Hommage à Vincenzo Bellini

A L'OCCASION DU BICENTENAIRE DE SA NAISSANCE : 1801-2001
Deuxième époque
(1827-1829)
* * *

Yonel Buldrini

 

Inauguration d'un nouveau Théâtre royal d'opéra

 

Le succès de Il Pirata ne sauve pas son auteur de l'ennui qui s'empare bientôt de lui, au milieu de la vie mondaine milanaise dont il est pourtant la vedette...
Il faut dire qu'une lacune dans les lettres aujourd'hui conservées nous empêche de connaître son véritable état d'esprit et les termes de son prochain contrat avec la ville de Gênes.
Une chose semble acquise : sentimentalement, il n'est plus tellement pressé de réitérer sa demande en mariage de Maddalena Fumaroli et c'est sur l'initiative de cette dernière que le peintre Marsigli va faire une troisième demande !
Cette fois, l'austère président Fumaroli consent (!) mais c'est Vincenzo qui va tergiverser : l'argent, le métier aventureux... non, non ! un maestro compositeur DOIT rester célibataire. La pauvre Maddalena ne comprend pas ou ne veut pas comprendre, tant elle a fondé sa vie future sur cet unique amour ! Bellini est de plus en plus gêné et ne sait que répondre aux nombreuses lettres que la malheureuse et sincère jeune fille lui envoie. Il finira par lui promettre de ne jamais épouser d'autre femme, ses " rivales " n'étant que ses " opere " ! (c'est-à-dire ses opéras : rappelons que le mot " opera " est féminin en italien). Maddalena Fumaroli mourra en 1834, son nom sur les lèvres... Bellini en sera profondément attristé, à un moment où il ne pensait plus pouvoir verser de larmes, à cause de la conduite de la femme qu'il était alors en train de cesser d'aimer... mais, ne brûlons pas les étapes...
D'ailleurs à Gênes, une rencontre sentimentale importante l'attendait... Outre bon nombre de Milanais qui s'étaient déplacés pour l'occasion, Bellini rencontra deux admirateurs qu'il retrouvera à Londres : Lady Cristina Dudley Stuart, fille de Lucien Bonaparte, et son époux Lord Dudley Stuart qui l'avait embrassé de joie tant il était fanatique de sa musique ! On lui présente également Giuditta Turina, épouse d'un riche propriétaire foncier, plus occupé à administrer ses terres qu'à vivre en harmonie avec sa femme. On a écrit que l'impossibilité pour Giuditta, de donner un héritier à Ferdinando Turina, a provoqué l'indifférence de ce dernier. Un tacite accord était donc en vigueur, autorisant la liberté à chaque époux de vivre comme il l'entendait, du moment qu'on sauvait la face. Le coeur de Vincenzo est atteint par cette douce et gracieuse jeune femme de vingt-cinq ans. Leurs sensibilités, leurs goûts leur façon de voir les choses concordent pleinement, et c'est d'abord cela qu'il faut considérer, avant la rencontre plus " profonde " qui devait s'ensuivre, (sous l'oeil indifférent du Signor Turina). L'estime de Bellini pour Giuditta Turina se traduit par la dédicace du nouveau Finale de Bianca e Fernando, avant celle la première édition de la partition de La Straniera , son prochain opéra, où le nom de " GIUDITTA TURINA " apparaît en premier, bien avant celui de " V. BELLINI " !

