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Vincent Deloge

 

Salve regina mater misericordiae,
Vita dulcedo et spes nostra salve.


Avant d'évoquer la véritable histoire des carmélites de Compiègne, rappelons que le Carmel doit son nom à une montagne de Palestine au sommet de laquelle, selon la tradition, le prophète Elie était venu terminer ses jours. Un croisé calabrais nommé Berthold décida vers 1150 de s'y retirer à son tour et y vécut dans une grotte. De nombreux disciples l'y rejoignirent, qui donnèrent naissance à l'ordre du Carmel. C'est en 1254 que Saint Louis fit venir les carmes de Palestine en France, où ils adoptèrent les usages des ordres mendiants. Les carmélites existent quant à elles depuis 1453 et la plus célèbre d'entre elles fut incontestablement Sainte Thérèse d'Avila. L'ordre prospéra dans notre pays jusqu'à ce que la Révolution l'abroge et le disperse, puis il connut un nouvel essor au XIXe siècle avec notamment l'exemple de Sainte Thérèse de Lisieux.

A l'origine des Dialogues des Carmélites nous trouvons l'histoire véridique de seize carmélites de Compiègne, qui furent arrêtées le 22 juin 1794 et accusées de conspirer pour le rétablissement de la monarchie. Le comité révolutionnaire local affirma avoir trouvé en perquisitionnant chez elles des papiers compromettants et ajouta que "la nommée Lidoine avait dans sa poche le portrait du Tyran". Les carmélites furent conduites à Paris et incarcérées à la Conciergerie. Devant le Tribunal révolutionnaire, l'accusateur public, l'impitoyable Fouquier-Tinville les qualifia de "rassemblement de rebelles, de séditieuses qui nourrissent dans leurs cœurs le désir et l'espoir criminel de voir le peuple français remis aux fers de ses tyrans et dans l'esclavage des prêtres sanguinaires autant qu'imposteurs, et de voir la liberté engloutie dans les flots de sang que leurs infâmes machinations ont fait répandre au nom du ciel !". Après un tel réquisitoire, il n'est pas surprenant que, malgré la légèreté du dossier d'accusation, elles aient toutes été condamnées à mort. Le 17 juillet 1794, dix jours seulement avant la chute de Robespierre qui allait mettre fin à la Terreur, elles montèrent à l'échafaud après avoir prononcé le vœu de martyre. Parmi elles se trouvaient deux personnages que nous retrouverons dans la pièce : la prieure, Mère Marie-Thérèse de Saint-Augustin (Madame Lidoine), et la cadette, Sœur Constance, âgée de 28 ans et qui n'avait pas encore prononcé ses vœux. Les Carmélites de Compiègne furent toutes guillotinées à l'exception de Sœur Marie de l'Incarnation, qui avait dû se rendre à Paris pour liquider une rente et avait ainsi miraculeusement échappé à l'arrestation. Sœur Marie mourut en 1836 et on trouva dans ses papiers le récit des évènements, qui fut publié par un libraire de Sens et souleva aussitôt une vive émotion. Les carmélites de Compiègne furent béatifiées par le pape Pie X en 1906.


La Révolution française a souvent inspiré les auteurs étrangers, jusque dans le domaine du livret d'opéra avec notamment l'Andrea Chénier que Luigi Illica signa pour Giordano, ou le drame de Büchner dont Gottfried von Einem s'inspira pour composer Dantons Tod. C'est également à l'étranger qu'il faut rechercher la première version littéraire de ces événements, signée par la romancière et poétesse allemande Gertrud Von Le Fort. Convertie au catholicisme en 1926, elle a construit une œuvre tout entière fondée sur le thème de la grâce. En 1931, elle signa donc La Dernière à l'Echafaud (Die Letzte am Schaffott), une nouvelle écrite sous la forme d'une longue lettre. Elle créa à l'occasion le personnage de Blanche de la Force - une transposition de son propre nom -, introduisant ainsi le thème capital de la jeune religieuse qui rejoint ses sœurs à l'échafaud après que la grâce divine ait triomphé de sa peur. L'angoisse de Blanche face au régime de la Terreur était sans doute le reflet de celle que ressentait l'auteur face à la montée du nazisme ; c'est ce que suggère notamment Marthe Keller dans sa remarquable mise en scène strasbourgeoise en revêtant les révolutionnaires d'uniformes qui évoquent plus sûrement les policiers du IIIe Reich que les sans-culottes. On sait d'ailleurs que Gertrud Von Le Fort préféra chercher refuge en Suisse à partir de 1939.

