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Roberto Alagna - Entretien

24/08/07

Roberto Alagna
© JP Thiellay

Bronzé, très bronzé, concentré sur les prochains rendez-vous, soucieux de continuer à donner le meilleur de lui-même malgré ses ennuis de santé, Roberto Alagna a reçu Forum Opera dans son havre de paix marseillais, pour deux heures d’entretien sans détours, à quelques jours de la première de Marius et Fanny, création mondiale de Vladimir Kosma. Il y évoque avec sa franchise habituelle non seulement l’actualité, mais aussi les étapes récentes et, bien sûr, le futur….




Comment est né ce projet de création de « Marius et Fanny » à Marseille, avec vous en Marius et Angela Gheorghiu en Fanny ?

Quand j’ai appris par mon frère que ce projet se montait, avec l’accord de Mme Pagnol et avec Vladimir Kosma – qui avait fait la musique de la série de la trilogie de Roger Hanin dont le compositeur a repris des éléments, notamment dans l’ouverture ou les choeurs – j’ai appelé Renée Auphan pour lui dire que j’étais intéressé, même si personne ne me l’avait proposé. Peut-être n’imaginait-elle que j’avais envie de faire ce projet à Marseille ! Je ne savais pas au demeurant que Jean-Philippe Lafont, qui était déjà dans le coup, avait suggéré de faire appel à moi pour chanter Marius et que la proposition n’avait pas particulièrement retenu l’attention de mon agent. Je n’étais même pas au courant ! Au départ, l’œuvre de Kosma ne devait adapter que le « Marius » de Pagnol et cela m’allait bien, avec cette fin dramatique. Quand ensuite il a fusionné avec « Fanny » et que Angela a découvert le projet de Kosma, on s’est retrouvé tous les deux embarqués dans l’aventure.

Vous avez déclaré avant l’été que le public sortirait de l’opéra avec des mélodies en tête. A quoi « Marius et Fanny » ressemble-t-il ? Peut-on le ranger avec les opérettes, les comédies musicales, l’opéra ?

C’est du Kosma, plus proche de la musique de film que du grand opéra, c’est sûr. Ca s’inscrit bien dans la tradition du Bernstein de West Side Story, qu’on a toujours du mal à classer. Kosma prend des thèmes musicaux, des leitmotive, les travaille, les reprend et je pense que le public repartira avec des mélodies en tête. Il a vraiment réussi à trouver une couleur, à donner une ambiance.

Et vocalement ?

Kosma n’est pas quelqu’un qui a une vraie connaissance de la voix et ça n’est pas évident pour nous. Certains rôles, comme celui de César ou d’Honorine, ne sont pas très confortables pour la voix. Pour Marius, en particulier, la fin de « Fanny » pose problème car, après une longue période de silence – qui correspond au départ de Marius -, il revient pour la fin de l’opéra et Kosma a choisi une tessiture extrêmement grave qui oblige à changer complètement la position de la voix, alors que par ailleurs, le rôle va jusqu’au si bémol. C’est très fatigant, surtout que, quand ce genre de musique est chanté avec micro, ça va, mais dans une salle de théâtre, c’est vraiment exigeant. Et il y a beaucoup de scènes humoristiques qui, par la multiplication de staccatos par exemple, sollicitent beaucoup la voix. D’habitude, plus on se met les ouvrages dans la voix, moins on est fatigué en les chantant. Marius et Fanny, c’est le contraire, plus on le chante, plus on est éprouvé. Du point de vue de la tessiture, les rôles de Fanny et de Panisse, difficiles aussi, m’ont paru mieux écrits.

Au total, vous pensez que les Marseillais, dont le rapport à Pagnol est très fort et ambivalent en même temps, vont être séduits ?

Je sais que c’est une histoire compliquée et du reste, quand Pagnol avait écrit ses pièces les plus fameuses, les Marseillais étaient partagés ! Mais je trouve formidable que cette œuvre fasse parler de Marseille, notamment si elle tourne un peu en France et dans le monde. C’est quand même en partie grâce à Pagnol que la France entière a une affection pour les Marseillais et leur tempérament. Je trouve que la ville pourrait plus en jouer d’ailleurs. Je vous raconte une anecdote : je suis allé au Bar de la Marine sur le Vieux-Port et, un peu pour rigoler, j’ai demandé un « Picon citron curaçao » (1) et le serveur m’a regardé avec une drôle de tête. Si même là, ils ne connaissent plus leurs classiques…

Le public marseillais est exigeant, chaud même. Vous sentez qu’ils vous attendent avec impatience ?

