LES DIALOGUES DES CARMELITES :
un opéra sur le martyre

Jean-Christophe Henry

-"Mon canon, c'est l'instinct."
-"L'inspiration est une chose mystérieuse qu'il vaut mieux ne pas expliquer."

Francis Poulenc (1946)


L'oeuvre

L'année 1953 est pour Poulenc l'année des commandes : après la Sonate pour deux piano, c'est un ballet, pour la Scala de Milan, sur Sainte Marguerite de Cortone. A court d'inspiration, Poulenc appelle M. Vacarenghi directeur de la maison Ricordi qui lui avait commandé le ballet : "Ah ! si vous aviez un livret d'opéra !" A quoi M. Valcarenghi répond : "Que diriez-vous des Dialogue des Carmélites de Bernanos ?" Poulenc ne dit rien. Il relit le texte de Bernanos. De Rome, où il se trouve il télégraphie à Valcarenghi : "Entendu, avec enthousiasme."

C'est ainsi que s'est décidée la composition d'un des plus grands chefs d'œuvres de l'opéra français. Comme nous allons le voir la composition de cet opéra va beaucoup coûter à Poulenc. Le sujet le touche au plus profond de son âme, et c'est pour cela que cette œuvre est exceptionnelle.

Il est tout de suite enthousiasmé par le sujet. Dès le mois d'août, il se met au travail. Il fait le découpage du livret, en trois heures, dans un train qui l'emmène à Brive chez des amis. Il est dans l'enthousiasme. Le 22 août 1953, il écrit à Pierre Bernac : "Mon petit Pierre, (...) Les Carmélites sont commencées, je n'en dors plus (littéralement). Je crois que cela ira mais il y a tant de problèmes. Attendez-vous à recevoir une série de questions car je veux que cela soit plus que vocal. J'ai le ton de la grande scène Prieure-Blanche avec une très bonne forme : calme au début, féroce dans le milieu (règle de l'ordre), à nouveau calme à la fin. Ce n'est que la parfaite identification de la musique avec l'esprit Bernanos qui peut me faire réussir cette œuvre. Orchestration très claire pour laisser passer le texte. (...) Mon phono ne chôme pas. Opéras, opéras, opéras."

Ce premier "compte rendu de composition" de Poulenc à Bernac résume ce que sera la vie du compositeur pendant les trois ans que dureront l'écriture des Dialogues. Recherches des bonnes tessitures vocales, des bonnes mélodies, des bonnes prosodies, de l'orchestration, des atmosphères qui vont miner le compositeur, comme on peut le voir à travers sa correspondance. Le 31 août 1953, il écrit à Stéphane Audel : "Cher enfant, deux mots seulement car Mère Marie m'interdit la moindre distraction. Je travaille comme un fou, ne sors pas, ne vois personne d'autant plus qu'hélas je devrais aller à Paris vers le 12 pour l'enregistrement des Mamelles. (...) je ne veux voir personne, même pas vous c'est tout dire, je ne veux penser à rien d'autre car cela marche (je dirais même) trop bien. Je fais un tableau par semaine. Je ne me reconnais pas (...) Je retourne à mon piano où Blanche me traîne."
Le 5 septembre, Bernac répond à Poulenc et lui donne dans sa lettre les renseignements qu'il lui avait demandés : Mon petit Francis, (...) Je repense beaucoup aux personnages des Dialogues et à leur couleur de voix. La tessiture que vous m'indiquez pour la Prieure I est excellente, mais vous pouvez vous permettre tout d'un coup de bons la aigus, s'ils sont bien amenés et en force. Reprenez vos partitions d'Aïda et du Trouvère et regardez bien les rôles d'Amnéris et d'Azucena, et vous serez édifié sur les possibilités d'un vrai contralto italien.
La Prieure I sera donc le seul vrai contralto. Le problème est donc d'avoir assez de différences de couleur et de tessiture moyenne entre Prieure II et Mère Marie. Vous faites, je crois, de Prieure II un soprano lyrique : Aïda, Mimi. Maintenant vous parlez de faire de Mère Marie un autre soprano lyrique, un peu sec, genre Danco. Cela se défend, mais alors, personnellement je trouve que vous n'aurez pas assez de différence avec la voix de Denise qui est aussi à mon avis un lyrique sec. C'est pourquoi je continue à entendre Mère Marie, soit en mezzo, soit en soprano dramatique. Songez que vous vous privez pour tout le second acte de possibilités de tessiture un peu grave... Ces trois dames avec des couleurs différentes, vont chanter exactement dans la même tessiture. Je ne peux m'empêcher de penser qu'autrefois Vhita aurait été une Mère Marie idéale physiquement donc que Mère Marie, si vous ne la voulez pas mezzo, devrait être chantée par la dame qui chante Tosca, c'est-à-dire, grosses possibilités dramatiques dans le médium, avec effets en poitrine, et aussi possibilité d'un aigu en force, et en piano. Vous entendez les choses autrement. Tant pis. Mais malgré mes efforts pour épouser votre point de vue je n'y parviens pas, et je suis certain que vous manquerez d'une voix corsée dans le médium pour votre second acte si vous prenez trois sopranos lyriques. Songez que vous ne pourrez pas toujours choisir vous-même vos voix et que c'est la tessiture des rôles qui en déterminera la distribution."
Poulenc suivra finalement les conseils de Bernac : Blanche, soprano ; Prieure I, contralto ; Prieure II, soprano lyrique ; Mère Marie, soprano dramatique.