En 1947, Philippe Agostini et le Révérend Père Bruckberger décidèrent de réaliser un film à partir de cette histoire. Ils en préparèrent le scénario, ajoutant au passage le rôle du chevalier de la Force, puis demandèrent à Georges Bernanos d'en écrire les dialogues. Celui-ci conserva la trame de la nouvelle mais en modifia totalement l'éclairage : l'Histoire de France et ses soubresauts étaient relégués au second plan et l'œuvre était désormais centrée sur la tragédie intérieure, la peur de la mort et la réflexion sur le drame des chrétiens engagés dans l'Histoire. Bernanos mourut aussitôt après avoir achevé son travail mais les studios jugèrent son manuscrit inadaptable au cinéma. Son ami et exécuteur testamentaire, Albert Béguin, fit alors publier l'œuvre sous le titre que nous connaissons, en la divisant en un prologue et cinq tableaux. Elle fut immédiatement portée au théâtre où elle connut un grand succès, tant en France qu'à l'étranger. Nous passerons sous silence le film finalement réalisé en 1960 qui ne conservait qu'une faible partie du texte de Bernanos et fut, en dépit d'une brillante distribution, assez mal reçu par la critique.

Entre temps, Francis Poulenc s'était vu confier par la maison Ricordi un opéra sur le sujet, destiné à être créé à la Scala de Milan. On sait que les grands textes littéraires ont toujours inspiré cet amoureux du mot et de la phrase. Son ami et interprète favori, la baryton Pierre Bernac, l'a d'ailleurs confirmé : "Son inspiration ne jaillissait jamais avec plus de spontanéité que quand elle était sollicitée par un texte littéraire. Il est extrêmement frappant de constater à quel point les mots, leurs couleurs, leurs accents, le rythme de la phrase ou du vers, aussi bien que son sens, le mouvement général, la pulsation, la forme du poème ou du texte littéraire, aussi bien que sa signification, concouraient à susciter en Poulenc l'inspiration musicale". On se rappelle du reste que les deux autres ouvrages lyriques du compositeur avaient été inspirés respectivement par Guillaume Apollinaire (Les Mamelles de Tirésias) et Jean Cocteau (La Voix Humaine). Cette fois pourtant, le risque était grand de s'atteler à la composition d'un opéra sur un sujet recelant certes un potentiel dramatique énorme mais se révélant aussi peu romanesque.

Elevé dans la tradition catholique, Poulenc s'était peu à peu détourné de la religion après le décès de son père. Il avait cependant retrouvé la foi chrétienne à l'occasion d'une visite à Rocamadour en 1936, quelques jours après la mort tragique dans un accident d'automobile de son confrère, le compositeur Pierre-Octave Ferroud. Il confia plus tard : "Songeant au peu de poids de notre enveloppe humaine, la vie spirituelle m'attirait à nouveau. Rocamadour acheva de me ramener à la foi de mon enfance". C'est à ce moment précis qu'était né en lui le compositeur d'œuvres religieuses. Poulenc retourna régulièrement par la suite dans ce sanctuaire, qu'il qualifiait de "lieu de paix extraordinaire". Il souhaita d'ailleurs placer Dialogues des Carmélites, qu'il voulait avant tout une œuvre sur la grâce, sous la protection de la Vierge Noire de Rocamadour. Ce retour à la foi était somme toute logique pour celui qui se déclarait au cours d'un entretien avec Claude Rostand "religieux par instinct profond et par atavisme".

