autour du personnage de Falstaff, d'après ce Shakespeare qu'il aime tant.
Un opéra bouffe ? Verdi mourrait d'envie depuis des années d'écrire une œuvre comique et en avait plusieurs fois parlé à ses amis.
En 1889, l'Italie, patrie de Goldoni, Pergolèse et Cimarosa, ne riait plus en musique. L'avènement du romantisme, le souci de la représentation la plus exacte possible de la réalité, avaient fait perdre sa gaieté à l'opéra. Le dernier opéra bouffe italien du XIXème siècle, Don Pasquale, commençait à être un peu ancien (1843), et encore, il avait été composé en France.
Falstaff sera donc le dernier avatar de la commedia dell'arte, dont il lui reste quelques traces : le barbon amoureux, le couple de jeunes premiers, les personnages de Quickly, Bardolfo et Pistola qui ont tous trois un petit quelque chose d'Arlequin…
On a beaucoup parlé au sujet de Falstaff de la revanche prise par Verdi sur un giorno di regno, unique opéra bouffe antérieur du maître, et fiasco retentissant.
C'est oublier un peu vite qu'en fait un giorno di regno n'est pas un opéra bouffe, mais un opéra semiseria, genre à l'époque totalement passé de mode, composé sur un vieux livret de médiocre valeur, et qu'il existe un ancêtre verdien à Falstaff, râleur et haut en couleur : Fra Melitone de la forza del destino.
Verdi, bien que très tenté, hésite, tergiverse, en particulier il craint de ne pouvoir arriver au bout de son œuvre, à cause de son grand âge, et dans ce cas, il aurait fait perdre son temps à Boito, et l'aurait même détourné de la composition de son Nerone.
Qui se souvient encore à ce moment qu'Arrigo Boito, compositeur lui aussi, et librettiste de talent, avait traité trente ans plus tôt un ballo in maschera d'" œuvrette pitoyable ", quand il n'était qu'un jeune loup ? Les temps ont changé, il est à présent le plus grand admirateur de Verdi et son ami dévoué. Il va donc s'employer à lever tous les obstacles, et se consacrer avec ferveur à la rédaction du livret. De 1889 à 1893, une correspondance serrée va s'établir entre les deux hommes. A chaque moment de sa rédaction, le livret va être discuté en commun, dans une estime et une amitié mutuelle.
La collaboration de Boito est une chance pour Verdi. Tout d'abord, le fait qu'il soit compositeur le met plus à même que quiconque de comprendre et de résoudre les problèmes soulevés par la mise en musique d'un texte, d'autre part il possède un grand talent littéraire. La preuve en est que pour l'introduction à la deuxième partie du troisième acte, chantée par Fenton, il compose un véritable sonnet, c'est à dire la forme la plus codifiée et la plus précieuse de la poésie italienne, magnifiée par Pétrarque.
Et cette fois-ci, Boito se surpasse, puisque de l'avis général, son texte est bien supérieur à celui de Shakespeare, les joyeuses commères de Windsor. Boito supprime les scènes qui ne se rapportent pas à l'action principale, ce qui permet une intrigue plus ramassée, plus nerveuse, mais également il tire des anecdotes et des traits de caractère des autres pièces dans lesquelles figure Falstaff, Henri IV et Henri V, ce qui contribue à donner vie et épaisseur au héros. En particulier, la tirade dans laquelle Falstaff nous donne sa vision de l'honneur provient d'Henri IV, dans un contexte tout différent.
Par la plume de Boito, Sir John Falstaff devient donc un être quasi-vivant, ivrogne, poltron, voleur, menteur, paillard, mais qui capte l'affection du spectateur par la vivacité de son esprit, son inépuisable imagination, sa fantastique vitalité, d'autant plus qu'il n'y a pas chez lui la moindre once de méchanceté. C'est aussi un être capable de souffrance : quand au début du troisième acte il sort de la rivière, ce héros auparavant si allègre et fier de sa prestance ne remarque plus en lui que les ravages faits par le temps, et l'usure de son corps. Il se ressaisit très vite en plongeant le nez dans un verre de vin chaud, mais nous avons vu, l'espace d'une scène, la vieillesse, la déchéance physique, et la mort au bout…
C'est aussi grâce à Falstaff que tous les personnages s'évadent des contraintes de la vie courante, comme il le leur explique : " c'est moi qui vous rend rusés, ma subtilité crée la subtilité des autres ". Pendant une soirée, il a excité l'imagination de bourgeois engoncés dans leur quotidien, éveillé l'envie d'inventer une nuit féerique, ne serait-ce qu'une fois, et même si c'est à ses dépens. C'est encore par lui que l'on découvre le caractère véritable des participants : rouerie des femmes, jalousie des hommes, méchanceté collective.
C'est ainsi qu'à travers le filtre de l'ironie, Verdi nous offre sa dernière vision du monde, vision pessimiste telle qu'elle a toujours imprégnée son œuvre, mais ici contemplée avec le recul d'un homme sur la fin de sa vie, serein et mélancolique.
Verdi travailla pendant quatre ans, à son rythme. En 1889, il rédigea l'esquisse, en 1890, le premier acte est fini, en 1891 l'ouvrage est terminé, en 1892 c'est au tour de l'orchestration. Les répétitions au piano avec la troupe commencèrent le 4 janvier 1893, et celles avec orchestre le 22 janvier. Il s'agissait de répétitions à huis clos : rien ne devait filtrer de la nouvelle œuvre. La première, considérée comme un événement d'envergure mondiale, eu lieu devant un public impatient, parmi lequel se trouvait Puccini, Mascagni, ainsi que toute la critique européenne et américaine. A la fin du spectacle, Verdi, la troupe et l'orchestre furent ovationnés pendant près d'une demi-heure.