A C T U A L I T E (S)
 
...
[ Sommaire de la rubrique ]
 
 
 

Elisabeth Schwarzkopf (1915-2006), en reconnaissance



En Maréchale

Elisabeth Schwarzkopf n’est plus, et je pleure.

C’est très étrange. Jamais je ne l’ai vue. Jamais entendue sur scène. Et cependant de toutes les chanteuses qu’il puisse m’être donné de connaître, elle fut et est restée la plus présente; la plus proche. Par les disques seulement – quand d’autres avaient l’avantage apparemment imbattable d’opposer à la seule voix enregistrée leur présence charnelle, leur chair, leurs yeux, leur mouvement. 


Mais non. Aucune jamais ne me fut si vivante que cette femme qui avait décidé de se taire presque au moment où je naissais, et qui vivait exactement là où elle savait qu’on ne viendrait pas la chercher – au fond de la Suisse et, depuis deux ans, dans les Alpes autrichiennes, dans l’improbable village de Schruns-Tschagguns. Ne venaient la visiter que quelques élèves et les deux ou trois intimes.

Elle s’était retirée sur sa montagne magique, la magicienne. Car comment décrirais-je autrement que comme un ensorcellement cette faculté de communiquer l’image que recèle le mot mis en musique ? Ce génie de la voix comme univers de suggestions ? Dans le récital Wolf de 1953, lorsqu’elle parle de ces oiseaux qui traversent le ciel, un souffle imperceptible vous fait apercevoir leur vol qui passe et s’éloigne. Dans le Rosenkavalier, lorsqu’elle dit à son cousin qu’il vient de faire d’elle une très vieille femme, d’où vient que l’on croit sentir le tassement des épaules, l’accablement subtil, les rides qui un instant griffent le front – monde de sentiments qu’on ne pénètre avec nulle autre ? Dans Ariane à Naxos, comment parvient-elle à nous faire entrer dans sa remémoration, à nous faire contempler non seulement la femme qui sur son rocher entonne sa lamentation, mais le royaume même dont elle parle et qui scintille dans un lointain impalpable ? Pourquoi est-ce dans sa Marguerite au Rouet seulement que se perçoit physiquement le terrible entremêlement de la jeunesse et de la lassitude ?


Capriccio

Ce sont des heures stellaires qu’Elisabeth Schwarzkopf nous offre. Elle nous apporte comme un trésor ramené de loin l’essence même de la musique chantée, le cœur vivant du chant. Et nous, nous n’avons rien à faire qu’à l’écouter (attentivement), à nous laisser porter, emporter. Elle ne nous soulèvera pas de notre fauteuil comme telle vocaliste flamboyante. Elle ne nous conquerra pas comme telle chanteuse au timbre laiteux ou généreux. Mais, plus important, elle nous fera sentir et comprendre la musique de telle manière que nous nous dirons : c’est cela ; c’est l’évidence ; nous y sommes. Elle nous aura, presque surnaturellement, conduit là où nous pourrons penser que le compositeur, en fait, voulait justement aller. C’est cela le génie de Schwarzkopf. Elle nous rend la musique plus importante.

Et il y a un génie du génie. C’est que cette vérité musicale, avec son exigence et souvent sa cruauté, pourra se donner plusieurs visages. Vous croyiez que la vérité était une ? Elle est plurielle. Et tel lied de Wolf dont on pensait avoir percé le mystère grâce à Elisabeth Schwarzkopf révèlera encore d’autres profondeurs dans une autre interprétation livrée un autre jour, une autre année. Seulement, il y aura entre ces deux profondeurs, entre ces deux vérités, une étonnante continuité. Tout n’aura pas changé. Nous n’aurons pas eu le nord et le sud. Mais le nord et le plus au nord. Le profond et le plus profond. Le par-delà et l’au-delà.

Dans toute réussite, il y a d’abord, disait le poète Max Jacob, « un miracle de travail ». Le miracle Schwarzkopf est un miracle de travail. C’est-à-dire d’abord de persévérance, et de persévérance dans le même. Douée pour tout, elle s’est imposé un rétrécissement de répertoire qui n’était pas un assèchement. La spécialisation fut pour elle la clef d’une fécondité plus grande. On mesure mal sans doute le courage qu’il fallut à cela. Tous les interprètes le savent et le disent : c’est dans la diversité qu’ils échappent à la lassitude. C’est dans le changement qu’ils trouvent leur équilibre. De là ces répertoires très larges, ces cross-over infinis, cette insatiable volonté de découvrir de nouveaux rôles. C’est bien ainsi. C’est beaucoup de travail, cela aussi. C’est également une très grande liberté. Un soir le lied, le lendemain un Puccini, le surlendemain un Mozart. Le frégolisme est assez satisfaisant. Il permet de fuir un peu, de se fuir.