Le 19 décembre Poulenc écrit à Bernac : "Ouf ! mon petit Pierre, "Elle" (la Première Prieure) a rendu le dernier soupir hier soir à 7 heures, après quelle horrible agonie ! Mère Marie plus ambitieuse que jamais a été d'une dureté incroyable, la pauvre Blanche complètement folle, ce grand dadais de médecin totalement muet. Quant à moi je suis flapi mais bien soulagé d'avoir entièrement fait ce tableau ci."

La composition de cette scène a beaucoup affligé Poulenc et ce sentiment, cette angoisse ne va que croître les mois passant. Le 14 février 1954 il écrit à Henri Hell : "Je serai demain soir à Paris. J'ai virtuellement travaillé et très bien je crois. J'ai virtuellement achevé mon premier acte (1/25 de musique). Six tableaux sont recopiés que je jouerai mardi soir à Brigitte. Vous me feriez un immense plaisir en venant dîner car je suis horriblement triste, ce que je ne peux dire qu'à vous. Sans doute ce climat d'angoisse était-il nécessaire à ces dames. Vous verrez c'est une atmosphère terrible et je crois qu'à l'entracte les gens auront froid dans le dos. (...) Et on dira après cela, le charmant Poulenc."

Oui, le charmant Poulenc (lorsqu'il avait vingt ans, celui du Bestaire) n'a rien à voir avec l'auteur des Dialogues, s'il demeure le même musicien profondément. Flaubert disait : "Madame Bovary, c'est moi." De la même façon Poulenc aurait pu dire après la mort de la Première Prieure : "Mme de Croissy, c'est moi." La tristesse qu'il décrit dans sa lettre ne fera que croître. Elle se transformera en angoisse intolérable. En août 1954, il écrit à Pierre Bernac : "Pierre, il faut me tirer de là. J'ai grande honte de moi par instants puis quand l'angoisse me reprend c'est comme une poussée de paludisme."

En juillet 1954, s'ajoutant à cette angoisse face à la composition des Dialogues, M. Emmet Lavery, à qui appartenait le droit original de tirer une pièce de théâtre de la nouvelle de Gertrude von Le Fort, point de départ des Dialogues de Bernanos, refuse l'autorisation à Poulenc pour la parution de son opéra. Il ne donna le feu vert qu'après de longs mois de discussions qui plongèrent Poulenc dans l'inquiétude la plus vive et le forcèrent à interrompre son travail.

En septembre 1954, il écrit à son amie Mme Pierre Girard : "Vous êtes mon refuge. Avignon représente pour moi le salut. (...) Hélas, je ne suis plus maître de ma volonté, de mes pauvres nerfs. Je suis à la dérive. C'est honteux." puis deux jours plus tard : "Je pense que ces terribles dames, avant de perdre la tête, ont voulu que je leur en sacrifie une. Tout cela n'est pas impossible."