Je n’ai pas pu encore avoir de contact avec le public et c’est vrai que ce sont mes débuts, mais je rencontre souvent des gens d’ici qui font le déplacement pour me voir un peu partout, comme à Orange, à Montpellier. C’est vrai aussi que le public n’aura pas de référence dans ce rôle et que Fanny a le plus beau rôle de l’œuvre. J’espère qu’ils ne resteront pas sur leur faim. Je veux leur dire que je suis là pour eux, avec tout mon cœur. J’espère revenir aussi. Je suis Sicilien, j’aime le sud, cette ville et ce théâtre. On est fait pour s’entendre et souvent on a  même dit que j’étais Marseillais!

Vous avez mentionné la Sicile. Que retenez vous de ce concert – assez incroyable - du mois de mai dernier au Théâtre des Champs Elysées où vous avez mêlé airs d’opéra français en première partie et chansons populaires siciliennes en second ?

Ce concert reste un souvenir fort, avec du plaisir mais aussi une souffrance énorme. J’étais, je ne le cache pas, dans une méforme totale à cause d’une sorte de kyste derrière les sinus que l’on m’a enlevé depuis et qui me privait de sensations essentielles. Vous savez, j’ai chanté pendant des années en ressentant la même chose que lorsque vous êtes dans l’avion et que vos oreilles n’ont pas décompressé. Alors, il a fallu que j’aille puiser dans des ressources surhumaines pour y arriver.

Pour revenir au concert, j’ai voulu innover, j’ai beaucoup travaillé, pour chanter tout par cœur et en bouclant avec Yvan Cassar les arrangements de la deuxième partie l’avant-veille du spectacle. Ce n’est pas parce que j’ai tout le temps entendu ces mélodies, pendant mon enfance que tout était en place ! Au final, malgré toutes ces difficultés, j’ai eu la satisfaction de voir le public heureux avec ce programme.

Roberto Alagna
© JP Thiellay

Vous voulez qu’on évoque ce kyste et ces soucis dans l’interview qui sera publiée ?

Bien sûr, si vous voulez. Je veux aussi que les gens mesurent la difficulté du métier de chanteur et je n’ai rien à cacher. C’est un miracle, à chaque fois, d’être sur scène, de maîtriser l’émission. Il suffit d’une toute petite chose… et tout peut se dérégler. Quand on n’a plus la résonance et la vibration de la voix dans le corps, je vous promets, on est malheureux, on n’a plus ce plaisir qui guide le chanteur. C’est comme si on devenait aveugle… En même temps, j’ai toujours eu envie de chanter, j’ai besoin de ce contact avec le public, pour leur donner et recevoir tant.

Et pour les Manrico d’Orange cet été, vous en étiez où ?

Je venais d’être opéré et franchement, je revivais ! Je pense que j’ai fait un beau Trovatore, avec un Manrico qui, bien sûr, a mûri. Je trouve en particulier que le « Ah si ben mio ! » est musicalement réussi, il est touchant, un de mes plus beaux, je crois.

Est-ce que ces difficultés sont pour quelque chose dans l’incident de la Scala de Milan en décembre dernier ?

Bien sûr. Et je me dis qu’avoir chanté comme je l’ai fait avec ce kyste, il fallait le faire d’y aller quand même.

Est-ce que cet épisode a eu des conséquences dans vos relations avec les directeurs de maisons d’opéra dans le monde ?

Tous les directeurs de théâtre ont été avec moi, tous, et je veux ici les remercier publiquement. Tout le monde m’a dit que la responsabilité première était celle de la Scala : on ne remplace pas un chanteur sur l’instant. S’il y a un problème, on baisse le rideau, on fait une pause et on voit si le chanteur se reprend. Si j’avais eu un malaise, ils m’auraient remplacé tout de suite ? Ils savaient que j’avais des soucis de santé et j’avais vu le médecin de la Scala, un jour où je ne pouvais pas tenir debout et où je me suis contenté d’assister à la répétition depuis la salle. En plus, nous avions été prévenus que ça allait bouger dans le public, pour des raisons diverses et variées… A la Scala, c’est toujours comme ça quand il y a une nouvelle direction. Cela s’était déjà produit avec Placido Domingo dans Otello. Muti avait posé la baguette.

Mais indépendamment de la santé, je ne pouvais accepter que l’on fasse cela avant que je chante et pendant mon air. Comme nous étions prévenus, j’avais dit à Chailly et à Lissner quelle allait être ma réaction : je voulais sortir – les gens auraient pensé que la représentation était foutue - et venir ensuite demander au public : « est-ce que vous voulez qu’on continue ? » Ca aurait été très fort. Et donc, sachant que j’allais sortir, la direction a préparé l’autre ténor. J’ai été trahi. Au fond, ce qui m’a blessé, ça n’est pas le comportement de quelques individus dans le public, mais surtout la trahison de Chailly et de la direction. Certes, Lissner est venu me dire « Retournes-y ou tu vas le regretter ». Mais à partir où il y a un autre ténor en train de chanter, à supposer que je veuille y retourner, comment je fais ?

