C O N C E R T S 
 
...
[ Sommaire de la rubrique ] [ Index par genre ]
 
......
PARIS
09/11/04

Angela Denoke
© Eric Mahoudeau
KÁTIA KABANOVÁ

Opéra en 3 actes de Leos Janácek
Livret de Vincence Cervinka,
d'après L'Orage d'Alexandre Nikolaievitch Ostrovski

Mise en scène : Christoph Marthaler
Co-mise en scène : Joachim Rathke
Décors & costumes : Anna Viebrock
Lumières : Olaf Winter
Chorégraphie : Thomas Stache
Dramaturgie : Stefanie Carp
 

Kátia : Angela Denoke
Kabanicha : Jane Henschel
Tichon Kabanov : Christophe Homberger
Boris Griorievitch : David Kuebler
Kudriach : Toby Spence
Varvara : Dagmar Pecková
Glacha : Ulrika Precht
Fekloucha : Tracy Smith-Bessette
Saviol Dikoy : Roland Bracht
Kouliguine : Frédéric Caton
Une femme : Caroline Bibas
Un homme : Ulrich Voss

Orchestre et Choeurs de l'Opéra de Paris
Direction : Sylvain Cambreling

Paris, Palais Garnier, le 9 novembre 2004



ATTENTION LES YEUX !!!

Créée à Salzbourg (alors dirigé par Géard Mortier), la production de Christoph Mathaler fait halte à Paris pour huit représentations. Déjà montré à Bruxelles, Toulouse et Barcelone, le spectacle salzbourgeois a également eu l'honneur d'une retransmission TV et d'un enregistrement DVD.

Gérard Mortier souhaitait montrer à son nouveau public un spectacle qu'il considère comme un exemple de ce qu'il compte proposer à Paris sous son mandat. Le choix de cette Katia est d'autant plus compréhensible que le spectacle a été bien accueilli par la critique qui y a généralement vu un "spectacle fort".

Kabanova est certainement une "oeuvre forte" ; mais ce serait faire injure à la démarche du metteur en scène suisse que de laisser supposer une quelconque recherche d'effets faciles. Ceux-ci sont au contraire soigneusement évités : pas question de sentimentalisme larmoyant malgré un sujet qui s'y prête.

Marthaler évite de paraphraser l'action, n'appuie jamais sur les détails ; sa démarche est même exactement inverse : "mettre le couvercle sur la marmite" là où l'émotion sort naturellement et tenter de la créer par d'autres moyens. Une telle remise en perspective globale de l'ouvrage, pour intéressante qu'elle soit, s'apparente donc en fait à un détournement.

L'action se passe dans la petite ville de Kulinov au XIXème siècle. Or, la voici transposée dans la banlieue HLM de Brno dans les années 60 (raison invoquée par le metteur en scène : c'est parce que l'ouvrage y fut créé). Certes, les malheurs de filles mères sont de tous lieux et de toutes époques : il n'en demeure pas moins que l'ambiance anonyme d'une banlieue HLM n'est pas aussi oppressante que celle d'un village provincial (le danger de la cité, c'est au contraire l'anonymat et l'indifférence). Rappelons également que dans les pays de l'Est, l'avortement fut longtemps (depuis 1918 pour l'URSS) le seul et unique moyen de contraception, un moyen largement pratiqué : on ne pouvait faire transposition plus mal venue.

Kudryash chante les beautés de la Volga ? Il devra se contenter d'une fontaine ridicule sur la placette ("J'aime trop la nature pour la mettre en scène" répond Marthaler (1)). D'ailleurs, toute la dimension panthéiste de l'oeuvre est occultée. 

Kabanicha, implacable figure du Commandeur, ancrée dans les traditions d'un passé dépassé ? Une pocharde comique un peu pathétique dont on s'étonne qu'elle puisse susciter la crainte ou le respect de sa belle-fille. La caricature savoureuse de Kabanicha en mémère permanentée est, il est vrai, savoureuse : un écho de la Bette Davies névrosée de What Ever Happened To Baby Jane ? C'est une manière encore de montrer que la pire méchanceté peut venir des individus en apparence les plus insignifiants.

