LES DIALOGUES DES CARMELITES :
un opéra au cœur des interrogations du XXème siècle

Bruno Peeters

 


" Chef d'œuvre des années cinquante, et l'une des partitions les plus jouées et les plus populaires à l'heure actuelle " (Harry Halbreich), les Dialogues des Carmélites de Francis Poulenc occupent une place très particulière dans l'histoire de l'opéra au XXème siècle, place que nous allons tenter de circonscrire.

En 1953, sur une suggestion du directeur des Editions Ricordi, Poulenc décide de mettre en musique la pièce de Bernanos, issue d'un scénario d'un film jamais tourné. Quel est le paysage musical en France en ces années d'après-guerre ? Il est totalement dominé par l'école de Darmstadt, sous l'égide de René Leibowitz et Pierre Boulez, et ignore superbement l'art lyrique, trop directement relié à la tradition combattue, honnie même. Seul Milhaud compose des opéras, mais sans grand succès (Bolivar, David). Le genre se porte mieux en dehors de l'Hexagone. Ces années cinquante voient ainsi les créations de Il Prigionero de Dallapiccola, The Pilgrim's Progress (Vaughan Williams), The Rake's Progress (Stravinsky), Billy Budd et The Turn of the screw (Britten), Der Prozess (von Einem), Boulevard Solitude (Henze). L'année même de la première des Dialogues à la Scala de Milan (1957) virent le jour Moses und Aaron de Schönberg et Die Harmonie der Welt d'Hindemith, œuvres graves.

Graves, les Dialogues des Carmélites le sont aussi. Les sujets religieux ne fourmillent pas en ce siècle déchristianisé, mais assoiffé de spiritualité. Outre Moses und Aaron et la moralité de Vaughan Williams, déjà cités, en témoignent quelques œuvres aussi tragiques que profondes : Palestrina de Pfitzner, Krol Roger de Szymanowsky, ou The Saint of Bleecker street de Menotti. Contrairement à Puccini, Prokofiev ou Penderecki, tous auteurs d'opéras mettant en scène des nonnes plutôt déséquilibrées (Jean Roy, in " L'Avant-Scène Opéra " n° 52 de mai 1983), Poulenc nous montre des religieuses conscientes de leur destin, martyres finalement volontaires et heureuses.

" Je sais très bien que je ne suis pas de ces musiciens qui auront innové " écrira Poulenc. Et pourtant, malgré cette absence de tempérament révolutionnaire, il demeure, après la disparition du terrorisme intellectuel qu'a représenté le sérialisme intégral, l'un des compositeurs français les plus connus et enregistrés de nos jours. Peut-être, suivant la jolie parole d'Antoine Goléa, parce que " sa nature était suffisamment riche pour lui permettre de ne souffler que dans ses propres pipeaux ". A sa très féconde inspiration mélodique s'ajoutaient sincérité et simplicité, clés sans doute de son absence de purgatoire, et de son succès constant et international, qu'il partage avec son vieil ami Prokofiev.

Cette sincérité et cette simplicité ne se sont sans doute jamais plus bellement exprimées que dans les Dialogues des Carmélites. Nous l'avons vu, le traitement d'une trame à motif religieux n'était pas aussi étonnant que cela, mais son interprétation, insistant sur la peur de la mort (finale I), sur le thème de la grâce accordée par un Dieu aimant, et du transfert de celle-ci d'une personne à l'autre, est profondément original. Cette approche brûlante de sentiments intérieurs très forts a tout de suite été perçue comme terriblement bouleversante, par sa secrète intimité. D'autant plus que le texte de Bernanos reste d'une parfaite lisibilité. Très humblement, la musique de Poulenc sert les mots, en fidèle héritière de Debussy (Pelléas et Mélisande), Fauré (Pénélope) ou Satie (Socrate). La dédicace, célèbre, à Monteverdi, Moussorgsky, Verdi et Debussy, est exemplaire à cet égard. L'austérité certaine du propos n'est pas occultée, mais au contraire magnifiée par la partition musicale, qui sertit les mots et les présente dans un écrin au velours aussi doux que cruel.

Après les périodes de surréalisme, de " retour à ", de dodécaphonisme pur et dur, l'opéra de Poulenc était véritablement nouveau, par l'apport d'un souffle spirituel aussi intense que dramatique, incarné par des personnages profondément humains. Personne n'est resté insensible à la souffrance, et à la description, ô si concrète et présente, de cette torturante mais révélatrice angoisse spirituelle. C'est cela, allié à la clarté de la perfection formelle tout en étant coulée dans le moule traditionnel du genre opéra, qui allait donner cette stature unique, et , partant, classique, aux Dialogues des Carmélites. L'œuvre transcende l'aspect purement français, historique et catholique, et parvient à l'universalité de par cette spécificité même, à l'instar des opéras de Janacek ou de Britten.

Dépassant toute question de langage, Poulenc a su parler vrai au cœur des hommes. Voilà pourquoi ses Dialogues des Carmélites resteront ce chef-d'œuvre qu'ont immédiatement reconnu ses contemporains. Cette universalité ne s'obtient que par la sincérité absolue : c'est là le gage de l'immortalité.