Vous en avez parlé avec Nicolas Joël ? Où en êtes vous avec l’opéra de Paris ?

Nicolas est avec moi. Il m’a fait plusieurs propositions et on va faire Faust. On pourrait aussi donner la création mondiale du Dernier jour d’un condamné en version scénique. Je viens de lui envoyer la partition et j’aimerais beaucoup que ce soit lui qui fasse la mise en scène, qui pourrait être montée en coproduction et tourner, puisqu’il y a d’autres contacts, notamment avec l’opéra de Valence. Cette œuvre lui conviendrait parfaitement je crois car c’est un vrai opéra à la française. Le condamné, œuvre d’aujourd’hui, s’inscrit bien dans cette tradition des Roméo, Faust ou Samson, avec un beau texte, profond, et de l’action… La création, au Théâtre des Champs-Élysées a fait un triomphe, alors même que David n’a pas fait une œuvre facile. Beaucoup de professionnels avaient boycotté notre projet, avant de l’entendre et cela m’a choqué… La polémique sur le prix des places m’a aussi choqué car nous perdons de l’argent dans un tel projet. Il faut bien payer les collaborateurs et le prix des places est déterminé par les théâtres, pas par nous ! Heureusement, on a fait un CD que je viens de réécouter et qui est très beau. Cette œuvre va grandir, vous verrez !

Après 20 ans de carrière, comment analysez vous votre répertoire et ses évolutions ultérieures? Y a-t-il des rôles que vous avez définitivement abandonnés ?

Non ! Je n’abandonne rien car à chaque fois que j’ai chanté un rôle, je l’ai décidé au coup de foudre, sans calculer. Je suis convaincu qu’il n’y a pas de rôles pour lesquels ma voix était « faite ». J’ai toujours essayé d’adapter ma voix à ce que je chante, à trouver les clefs de l’énigme en quelque sorte. Je chanterais volontiers Nemorino par exemple, avec la superbe production que mes frères ont imaginée et que j’aimerais reprendre. Pour le reste, je ne fais pas de calcul sur la carrière, je vis dans le présent et je prends ce qui se présente.

Alors, formulons autrement : qu’est-ce que vous avez envie de chanter dans les cinq ans qui viennent ?

Tout. Quand je suis heureux avec ma voix, j’ai envie de tout chanter. Je vais vous raconter une anecdote encore : juste après l’opération dont je vous ai parlé, je me sentais revivre ! J’étais chez moi le soir où ils ont diffusé La fille du régiment de Covent-Garden avec Florez et j’étais en train de cirer mes pompes… J’ai chanté tout l’ouvrage avec lui !

Parlons de vos projets discographiques. Quelles sont les prochaines sorties prévues ?

Je viens de recevoir le CD de Fiesque de Lalo, enregistré à Montpellier l’an dernier. C’est sublime ! Il y aura aussi Le Jongleur de Notre-Dame, un disque de Noël et puis le DVD de Werther, magnifiquement enregistré à Turin. On dirait un film !

Dans les autres projets, il y a aussi Josée Dayan qui s’intéresse au Condamné et elle travaille aussi pour adapter mon livre 
(2) à la télé ! Ca serait super et c’est vrai que c’est très cinématographique comme ambiance, avec une belle histoire de famille. Mais il y aurait des acteurs, pas moi car je suis trop vieux… sauf si je jouais mon père ou un de mes oncles !

Des projets dans le « cross-over », encore ?

Je n’aime pas cette expression qui ne veut rien dire. Je suis arrivé à un stade de ma carrière où je peux choisir de me faire plaisir. Le disque Mariano était comme une dette que je devais rembourser car je lui dois beaucoup : il m’a donné l’envie. C’est fait. Les chansons siciliennes, c’est un peu la même chose, quelques mois après le décès de ma grand-mère qui était la dernière gardienne de la famille. Je marche au coup de cœur. J’ai même enregistré plusieurs chansons pour un disque « Piaf » avec Deutsche Grammophon et Cassar. C’était pas mal ! Et puis le film 
(3) est arrivé et j’ai préféré laisser tomber.

Vous avez également abandonné le projet de film d’opéra, qui devait utiliser une technique « au plus près des chanteurs » que vous aviez évoqué il y a quelques années à propos de Pagliacci ?

Ah… c’était bien, ce projet sur lequel on a travaillé cinq ans. Mes frères ont fait le storyboard, les repérages... Tout était prêt. Mais on n’a pas trouvé les partenaires. Franchement, je ne comprends pas et parfois j’ai même l’impression qu’on nous met des bâtons dans les roues. Avec mes frères, en plus de la partie artistique, on ne peut pas tout faire, vous savez.