Bellini a donc accepté de participer à l'inauguration du nouvel Opéra de Gênes mais il précise qu'il n'aura pas le temps de composer une oeuvre nouvelle, on décide donc de se rabattre sur une partition antérieure, remaniée pour la circonstance, la Bianca e Gernando créée au san Carlo de Naples au début de 1826. Les modifications du livret seront prises en charge par Felice Romani et l'opéra retrouvera son titre original de Bianca e Fernando. Une chance pour Bellini réside dans le fait que parmi les chanteurs engagés à Gênes, figurent Adelaide Tosi et Giovanni David, d'abord prévus pour la création napolitaine de Bianca e Fernando qu'ils avaient commencé à apprendre... Une chance... pour ainsi dire car il fallut compter avec la Signora Tosi, insatisfaite de sa Cavatina ! Bellini refaisait et cela ne plaisait pas... et pour bien montrer que le nouveau morceau ne plairait pas, la Tosi, à dessein, le chantait mal aux répétitions. Constatant ce mauvais esprit, Bellini refusa de changer une note, la Tosi menaça d'utiliser l'une de ses " Arie di baule " ! ! Il tint bon deux jours durant et gagna la partie, recevant même les excuses de la Tosi !
Les remaniements et réécritures de Bellini ont été étudiées dans le premier volet de notre hommage mais on peut globalement répéter ici qu'il s'agit d'améliorations bénéficiant de la maturation du style bellinien accompli dans le tout récent Pirata.
La ville de Gênes était déjà un port important de la mer ligurienne et le nouveau théâtre promettait d'être fastueux. On choisit de l'intituler " Teatro Carlo Felice " en l'honneur du nouveau roi de Piémont-Sardaigne Charles-Félix, qui succéda à son frère Vittorio Emanuele Primo. La saison inaugurale comprenait des succès confirmés : L'Assedio di Corinto , Il Barbiere di Siviglia et l'Otello de Rossini mais également des nouveautés. Outre notre Bianca e Fernando (plus remanié que nouveau), on avait commandé un opéra au compositeur le plus confirmé de l'époque : Gaetano Donizetti, ce sera la charmante Alina regina di Golconda , ainsi qu'une oeuvre de circonstance ou plutôt... d'intérêt local, glorifiant un illustre fils de Gênes : Cristoforo Colombo composé par Francesco Morlacchi, musicien renommé, rival de Weber à Dresde où il travailla longuement à la direction de l'Opéra italien.
Pour l'inauguration solennelle en présence du roi, le 7 avril 1828, Donizetti et Bellini se trouvèrent côte à côte, en quelque sorte car on joua d'abord un grand Inno Reale, Hymne royal pour solistes, choeurs et orchestre, composé par Donizetti, et ensuite la version révisée de Bianca e Fernando.
La première représentation est glacée par l'étiquette interdisant les applaudissements... et les prix des places exhorbitant ! Le succès croît avec le nombre des représentations (aux prix abaissés) et l'accueil est enthousiaste, d'autant que le roi, toujours présent, finit par abandonner l'étiquette, au point que notre Vincenzo écrit à son cher Florimo : " Je crois que le Roi doit tellement apprécier ma Bianca qu'il finira par applaudir jusqu'aux récitatifs, car comme je te l'ai écrit, de soir en soir il applaudit un tiers de plus. " !
A partir de cette époque semblent se gâter les rapports Bellini-Donizetti (et non pas Donizetti-Bellini, comme nous le verrons plus loin). La Bianca se termine par une Aria finale qui ne plaisait pas beaucoup à la primadonna Adelaide Tosi, celle-ci la montra donc à Donizetti qui connaissait bien sa voix et il lui suggéra plusieurs changements de tempi. Bellini en prit ombrage et dans une lettre adressée à Florimo, il confesse : "cela me donne toujours la certitude que c'est une chose vraiment impossible ["impossibilissima" selon son terme !] qu'il existe de l'amitié dans le même métier". Tous deux vivaient à la même époque, ils écrivirent de la musique idéalement délicate, mais passionnée comme le veut le romantisme. Les similitudes s'arrêtent là. Bellini est le Sicilien superstitieux, ombrageux, mélancolique et quelque peu envieux du succès des autres. Le Lombard Donizetti est un homme ouvert, franc, généreux et gardant toujours par rapport à lui-même une sorte de recul ironique, opposé à l'orgueil d'un Bellini qui demeure à Gênes jusqu'à la dernière représentation de Bianca afin de jouir de son succès ! Il reconnaît d'ailleurs avec Florimo : "tu pardonneras cette faiblesse, mais l'amour propre est inné chez les hommes, et sans ce ressort je ne serais capable de rien". En cela il a raison, sa métaphore du "ressort" donne le côté positif de l'orgueil, lorsqu'il est le moteur qui nous fait avancer dans la vie. On peut alors parler d'amour propre, dans le sens de croyance en soi, quant à assister jusqu'à la fin des représentations, c'est une petite auto-flatterie bien pardonnable au débutant !
Hélas, le Teatro Carlo Felice, gloire de Gênes, devait crouler sous les bombes en 1944 et il n'en resta plus que la façade. Les saisons gênoises se transportèrent au Teatro Margherita jusqu'à une date récente et l'institution se nomma : " Teatro Comunale dell'Opera di Genova ". Le projet de reconstruction aboutit enfin, conservant l'imposante façade originale avec son portique à colonne, et imaginant une salle moderne mais chaleureuse grâce à l'utilisation du bois. A cette occasion, on a repris le beau nom original de " Teatro Carlo Felice di Genova ".