Poulenc n'eut pas à sacrifier sa tête. Mais au moins de novembre, il doit faire un séjour en clinique, chez le docteur Maillard, à l'Hay-les-Roses, pour une durée de trois semaines. "Afin d'essayer de dormir. Je ne dormais plus que deux heures et encore", écrivait-il à sa vieille amie Marthe Bosredon. Séjour bénéfique, mais il passera encore plusieurs mois dans la tristesse et l'inquiétude. Enfin le 27 août 1955, il écrit de l'hôtel Majestic à Cannes, à la même amie : "Je vais offrir un ciboire à Roc en action de grâces des Carmélites achevées." En juin 1956, il termine enfin l'orchestration de son opéra.

De cette composition longue et très difficile pour Poulenc sort un opéra d'une profondeur inouïe. Chaque personnage, chaque scène est illustrée avec une justesse exceptionnelle. Le texte de Bernanos est, grâce à une orchestration merveilleusement dosée et une prosodie exemplaire, compréhensible dans les moindres détails.

L'orchestre, très nombreux, par trois, est employé "par petits morceaux", en fonction de la couleur instrumentale juste. L'orchestration, d'une grande variété dans la combinaison des instruments, est conçue en fonction de la tessiture vocale. Transparente, elle n'étouffe jamais les mots si chargés de sens de Bernanos. Discrète, elle n'est pas pour autant effacée, ni neutre. A la richesse de l'invention mélodique, à la souplesse sensuelle des modulations de la musique de Poulenc, répond à l'orchestre la volupté du timbre due aux coloris des instruments à vent. Ceux-ci jouent un rôle prédominant dans les parties purement orchestrales, dans les interludes, qui ne présentent jamais un caractère symphonique, sauf le dernier, le plus long, sorte de marche stridente et rauque. D'une couleur orchestrale différente, ils constituent chacun une amorce du tableau qu'ils précédent, dont ils suggèrent, musicalement, l'atmosphère et l'esprit.

Cet équilibre entre l'écriture vocale et l'orchestre est significatif de l'esprit dans lequel Poulenc a conçu et écrit son opéra : esprit de discrétion, de réserve, d'humilité vis-à-vis du texte de Bernanos, esprit de fidélité. Et tout naturellement les Dialogues en ont bénéficié sur le plan strictement musical.

Les Dialogues de Carmélites sont l'histoire la plus "entre les lignes" qui soit ; c'est la longue méditation sur la mort venant d'un homme qui se sait condamné, celle de Bernanos lui-même. Le "silence" du texte mène vers ces lieux de l'âme où s'affrontent la Grâce et la liberté de l'homme. C'est une tragédie intérieure où la Révolution n'intervient que comme toile de fond (même s'il est possible d'établir un parallèle entre la foule, société qui condamne Jésus et celle qui conduit les Carmélites à l'échafaud) ; la Terreur ne franchit les murs du Carmel que pour être le catalyseur qui permettra à chacune des religieuses d'accomplir son propre destin, sur la voie du salut. Le drame va, en une montée splendide, de la détresse personnelle aux accomplissements de la Grâce. Ici, psychologie et surnaturel sont étroitement liés et les caractères illustrent des thèmes essentiels.

La Peur : Bernanos situe dans un drame terrestre cette grande partenaire de la vie humaine, qui peut conduire à la perdition ou au salut. Dans toutes ses œuvres, il ne tenta jamais autre chose que de surnaturaliser l'angoisse humaine. Il y parvient en comprenant que la Sainte Angoisse du Christ à Gethsémani et son agonie donne son sens à toute agonie d'homme, ou plutôt que son Agonie devient chacune de nos agonies. La Passion du Christ se trouve donc au centre des Dialogues des Carmélites. Chaque religieuse doit être confrontée au Mal (la peur chez la première Prieure et Blanche, l'orgueil chez Mère Marie...), à la souffrance, à la solitude, aux tentations, comme l'a été le Christ au Jardin des Oliviers. Dès le début, le sens donné au déroulement de l'histoire s'exprime par Blanche : "il n'y a jamais eu qu'un seul matin, celui de Pâques !" La Passion et Résurrection se renouvellent dans chaque jour de la destinée humaine. La peur humaine devant la mort se "divinise" en s'accordant avec le rappel de celle du Christ.

La Grâce : L'angoisse devient quête de la Grâce, elle en est demanderesse et médiatrice. En éprouvant l'homme, elle le rapproche de Dieu. En lui permettant d'échapper à sa condition mortelle, elle le conduit à la gloire.