Cette démarche a une conséquence fondamentale : elle fige le cadre de l'interprétation des chanteurs amenés à se succéder dans le rôle. Dans une mise en scène plus ouverte, une artiste comme Leonie Rysanek pouvait construire un personnage complexe, torturé (à des années lumière de la présente caricature). Ici, on demande au chanteur de se plier à la vision du metteur en scène : pour Kabanicha, il ne s'agit plus que de camper du mieux possible la ménopausée alcoolique, rien de plus.

Le suicide "à la Tosca" de Katia est également détournée au point d'en faire un non événement complet : celle-ci se love dans le bassin de la fontaine et reste sans bouger.

A l'inverse, un habitant de la cité joue de la viole dans son appartement, apportant une certaine poésie à un décor sinistre.

Entre le deuxième acte et le troisième, un aveugle de film d'horreur éclate d'un rire sardonique (ça dure tout l'interlude musical) comme si toutes les émotions étouffées de la pièce ressortaient au même instant. 

Plus détournés encore : une parodie de Chantons sous la pluie pendant la scène de l'orage ou la fontaine qui crache un jet d'eau suggestif au moment du coït des deux amants.

Pour résumer, on pourrait dire que Marthaler produit une authentique oeuvre théâtrale, mais en se servant de l'ouvrage de Janacek. Dès lors, les opinions qu'on pourra avoir sur ce spectacle différeront notablement suivant qu'on attend d'un metteur en scène qu'il serve l'oeuvre (et qu'il instaure un dialogue avec elle et avec ses interprètes) ou qu'il s'en sert pour construire quelque chose d'autre.

A noter enfin que pour cette transposition à l'Opéra de Paris, on aurait attendu plus de soins dans la réalisation technique. Le décor est en effet repris tel quel de la création salzbourgeoise, sans tenir compte de la forte courbure des loges de Garnier. Or une grande partie de l'action se passe côté jardin, parfois dans des renfoncements du décor ; au début de l'ouvrage, des centaines de cous se jettent par-dessus le vide dans l'espoir insensé d'apercevoir les interprètes : le temps passant, ces spectateurs lassés finiront par abandonner et resteront calés au fond de leur siège, se contentant de savourer la musique.

Le plateau est d'une qualité correcte, mais sans grand génie.

Scéniquement, Angela Denoke s'identifie totalement à la vision de Marthaler. Vocalement, c'est loin d'être parfait techniquement, avec des aigus un peu tirés. Des défauts compensés en partie par un timbre rare, sombre et riche.

Bridé par la mise en scène, Henschel n'a pas grand-chose à démontrer dans un rôle essentiellement théâtral. Comme la tessiture centrale ne lui donne pas non plus l'occasion de briller par quelques coups de glottes, il en résulte une impression un peu diffuse de fadeur et d'inconsistance.

David Kuebler finit d'utiliser ce qui lui reste de voix, cette relative décrépitude vocale rendant plus pathétique encore son personnage. C'est un peu le même problème avec le Tichon d'Homberger.

La Varvara de Peckova emporte, au contraire, l'adhésion : après une Geneviève assez terrifiante en début de saison, c'est un plaisir d'entendre une interprétation de cette qualité. De même du Dikoy de Bracht, aux graves percutants, ou de l'excellent Toby Spence très à l'aise en Kudriach.

Cambreling imprime, comme à son habitude, une grande tension dramatique mais assez peu de poésie (une vision finalement en phase avec celle de Marthaler), l'orchestre de l'Opéra faisant ressortir toutes les richesses de la partition.

Signalons enfin le plaisir d'entendre à nouveau au Palais Garnier un "grand" opéra avec des "grandes" voix. Depuis l'ouverture de Bastille, la salle est dévolue aux Così ou au Cenerentola chantés par des gosiers un peu limités en volumes. C'est oublier que Garnier fut conçu pour Les Huguenots ou Aida (avec les chanteurs qui vont avec). 
Pour Rossini et Mozart, rendez-nous l'Opéra-Comique !
 
 
 

Placido Carrerotti

1. On pourrait répliquer par une autre pirouette : s'il aime vraiment l'opéra...
[ Sommaire de la Revue ] [ haut de page ]