Poulenc ne pouvait naturellement qu'être séduit par l'admirable texte de Bernanos, dont la première lecture le rendit de son propre aveu "ivre d'enthousiasme". Il s'enflamma immédiatement pour le sujet, qui lui semblait littéralement fait pour lui, confiant à Pierre Bernac : "Je suis fou de mon sujet au point de croire que j'ai connu ces dames". On rapporte qu'il en perdit aussitôt le sommeil et lui-même avouait alors travailler comme un fou et refuser tout contact avec l'extérieur afin de ne se consacrer qu'à l'œuvre en cours. Certains soirs, si l'on en croit à nouveau Bernac, lorsque Poulenc donnait à entendre son opéra à ses amis, il était pratiquement dans un état de transe. Le compositeur s'identifia d'ailleurs tellement à son sujet qu'il fut victime en cours de composition d'une grave dépression nerveuse à l'automne 1954. Il est vrai qu'à l'émotion artistique s'ajoutaient alors des soucis plus matériels, puisque le dépositaire des droits sur la nouvelle de Gertrud Von Le Fort et ses adaptations tardait à donner l'autorisation nécessaire pour que l'opéra puisse voir le jour à la scène. L'investissement émotionnel du compositeur est perceptible dans toute la partition et en particulier dans la bouleversante scène finale, inexorablement rythmée par le couperet de la guillotine, qui en constitue le terrible sommet et qui n'est peut-être égalée en intensité dramatique que par le Te Deum de Tosca. La correspondance de Poulenc, en particulier avec Pierre Bernac qui fut son véritable confident, nous renseigne utilement sur le bouillonnement créatif qui s'était emparé de lui. Le compositeur travailla dans l'urgence et la fièvre et s'étonna lui-même : "Je n'aurais jamais cru que je pourrais écrire une œuvre de ce ton. J'en remercie Dieu en dépit de ce que cela comprend de souffrances".

La composition s'étala sur deux années, d'août 1953 à septembre 1955 et l'orchestration ne fut achevée qu'au mois de juin 1956. Poulenc a effectué des coupures indispensables dans le texte de Bernanos, le réduisant de moitié environ, mais s'est par ailleurs montré d'une fidélité exemplaire, à tel point qu'Albert Béguin lui écrivit : "Vous me semblez avoir accompli un véritable tour de force, en adaptant son texte des Dialogues des Carmélites aux exigences d'une œuvre musicale, en restant toutefois absolument fidèle à son esprit et aux lignes majeures d'une architecture très délicate. Ce n'était pas chose facile que de transposer en opéra cette trame nourrie de thèmes profonds et soutenue par une méditation continue. Je retrouve tout Bernanos dans votre présentation et si je ne savais pas que vous avez dû sacrifier bien des répliques, j'ai l'impression que je ne m'en apercevrais pas". Poulenc a toutefois modifié la structure de l'œuvre, la ramenant à un prologue et trois actes, au lieu des cinq tableaux du manuscrit de Bernanos. Pour les représentations parisiennes, il ajouta ensuite des interludes orchestraux afin d'éviter les interruptions liées aux nombreux changements de décors.

Pour mettre en valeur le texte de Bernanos, Poulenc a désiré mettre en œuvre une orchestration très claire et s'est davantage tourné vers Monteverdi, Moussorgski et Verdi, que vers ses exacts contemporains. Il fut parfois assez vivement critiqué à ce sujet - rappelons qu'au moment même où il composait les Dialogues, Boulez publiait le Marteau sans Maître - mais s'en expliqua avec humour dans une lettre à Sauguet : "Paris se dodécanise-t-il à toute allure ? Les carmélites, les pauvres, ne peuvent chanter que dans le ton. Il faut leur pardonner". On peut gager que si l'ouvrage est aussi résolument vocal, c'est aussi en rapport avec le lieu de sa création, l'un des temples du bel canto. La correspondance de Poulenc nous enseigne d'ailleurs qu'il s'est inspiré de l'écriture du rôle d'Amneris pour la mort de Madame de Croissy et des sons filés de la Tebaldi pour la partie vocale de la seconde prieure. Nous savons que Poulenc était un amoureux de la prosodie puisqu'il avait coutume d'affirmer que "la transposition musicale d'un poème doit être un acte d'amour et jamais un mariage de raison", et il se livra pour les Dialogues à un travail d'une précision exemplaire, surveillant chaque note. Il confia à Claude Rostand l'importance particulière de ce travail : "La prosodie étant pour moi le grand secret de cette aventure, je veux qu'elle soit si juste, si probante, qu'elle ne puisse être interchangeable. J'essaie de trouver le ton sur lequel un parfait acteur, Fresnay par exemple, lirait dans sa plus grande perfection l'admirable texte de Bernanos". On peut affirmer que Poulenc a atteint à son but et admirer l'impact exceptionnel obtenu avec un langage musical d'une telle sobriété.

La création eut lieu à la Scala, le 26 janvier 1957, dans la traduction italienne. Il fallut attendre le 21 juin de la même année pour que la version originale soit enfin représentée à l'Opéra de Paris, et depuis l'œuvre s'est régulièrement maintenue à l'affiche. Les raisons de ce succès ? Elles nous sont sans doute révélées par Henri Sauguet : "Je crois qu'il faut voir dans l'authenticité de la vie de cette musique le succès qu'elle remporte et qui la répand chaque jour davantage".