La Communion des Saints : La vie du corps mystique du Christ est un échange perpétuel où chacun tient le rôle qui lui incombe. Participant à la mort rédemptrice du Christ, la Prieure contribue au rachat des âmes et la mort de Blanche, incompréhensible dans une perspective rationnelle, s'explique tout à fait par la logique et la puissance de la Grâce et de la communion des Saints. Cette communion se fait sous deux formes : l'une, horizontale, rattache les hommes entre eux, l'autre, verticale, s'établit avec le Christ, mais seulement si l'homme renonce à tout ce qui lui empêche de se soumettre à Dieu. Seuls les pauvres d'esprit, c'est-à-dire sans orgueil, n'ont pas de problèmes. Ainsi, Constance aura-t-elle, seule des principales religieuses, la mort dont elle a rêvé.

L'Honneur : La souffrance due à la peur incœrcible à laquelle Blanche est livrée depuis son enfance se trouve consacrée dans le moment où elle est offerte à Dieu. Par la voie du sacrifice, l'être humain retrouve son honneur. Dans cette conception est le nœud qui réunit l'angoisse, l'honneur et la Passion, d'où l'action découle avec une logique implacable. Pour Blanche, totalement conditionnée par son éducation, le problème de l'angoisse devient celui de l'honneur. Ainsi c'est, après l'angoisse, la réaction de son honneur blessé qui la pousse au Carmel et lui permet de dominer sa faiblesse dans les scènes où, comme le Christ, il lui faut affronter, dans la solitude, la tentation d'être lâche.

La Solitude : Elle se manifeste, comme pour le Christ, aux moments où la puissance du Mal se fait particulièrement sensible et insidieuse. Dans l'œuvre, la solitude intérieure est, scéniquement, toujours amenée par la solitude extérieure. La scène qui se vide est révélatrice d'un vide intérieur et prépare une disposition d'âme telle que l'être réduit à ses seules ressources et privé de toute aide extérieure, se voit contraint d'affronter seul la tentation. La structure des scènes d'angoisse est toujours identique. Bernanos crée le vide autour de Blanche et prépare ainsi l'invasion du démoniaque. On retrouve ici la construction avec le réel et la construction verticale qui révèle le dialogue avec le spirituel, c'est-à-dire l'invisible : Dieu ou Démon, sous la forme de la peur.

Cette œuvre profondément humaine met en scène une galerie de personnages complexes :
Blanche de la Force : Vers elle convergent tous les thèmes de l'ouvrage. Elle représente les caractéristiques individuelles des différents personnages. Elle a l'angoisse et la grandeur de madame de Croissy, l'honneur et la fierté de Mère Marie, la jeunesse et la spontanéité de Constance, l'humilité et le bon sens de Madame Lidoine. Blanche est marquée, dès son départ dans la vie, par les circonstances exceptionnelles de sa naissance, qui, sur le plan humain, expliquent le caractère psychopathologique de sa peur. Celle-ci, transcendée, lui fera accomplir le chemin qui va de l'angoisse à la gloire. Souffrant toujours de cette angoisse, source d'humiliation permanente, Blanche, désarmée devant chaque accès de frayeur, voit dans les épreuves successives qu'elle rencontre, la marque de sa vocation religieuse. A ces thèmes de la lucidité dans l'épreuve et de la prise de conscience d'une vocation dans la souffrance s'ajoute celui de l'honneur et du courage, valeur liée autant au caractère de Blanche qu'à sa classe sociale, et reflétant en cette caractéristique les croyances mêmes de Bernanos.