Avec Maria Callas

Elisabeth Schwarzkopf aurait pu faire de même. Elle a, du reste, fait ainsi pendant les premiers temps de sa carrière. La voix était argentine, facile. L’intelligence musicale était suffisante pour faire face aux exigences des chefs d’orchestre et aux attentes du public. Le sourire, les jambes, la grâce, tout. Et puis non. Il lui a semblé que l’insondable valait mieux que le vendable. La main de Walter Legge se retrouve dans cette décision. Lui qui savait construire des casts à succès, produire des disques alléchants, « vendre de la cire », avait également décidé qu’il ferait des studios non des fabriques ni des usines, mais des laboratoires, et des disques non des captations, mais des témoignages, mieux : des testaments.

Il est singulier que la rencontre de ces deux exigences, de ces deux perfectionnismes ait pu attirer l’ironie. La légèreté, la gaieté insouciante, le « à-la-va-comme-je-te-pousse », ce que les Anglais appellent l’easy going, est toujours plus aimable, moins écrasant, moins suspect.

Cette ironie d’esprits mesquins et les accusations qui tombèrent sur la chanteuse dans les années 90 sont liées. Soyons clairs sur le prétendu nazisme de Madame Schwarzkopf. En 1940, elle débutait sa carrière. Elle avait vingt-cinq ans. Comme tant d’artistes, elle devait vivre de son art, et l’encartage était de règle. Comme tant d’artistes, mais aussi comme tant de citoyens – professeurs, médecins, notaires, banquiers, receveurs des postes, épiciers – elle n’a pas vu, pas compris, pas mesuré ce qui se passait en Allemagne alors. Elle s’est expliquée là-dessus une bonne fois. Sans s’excuser, il est vrai. Mais de quoi ? Des errances du peuple allemand? Restons sérieux. De ses méfaits ? Lesquels ? La reine d’Angleterre, intransigeante sur ces sujets, annoblit Elisabeth Schwarzkopf en 1992, fermant le caquet des bavards.

Mais le soupçon demeure, et il demeure parce que l’art même de Schwarzkopf paraît marqué au coin de la discipline germanique. Pour moi, il est assez clair que les procès en nazisme faits à Elisabeth Schwarzkopf et – comble du comble – à son mari dérivent très largement non de positions politiques avérées, mais de cette espèce de rigueur austère et hautaine qu’ils ont toujours affichée. Ils se sont fait bien des ennemis, ont fait de l’ombre à bien des médiocres, ont renvoyé à leurs chères études bien des ignorants. Cela ne se pardonne pas. Ne pas faire sentir aux incapables leur insuffisance, cela les aigrit, ils se vengent.

Peu importe tout cela.

Que reste-t-il d’Elisabeth Schwarzkopf ?

Des disques absolument aboutis avec des partenaires à leur meilleur. Les EMI produits par Walter Legge sont à mettre au plus haut. Les Noces de Figaro, Don Giovanni, les Johann Strauss, Falstaff (une mécanique hallucinante),  Cosi, et bien sûr les Strauss d’un autre monde : Ariane, Le Chevalier à la Rose, Capriccio. Mais on n’aura garde d’oublier quelques miracles du live, comme ces Meistersinger de 1951, ces Don Giovanni de Salzbourg avec Furtwängler et mieux encore celui de 1960 avec Karajan, ce Cosi de 1956 avec Guido Cantelli. Ni de négliger les fragments de Konstanze, Arabella, Fidelio, Pamina…

Pour autant que l’on considère ces opéras comme des chefs-d’œuvre, une chose est certaine : ce que nous offre Schwarzkopf dans ces gravures, ce n’est pas seulement une interprétation, ni même une incarnation, encore moins une lecture. C’est une leçon. Oui, son chant fait un sort aux mots, oui sa phrase est contrôlée, oui sa liberté d’interprète est surveillée. C’est bien le moins si l’on veut être à la hauteur d’un Mozart ou d’un Verdi, qui ont écrit avec leur sang. C’est se rendre digne du compositeur, et aussi digne de l’attention de l’auditeur. Une interprétation bâclée, boulée, jetée – quel  intérêt ? Un disque qui ne nous offrirait pas la plus raffinée des alchimies de timbre, de projection, d’étagements, d’interprétation, de compréhension, à quoi bon ? Cet art sous contrainte, c’est l’art même. Sans contrainte, c’est du show. C’est du vent. Ce n’est rien.

Pour cela même, on y revient sans cesse. Parce que l’on est certain, absolument certain, d’y trouver, quoi ? du neuf. Une inflexion qui nous aura échappé et qui nous ouvre des perspectives. Une harmonie de timbres savamment dosée que nous avions laissée passer et qui enchante. Tout une architecture de l’interprétation qui nous mène au plus près du geste créateur.

A cet égard, le legs de Schwarzkopf au lied est à la fois terriblement restreint et inépuisable. Au-dessus de tout ses Wolf, avec Moore, avec Furtwängler (récital de 1953)… C’est bien simple : ces quatre ou cinq disques sont d’une précision, d’un souffle, d’une plurivocité telles que nous nous ennuyons à presque toutes les autres interprétations qu’il peut nous être donné d’entendre, du moins par des voix féminines – avec quelques glorieuses exceptions, naturellement (Seefried et Ludwig notamment). Les Quatre derniers Lieder de Strauss, surtout avec Ackermann, quoique les Szell soient d’une beauté rare, plus automnale, ouvrent des perspectives infinies. Les Schubert avec Fischer sont d’une insolente jeunesse et maîtrise.