Dans le futur proche, après Marius, il y aura vos débuts en Pinkerton au Met. Comment apprenez vous ces rôles ?

J’ai la chance de travailler et d’apprendre vite, et de ne pas avoir de problème en solfège. Bien sûr, je n’ai pas l’oreille absolue et je ne peux pas chanter le rôle comme ça, en lisant. Mais je me mets à ma guitare, je regarde des DVD et j’apprends comme cela.

Ensuite, il y aura Orphée, en 2008, à Bologne.

Oui, et c’est encore une histoire d’affectif. C’est mon frère qui a eu l’idée et qui a fait une nouvelle adaptation, la nième dans l’histoire d’ailleurs ! Il m’a présenté ses idées et je n’ai pu qu’adhérer. Ce que j’aime dans ce travail, c’est qu’il est le fruit d’une génération qui a grandi avec l’image et qui a le sens de l’image, beaucoup plus que la mienne. Cela apporte beaucoup à ces œuvres, une nouvelle force.

Vocalement, il faudra que je trouve la clef mais cela fait des années que j’ai des airs de Pergolèse, Cherubini ou Gluck à mon répertoire. Et j’adore cette musique.

On peut terminer par un questionnaire de Proust ? Commençons par la qualité que vous préférez chez un homme.

Le courage.

Chez une femme ?

J’ai envie de dire la même chose, mais c’est évident que les femmes sont courageuses. J’aime la lucidité des femmes, beaucoup plus grandes que celle des hommes.

Votre principal défaut ?

Je suis trop nostalgique.

Votre principale occupation, à part chanter ?

Découvrir, voyager, ressentir de nouvelles émotions, profiter de la vie. Je suis capable de m’extasier devant une fleur, devant des sentiments tous simples. C’est aussi pour cela que j’aime Pagnol.

Votre idée du bonheur ?

C’est simple : conserver la santé.

Ce que vous aimeriez être si vous n’étiez pas chanteur ?

J’aurais bien aimé être écrivain. Le chant permet de s’exprimer. Mais dans l’écriture, il y a la réflexion, sans barrage.

Où aimeriez-vous vivre ?

Je n’aimerais pas me fixer en un seul endroit.

Votre fleur préférée ?

Le muguet.

Votre auteur en prose préféré ?

Il y en a plein ! J’aime les grands classiques mais aussi des écrivains d’aujourd’hui comme Houellebecq ou Nourrissier. Mais je dirais surtout Eric-Emmanuel Schmitt, à cause de son éclectisme. Il arrive toujours à me surprendre, comme dans son adaptation d’Hamlet. J’aimerais lui proposer de faire un opéra ensemble !

Votre héros de fiction favori ?

Zorro ! C’est la découverte de la télé pour moi, avec la fameuse série, en noir en blanc. Ca a été un choc ! C’est aussi pour cela que j’ai été attiré par Mariano. Il était « Don Diego de la Vega » pour moi !

Votre héroïne favorite ?

Pas évident. Je dirais Marie-Madeleine car si ce qu’on a dit d’elle est vrai…

Votre peintre préféré ?

Mes frères ! Ils ont fait un musée chez moi avec leurs œuvres ! Parmi les peintres du passé, je dirais Picasso. Il a fait bouger les choses, c’est lui qui a donné le « la », en s’emparant des idées du temps pour en faire quelque chose de génial. J’ai, à ma place, essayé de faire comme lui dans ma carrière.

Votre musicien préféré ?

J’aime tous les compositeurs que je chante. Celui qui me touche le plus, c’est Berlioz, avec un côté déchiré, romantique, critique musical, écrivain, théoricien de l’orchestration… il était génial et théâtral.

Boisson et met préférés ?

Pour la boisson… c’est la flotte, indispensable. Et pour le met préféré, j’aime bien … être surpris et découvrir. Je ne suis pas difficile.

Pour quelle faute avez-vous le plus d’indulgence ?

Pour toutes les fautes. Le pardon, c’est beau.

Votre devise ?

Je n’en ai pas vraiment. Disons « Profite de chaque instant ».

Qu’aimeriez vous que Dieu vous dise en vous accueillant au paradis ?

« Tu vois les sons que tu cherchais sans cesse, tout le temps… ? Et bien ici, tu vas les avoir ! »


Merci mille fois pour le temps que vous avez consacré à Forum Opéra




Propos recueillis par Jean-Philippe THIELLAY



Notes
(1) Le « Picon » est une boisson typiquement locale, au moins du temps de Pagnol qui l’évoque à plusieurs reprises dans ses oeuvres…
(2)  « Je ne suis pas le fruit du hasard », Ed. Grasset, 2007
(3)  « La môme » (NdR)

Voir aussi
Dossier Roberto Alagna (nov 2004)

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