Proie de la peur, mais en même temps grandie par elle, Blanche travaille sans le savoir au salut de l'humanité. Elle participe ainsi à la "Communion des Saints", de la même façon que les trois âmes d'exception qui répondent d'elle devant Dieu : Madame de Croissy, Madame Lidoine et Mère Marie. Son sentiment de solitude est intense. Il va jusqu'à l'impression d'être totalement abandonnée. La qualité de l'isolement de Blanche devient plus aiguë d'un tableau à l'autre. Tour à tour séparée de son père, du monde de l'enfance, de Madame de Croissy auprès de laquelle elle espérait trouver une protection, de son frère, et des autres religieuses du Carmel, c'est tout à la fois le monde profane et le monde religieux qui se dérobent à elle. L'une après l'autre, toutes les formes de l'isolement la laissent démunie, cernée par la peur. Et cette peur a deux dimensions, l'une humaine, irraisonnée, qui la pousse à la fuite, l'autre métaphysique, à laquelle elle est prédestinée et qui est la marque de Dieu sur elle, ces stigmates qu'elle essaie confusément d'accepter. A travers tous ces thèmes essentiels, Blanche est profondément humaine et vivante, toute en contrastes, faible et résolue, pitoyable et agressive, elle est l'expression même de la dualité qui existe en tout être.
Tout l'Opéra sera la traversée, le chemin de croix de Blanche, avec toute l'angoisse, le désespoir, les reculs d'une âme humaine confrontée à une dimension qui la dépasse, terrorisée non pas devant la mort elle-même mais devant l'acte de mourir, le passage, ce passage éperdument recherché par les grandes héroïnes de la littérature comme du théâtre. Blanche se bat contre le destin qu'elle a choisi en régressant, en se recroquevillant, en se délabrant, mais consciemment ou non, elle sait qu'il lui est impossible de rebrousser chemin et qu'elle devra toujours aller de l'avant, à la rencontre éperdue de Dieu. Rester humbles, disponibles, réceptifs, c'est ce que Dieu a toujours imposé à ses Saints.

C'est ce que la Prieure demande à Blanche. Celle-ci, malgré la conscience qu'elle a de son destin, a du mal à entrer dans le moule qu'elle s'est choisi elle-même car, comme le lui dira Madame de Croissy, ce n'est pas la "Règle" qui nous garde, c'est nous qui gardons la "Règle".

Madame de Croissy : Il a fallu que la Prieure mène contre l'angoisse, pendant toute sa vie, un combat terrible, pour être amenée à comprendre Blanche à ce point, à la fois dans sa faiblesse et dans sa force. En Madame de Croissy, c'est la noblesse, la grandeur, l'élévation d'esprit les plus pathétiques qui s'expriment dans leur inutilité au moment de sa mort. Tant d'intelligence, de courage, tant de luttes pour une fin dans le dépouillement absolu d'une peur terrible et viscérale. La Prieure meurt sans le secours de la Grâce qui pourrait l'aider à faire face avec dignité. Le mal, qu'elle a vaincu toute sa vie, se représente à elle au moment où elle est la plus désarmée. Elle l'accepte pour offrir ses propres tortures à Blanche, et assumer par avance l'angoisse et l'épouvante qui auraient accompagné sa mort, pressentie comme elle pressent les tortures qui accableront le Carmel. Peut-elle faire de Blanche une grande Prieure ? Peut-elle se renouveler en elle ? Afin que celle-ci, en quelque sorte libérée, puisse aller au-delà de ce qu'elle a, elle-même, accompli. En tout cas, Madame de Croissy perçoit la qualité divine de Blanche, et, en la confiant à Mère Marie, elle assure la continuité de l'ordre. Elle place auprès de Blanche la seule personne qui puisse lui permettre de ne pas se perdre.
Mère Marie de l'Incarnation : Elle a toute la fierté, le courage, la générosité, les qualités que l'on attribue à la Noblesse. Elle est guidée en permanence par sa fidélité à l'honneur avec toute la force que cela peut lui donner, mais aussi avec les tentations inévitables à une âme vivante. Bien qu'ayant la perception de la qualité divine de Blanche, elle semble redouter la mission que Madame de Croissy lui confie. Mais sa probité et son respect de l'obéissance la soumettront sans faille à celle-ci. Présente dans toutes les scènes où s'affrontent honneur et angoisse, c'est toujours elle qui reprend Blanche en main, qui la remet sur la voie, qui la décharge de la responsabilité de sa faute, du mépris qu'elle pourrait avoir d'elle-même, qui la délivre de la honte. Elle accomplit cette tâche avec rigueur, mais aussi générosité. Pourtant, elle ne présente pas de véritable affection pour Blanche. Peut-être est-elle même secrètement humiliée par la faiblesse de celle-ci. Pour elle, le mal est l'orgueil. Elle tente de s'élever au-dessus de lui. Mais c'est par lui qu'elle connaîtra la solitude, et portera sa part du fardeau. Déshonorée par le destin qui l'exclut du martyre, qu'elle a elle-même réclamé, elle est condamnée à demeurer celle qui perpétue l'humilité et le remords.