Plusieurs publications nous ont apporté des incunables. Ce fut le cas du très étonnant Elisabeth Schwarzkopf Songbook, chez EMI et, plus récemment, des enregistrements chez Testament – qui proposent notamment tout ce qu’elle nous a laissé de Bach : des cantates extasiées, inspirées, jubilantes et ferventes. On y retrouve des hapax, des marges, un peu de tout. Et partout, toujours, ce sentiment que nous tenons de chaque pièce, dût-il s’agir d’un mince morceau quasi folklorique, une version parfaite, aboutie. Chose toutefois un peu moins vraie pour le live récemment paru chez Ina Mémoire Vive, qui contient des trésors, et quelques limites.


La vieille dame, radieuse...

De Schwarzkopf nous reste enfin l’exemplarité. De plus en plus, on entend que l’art de Schwarzkopf poussa trop loin le maniérisme, l’affectation littéraire. C’est peut-être vrai. Nulle interprète n’est à l’abri de la critique. Ce qui ne saurait être critiqué en revanche, c’est le geste artistique d’Elisabeth Schwarzkopf : cette tension extrême qu’elle a apporté à l’art du lied, et aux quelques rôles qu’elle s’était choisis, cette attention, cette concentration ferventes,  cette certitude qu’il est toujours possible de dire plus, de faire entendre davantage, cette conviction morale autant qu’esthétique que le respect dû au compositeur doit être actif et presque sacrificiel, parce que le compositeur n’est pas un individu comme les autres, mais un être qu’a traversé quelque mystère, quelque transcendance. Il y a, au fond de l’art de Schwarzkopf, le sentiment de ce qui nous dépasse et nous écrase, et le courage d’aller y voir, l’audace insensée de se mettre à la hauteur tout en sachant qu’on n’y sera jamais.

Je demandai un jour à une diva bien connue si pour elle il était facile de chanter ce que Verdi confiait avoir écrit au prix de souffrances infinies : elle me regarda avec de grands yeux, ne comprenant peut-être d’emblée la question, et dit vivement « Ah non… pour moi c’est très facile ! ». Tout autre fut la pensée de Schwarzkopf. Ce que Wolf avait écrit au prix d’heures de tourmente, il n’était pas possible de le chanter en passant. Ce que Mozart avait voulu écrire non comme un air d’opéra seulement mais comme une cantate sur l’amour enfui (Dove sono), et qui devait vous rompre le cœur, il n’était pas question de l’interpréter avec les certitudes de la technicienne accomplie ou de la chanteuse de troupe. Il fallait se hausser. Et souffrir aussi. Ce conseil que lui avait donné son professeur, Maria Ivogün, « sois noble », avait été décisif : la noblesse n’était pas dans la naissance, mais dans l’excellence et dans la beauté ; elle se conquerrait par l’exhaussement de toutes les facultés vers ce qui est beau.

La beauté même d’Elisabeth Schwarzkopf, dont les photographies témoignent avec éclat, était le juste reflet de cette voix sans cesse polie et repolie. Les variations du timbre à travers le temps sont fascinantes, depuis la légèreté diamantine des débuts jusqu’aux moirures dorées de la maturité, avec toujours cette aptitude incomparable à la coloration instrumentale. Ce fut le résultat de cette implacable volonté de faire mieux, non pas que les autres, mais que soi-même, pour enfin être digne de ce que certainement elle sentait spirituellement et physiquement être la Beauté même. Il n’y eut guère que Callas, parmi les chanteuses, pour ressentir cette même exigence.

Schwarzkopf voulut communiquer cette exigence à ses élèves, et se désespérait que tant d’entre eux ne la comprissent pas. D’où sa sévérité légendaire. Mais, là encore, à quoi bon chanter si c’est pour la routine et le gros son qui bourdonne ? Cette rigueur parfois cassante est devenue célèbre : comme on voudrait que soit plus fameux encore sa pédagogie infaillible, son humour, son imagination de professeur, sa disponibilité, sa générosité – elle qui trouvait toujours un moment pour ses élèves, et qui leur offrait, quand il le fallait, le voyage et la leçon !

La voix et l’esprit d’Elisabeth Schwarzkopf ne disparaissent pas avec elle. Pourtant il nous était comme réconfortant de savoir que, quelque part dans l’ermitage des montagnes, vivait encore cette magicienne. Que veillait encore, là-bas, celle qui avait su nous offrir les expériences musicales et personnelles les plus radicales. Celle qui avait donné sa vie pour nous mener là, et qui l’avait fait parce qu’elle avait la certitude qu’il y aurait des gens pour l’entendre et pour la suivre sur ces sentiers – un don absolu fait par amour de la musique, par foi en l’humanité, et par certitude totale que l’humanité vaut lorsqu’elle tend à ce qui la sublime.

Que nos larmes, Madame, vous rendent quelques grâces de cet amour-là.

Sylvain Fort

[ Sommaire de la Revue ] [ haut de page ]