C O N C E R T S 
 
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PARIS
22/12/03
Jacques OFFENBACH

Le Docteur Ox 

Opéra-bouffe en 3 actes et 6 tableaux
tiré du roman de Jules Verne par Philippe Gille et Arnold Mortier
Créé au Théâtre des Variétés le 26 janvier 1877

Version pour 14 chanteurs et 12 musiciens
Orchestration : Thibault Perrine

Direction musicale : Benjamin Lévy
Mise en scène : Stéphan Druet
Scénographie : Florence Evrard
Costumes : Elisabeth de Sauverzac
Lumières : Philippe Lacombe

Prascovia : Aurélia Legay
Mademoiselle Ygène : Emmanuelle Goizé
Madame van Tricasse : Claire Delgado-Boge
Lotché : Karine Godefroy
Suzel : Edwige Parat
Alda : Sylvia Kevorkian
Naya : Sarah Jouffroy
Le Docteur Ox : Christophe Crapez
Monsieur Van Tricasse : Alain Trétout
Nicklausse / Koukouma : Christophe Grapperon
Frantz : Loïc Boissier
Shaoura : Jacques Gomez
Josse / Ararat : Jean-Christophe Hurtaud
Le grand personnage de Virgamen : Laurent Bourdeaux

Théâtre de l'Athénée Louis Jouvet, le 22 décembre 2003



L'univers scientifico-fantaisiste de Jules Verne ne pouvait que tenter Offenbach qui composa dès 1875 un Voyage dans la lune largement inspiré de De la terre à la lune, au grand dam du romancier qui n'était pas partie prenante du projetÖ Lorsque, l'année suivante, le compositeur choisit de mettre en musique la nouvelle Une fantaisie du Docteur Ox, c'est avec cette fois-ci l'aval (et l'intéressement financier !) de l'écrivain.

En la bonne ville flamande de Quiquendonne, dont les habitants sont un peu plus que flegmatiques, tout va très doucement : les parties d'échecs durent au moins deux ans, les fiançailles plus longtemps encoreÖ Génial inventeur du gaz oxy-hydrique, le Docteur Ox, un savant danois de passage, convoite la main de la fille du bourgmestre Van Tricasse. Pour hâter le mariage, il a décidé, sous couvert de moderniser l'éclairage de la ville, de soumettre les Quiquendonniens aux effets excitants de son gaz. Afin d'étoffer l'intrigue, les librettistes ont créé le personnage de Prascovia, princesse de Transcaucasie ; jadis abandonnée par Ox le jour même de leurs noces et soucieuse de faire valoir ses droits, elle s'est introduite dans la ville escortée d'une troupe de faux Bohémiens et va tout mettre en úuvre pour faire échouer l'expérienceÖ

Après avoir monté Barbe-Bleue il y a deux ans et Geneviève de Brabant l'an dernier (déjà à l'Athénée), la jeune compagnie Les Brigands (en bonne partie composée de chanteurs issus de l'équipe Minkowski) poursuit avec ce Docteur Ox son exploration des opéras-bouffes méconnus d'Offenbach. Cette résurrection se révèle en tout point justifiée : comme bien d'autres ouvrages du maître peu ou jamais rejoués depuis leur création, celui-ci mériterait amplement d'être enregistré et d'entrer au répertoire courant. Si la donnée dramatique est un peu mince, les trois actes et six tableaux se révèlent parfaitement équilibrés, les personnages sont bien typés et les rimes cocasses abondent. Quant à la musique, le critique Savigny(1) écrit au lendemain de la première : "C'est toujours cette verve de M. Offenbach qui se donne depuis tant d'années sans s'épuiser. J'entends quelquefois reprocher à ce compositeur de se ressembler à lui-même. Il ne se modifie pas, dit-on. A moins de devenir ennuyeux, que voulez-vous qu'il fasse ? Il conserve toujours son accent à lui, comme les bons crus gardent toujours leur goût". Certes, le style habituel d'Offenbach est bien là, toujours aussi efficace (rythmes piquants, base harmonique simple corsée par les chromatismes charmeurs et les sauts d'intervalles sensuels des lignes vocales). A ce stade de la carrière du musicien, une partie de la critique espérait peut-être davantage d'élaboration formelle : on peut regretter la prédominance des airs à couplets (un seul rondeau), et l'absence de morceaux d'ensemble en dehors des finales et de deux brefs duos de coupe simple et identique. Mais on n'en remarque pas moins dans cette partition de la maturité quelques trouvailles d'écriture d'une modernité frappante, tels le thème fort dissonant de la marche bohémienne, les harmonies inquiétantes qui annoncent les deux expériences publiques d'Ox, ou encore les curieuses carrures de cinq mesures par lesquelles commence le chúur de la kermesse au 2e acte - exactement comme le célèbre menuet des invités "Non, aucun hôte vraiment" au premier acte des Contes d'Hoffmann, déjà en gestation en 1876-77.