Constance : Pourtant de deux ans plus âgée que Blanche, elle manifeste moins de maturité que celle-ci. Constance a l'esprit d'enfance, la gaieté, la tendresse, la naïveté, la simplicité, la poésie, la transparence aussi d'un Fra Angelico. Elle est comme un lien entre le ciel et la terre. Dotée du sens divinatoire de l'innocence, elle ne réussit ses actes que lorsqu'elle n'en est pas consciente. Son héroïsme est tout naturel, comme sa franchise. A son propos, s'est créé, dans le monde de l'Opéra, un de ces poncifs qui ont la vie si dure. En effet, depuis la création de l'ouvrage de Poulenc, une tradition s'est installée dans le comportement de Constance lors du vœu de martyre. Lorsque l'aumônier, laconiquement, déclare le résultat du vote verbal et secret des Carmélites en disant, "il y a une voix contre", ce qui ipso facto rend impossible la prononciation du vœu, Constance s'écrie "il s'agit de moi". Aux yeux des réalisateurs, comme des interprètes et des spectateurs émus, cette déclaration a toujours paru prendre en charge la renonciation secrète de Blanche, pour la sauver publiquement du déshonneur devant les autres religieuses. Or, l'examen un peu poussé de Bernanos, comme de Gertrude von Le Fort, laisse entrevoir une tout autre portée à cette scène. En réalité, devant le choix qui leur est proposé, Constance a aussi peur que Blanche et elle est persuadée que celle-ci refusera de prononcer le vœu. Or, Blanche, comme absente, n'osera pas s'opposer publiquement à ses compagnes. Et ceci est exprimé en clair aussi bien par Bernanos que par Gertrude von le Fort. Constance, assurée que Blanche, terrorisée comme elle, ne prononcera pas le vœu, est donc certaine qu'il y aura deux voix contre. Quand elle voit qu'elle a été seule à voter non, et parce qu'elle se sent unie à Blanche en son destin, (il faut se rappeler ici les phrases prononcées au parloir "à cause d'un rêve que j'ai fait !") elle fait volte-face et publiquement, franchement, car la caractéristique de Constance est de toujours dire la vérité, elle s'accuse et demande à prononcer le vœu. "Monsieur l'aumônier sait que je dis vrai". Enfin, Blanche de plus en plus acculée à sa peur et terrorisée par le rêve de Constance qui la poursuit, s'enfuit dans le monde extérieur. Lorsqu'elle retrouvera Constance au pied de l'échafaud, le rêve prémonitoire s'accomplira et le destin sera respecté.
Mère Lidoine, la nouvelle Prieure : Issue du peuple, sous des dehors frustes, elle s'oppose à la grandeur de Madame de Croissy. Mais, en période troublée, elle présente la sécurité, la prudence et la sagesse d'une grande âme. Son propre sens des responsabilités, son humilité, sa bonté, son autorité, sa fidélité au devoir, son robuste bon sens ne sont pas dépourvus de noblesse. Ils sont autant d'éléments qui font d'elle, et jusqu'à l'échafaud, un "pasteur", celui qui conduit et qui a le troupeau en responsabilité. Comme Constance, bien que d'une façon différente, elle échappe à la confrontation avec le Mal. C'est un personnage fait pour guider, elle est la représentante de l'esprit de Carmel, son rôle n'est pas d'avoir un destin individuel, mais de symboliser et d'assumer la collectivité.

Le Marquis de la Force : Il est le siècle passé, fier de ses prérogatives et de ses droits et il ne comprendra peut-être rien aux événements jusqu'à sa mort. Son amour pour Blanche, sa fille, est réel et sa lucidité est totale, mais son honneur et sa pudeur ne peuvent pas admettre la "différence" de Blanche, cette peur qui vrille en elle comme une tare, même s'il a une profonde tendresse pour elle et s'il n'est jamais dupe de ce qui est dit et fait.

Le Chevalier de la Force : Lui seul pourrait aider Blanche, si elle ne restait pas toujours en son esprit le "petit lièvre". Dans cette expression, il met à la fois toute sa tendresse, son amour, sa volonté profonde de la rassurer et de la protéger, mais aussi son aveu d'impuissance devant sa nature. Il accepte que cette peur fasse partie d'elle, comme une maladie. Pour Blanche, ce "petit lièvre" représente tout ce qu'elle veut oublier, tout ce qui est toujours et de plus en plus la vérité, et cela n'échappe pas à la lucidité du Chevalier. Malgré leur amour fraternel, réciproque, la communication se rompt à la scène du parloir. Blanche a choisi et le Chevalier ne peut que respecter sa volonté.

 

La création

Voyons ce qu'écrit Henri Hell sur les premières représentations et les réactions du public et des critiques des Dialogues : "Les Dialogues des Carmélites furent créés en italien, le 26 janvier 1957 au Théâtre de la Scala de Milan, et le 21 juin de la même année dans la version originale au théâtre national de l'Opéra de Paris. A la suite des premières représentations, Poulenc ajouta des Interludes, purement orchestraux, à son opéra. Les changements de décors trop longs (la mise en scène était très différente de celle plus cinématographique de la Scala), créaient des "blancs" qui brisaient le rythme de l'œuvre. C'est ainsi que pendant l'été 1957, en vue de la reprise des Dialogues lors de la réouverture de l'Opéra de Paris après les vacances, Poulenc écrivit trois interludes pour le premier acte : entre le premier et le deuxième tableau, entre le deuxième et le troisième tableau, entre le troisième et le quatrième tableau. Le second acte restait intact. Mais au troisième, le tableau final, la montée à l'échafaud, était précédé d'une page symphonique nouvelle, sorte de longue marche scandée et véhémente.

L'opéra de Poulenc fit aussitôt le tour du monde. Il fut donné à la télévision américaine, à New York, dès le 8 décembre 1957. Il fut créé, avec un très grand succès, à Londres le 16 janvier 1958, à l'Opéra Royal de Couvent Garden, où, sous la direction de Rafaël Kubelick, il bénéficiait d'une exceptionnelle qualité musicale. En 1958 les Carmélites remportent un très grand succès à l'Opéra de Vienne (onze représentations). Les années suivantes c'est au tour de Naples, Palerme, Barcelone, Genève, Gand, Lisbonne, etc. de les applaudir. Enfin, le public new-yorkais qui ne les avait pas encore entendus sur la scène, leur fit un triomphe (ainsi que la critique) en mars 1977, quand les Dialogues furent représentés au Metropolitan Opera, en anglais, sous la direction de Michel Plasson, avec Régine Crespin, créatrice à Paris de la seconde Prieure, dans le rôle de la première Prieure, cette fois-ci.

Rien de plus instructif que de comparer les représentations italiennes et les françaises, toutes deux de premier ordre.

Elles exprimaient chacune des conceptions scéniques différentes, sinon opposées. La Scala de Milan a monté les Dialogues dans un style sobre mais résolument "grand opéra", auquel le décor construit, d'une indéniable harmonie architecturale, de Georges Wakhéwitch et la mise en scène, intelligente, animée et expressive, de Marguerite Wallmann, répondaient à la perfection. A l'Opéra de Paris, le style adopté était celui du dépouillement, sinon de l'austérité : rien de spectaculaire. A cet égard, le tableau final, place de la Concorde, qui eût pu servir de prétexte à une mise en scène indiscrète, était une merveille de goût. Les décors de Suzanne Lalique étaient d'une beauté où la simplicité rejoignait l'élégance et la grandeur la plus nue. Vocalement et musicalement, les représentations de la Scala faisaient montre d'une somptuosité difficilement égalable. Dans les rôles de Blanche de la Force, de la Prieure, de la nouvelle Prieure, de Mère Marie et de Constance, Mmes Virginia Zeani, Gianna Pederzini, Leila Gencer, Giliola Frazzoni et Eugenia Ratti dispensèrent des plaisirs vocaux inoubliables. A l'orchestre Nino Sanzogno sut faire ressortir avec une maîtrise subtile et raffinée toute la couleur et l'étrangeté de l'orchestration de Poulenc.