Par ailleurs, Offenbach n'a rien perdu de sa faculté d'écrire des airs à succès d'un effet imparable, et continue ici d'explorer les mystérieux ressorts comiques du rapport entre verbe et musique avec un art qui n'appartient décidément qu'à lui. Tout serait à citer : les entraînants couplets d'Ox vantant la suprématie de sa science, sa délicieuse sérénade sous la balcon de sa fiancée ("Oui, ça fait quelque chose De regarder un rideau rose"), les airs de Prascovia (la coquine Légende de la guzla, l'exotique Chanson bohémienne, le rondeau de la kermesse au refrain entêtant), l'hilarant duo belge du 2e acte ("Monsieur est bien galant, sais-tu"), la sensuelle et nostalgique valse "caucasienne" par laquelle Prascovia ouvre son 2e duo avec Ox... Quant à l'expérience de l'inhalation du gaz magique par le bon peuple de Quiquendonne, placée à la fin du 2e acte, elle fournit au compositeur l'occasion d'écrire le finale endiablé que l'on attendait, avec ses rythmes d'anapestes typiquement offenbachiens.

Le niveau vocal s'est homogénéisé et amélioré par rapport à Geneviève de Brabant. Aux côtés des membres "permanents" de la troupe, les Brigands ont fait appel pour les deux difficiles rôles principaux aux talents plus confirmés de Christophe Crapez et de la belle Aurélia Legay. Ecrit par Offenbach pour son ténor fétiche José Dupuis, le rôle-titre n'exige pas la même vaillance que Pâris ou Barbe-Bleue (créés douze ans plus tôt par le chanteur), mais requiert comme eux une grande agilité dans l'articulation syllabique. L'excellent Christophe Crapez impose une belle présence, grâce à une voix sonore, une diction parfaite et un jeu très juste. La volcanique princesse Prascovia doit affronter une tessiture ambiguë tenant à la fois du soprano et du mezzo, un peu comme les rôles écrits pour Hortense Schneider (la créatrice, Anna Judic, nouvelle diva attitrée d'Offenbach qui lui dédiera la partition, venait de reprendre avec succès La Belle Hélène) ; le soprano richement timbré d'Aurélia Legay lui permet de déjouer haut la main toutes les embûches du rôle, y compris les impossibles écarts de l'air de la kermesse.

Autour de ces deux fortes personnalités, on retrouve avec plaisir les meilleurs éléments des distributions précédentes et quelques nouveaux venus. Le timbre acidulé d'Edwige Parat (fidèle à son emploi d'ingénue), la fantaisie de Loïc Boissier, le couple savoureux Alain Trétout/Claire Delgado-Boge, les graves sonores du baryton-basse Christophe Grapperon sont tous en situation. Excellente idée que d'avoir fait de l'assistant d'Ox, Ygène [sic] un personnage féminin (très drôle Emmanuelle Goizé). Enfin, la charmante Karine Godefroy, dans le rôle de la bonne Lotché, se distingue par son aisance scénique et vocale. Arrangée avec goût (ce qui n'est pas si fréquent !) pour un valeureux orchestre de douze musiciens, largement suffisant pour remplir la ravissante bonbonnière de l'Athénée, la partition est dirigée par Benjamin Lévy, un jeune assistant de Marc Minkowski dont il a hérité la passion communicative pour cette musique.

Il faut enfin relever la qualité surprenante de la mise en scène, à la fois légère, inventive, sensible à l'esprit de l'úuvre et dénuée de toute vulgarité. A ce titre, ce spectacle fait donc un peu figure d'exception parmi les récentes productions d'ouvrages d'Offenbach vues à Paris ! On sait gré à Stéphan Druet de ne pas plomber les dialogues par de faciles anachronismes, de faire un usage judicieux et modéré de la chorégraphie et d'imaginer des gags fins et réussis dans une proportion à laquelle ses aînés ne nous ont pas habitués. Réalisée avec peu de moyens mais beaucoup d'idées, adroitement éclairée, la production abonde en références cinématographiques et télévisuelles fort bien venues dans cette úuvre de science-fiction (Matrix, X-Files). Parfaitement rodé, le spectacle ne trahit pas une seule baisse de tension malgré l'absence d'entracte.

Un événement majeur, à ne pas manquer lors de sa tournée au France début 2004 (incluant, comme les années précédentes une escale à Grenoble, avec l'orchestration originale jouée par les Musiciens du Louvre-Grenoble).
 
 

Geoffroy BERTRAN

(1) : Cité dans le programme par Jean-Claude Yon, auteur de la grande biographie de référence d'Offenbach, parue chez Gallimard en 2000.
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