A Paris, on était surtout frappé par l'identification profonde des interprètes avec leurs rôles (ce qui n'était pas toujours le cas à Milan). Le rôle de Blanche de la Force a été écrit pour Denise Duval : rien d'étonnant à ce qu'elle ait incarné avec une force dramatique saisissante le personnage de Bernanos et de Poulenc. On en dira autant de Mmes Denise Scharley (la Prieure), Régine Crespin (la nouvelle Prieure), Rita Gorr (Mère Marie) et Liliane Berton (Constance). Toutes firent vocalement et dramatiquement leur personnage. L'orchestre fit superbement ressortir le rôle important des instruments à vent que le compositeur leur avait assigné. Mais M. Pierre Dervaux, chef jeune et ardent, semblait s'être moins soucié des détails sonores de la partition que M. Sanzogno : d'où moins d'éclat et de couleur qu'à Milan.
En bref, la Scala avait joué le jeu traditionnel de l'opéra, l'Opéra de Paris avait mis l'accent sur l'aspect intime et psychologique des Dialogues. Dans l'absolu les représentations de Paris furent, pour l'ensemble du spectacle, plus exactement fidèles à l'esprit de l'œuvre de Bernanos et de Poulenc. Mais celles de Milan, plus "italiennes", comme il se devait, mirent en valeur toutes les ressources vocales et musicales de la partition.

Quoi qu'il en soit le succès fut des plus vifs, et plus exceptionnel encore à Milan, en raison de la froideur habituelle du public milanais face à une œuvre nouvelle. La première des Dialogues restera dans les annales de la Scala comme un triomphe mémorable. L'opéra de Poulenc reçut un accueil chaleureux de Cologne, où il fut créé en allemand le 14 juillet 1957, et représenté en langue anglaise le 22 septembre de la même année : les critiques américains firent preuve du même enthousiasme que le public.

La critique française, dans son ensemble, accueillit une œuvre de cette importance et de cette qualité comme elle le méritait. Dans le Monde, Claude Rostant écrivait : "Il faut retourner à l'origine des mots grandeur, simplicité, noblesse, si médiocrement employés d'ordinaire pour comprendre tout ce que la création de M. Francis Poulenc a d'exceptionnel et de rare..." Et Gustave Samazeuilh, de son côté : "Les Dialogues de Carmélites sont dignes de figurer au meilleur rang parmi les partitions lyriques françaises qui nous ont été données depuis la guerre." Pour Paul Le Flem, Poulenc "sacrifie tout à la libération d'une déclamation lyrique sensible, nerveuse, réagissant avec une intense spontanéité immédiate et pathétique. Rien dans la musique de Poulenc ne cède à l'effet. Elle suit le drame intérieur, elle le marque avec une exactitude farouche, elle le domine avec une puissance concentrée." Hélène Jourdan-Morhange écrivait dans les Lettres françaises : "Il (Poulenc) a su rester lui-même en se haussant vers les cimes et l'on peut admirer aussi bien la vitalité joyeuse qu'il accorde aux novices dans leur vie familière que la tragique mort de la Prieure, les chœurs dont un Ave Maria ineffable, la scène dramatique finale où le musicien atteint à la simplicité des chef-d'œuvres." Pour M. Jacques Bourgeois : "Les Dialogues des Carmélites occupent une place à part dans l'histoire de notre opéra." Enfin, pour Clarendon : "il est bien évident qu'avec les Dialogues des Carmélites, Poulenc nous donne son chef-d'œuvre. Et je crois fort, ajoutait-il, que c'est un chef d'œuvre tout court."

 


Renseignements complémentaires

Blanche de la Force :
  • Tessiture : Do 3/Do 5.
  • Créatrice du rôle : Denise Duval.
  • Grandes interprètes : Maria Ewing, Carol Vaness, Felicity Lott, Renée Auphan, Ingmard Seefried, Kiri Te Kanawa, Catherine Dubosc.
La première Prieure :
  • Tessiture : Lab 2/ La 4.
  • Créatrice du rôle : Denise Scharley.
  • Grandes interprètes : Régina Resnik, Régine Crespin, Rita Gorr, Nadine Denize.
La deuxième Prieure :
  • Tessiture : Ré 3/Sib 4.
  • Créatrice du rôle : Régine Crespin.
  • Grandes interprètes : Leila Gencer, Leontyne Price, Schirley Verrett, Joan Sutherland, Rachel Yakar, Françoise Pollet.
Mère Marie :
  • Tessiture : Sib 2/Sib 4.
  • Créatrice du rôle : Rita Gorr.
  • Grandes interprètes : Magda Olivero, Nadine Denize, Martine Dupuy.
Sœur Constance :
  • Tessiture : Mi 3/ Do 5.
  • Créatrice du rôle : Liliane Berton.
  • Grandes interprètes : Reri Grist, Mady Mesplé, Anne-Marie Rodde, Anna-Lise Rothenberger, Brigitte Fournier, Patricia Petibon, Marie Devellereau.