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Benjamin BRITTEN (1913-1976)

The Canticles 

1. "Canticle I : My beloved is Mine ", Op. 40
2. "Canticle II : Abraham and Isaac", Op. 51
3. "Canticle III : Still Falls the Rain", Op. 55
4. "Canticle IV : Journey of the Magi", Op. 86
5. "Canticle V : The Death of Saint Narcissus", Op. 89

Folksongs arrangements

6. "The Plough Boy" 
7. "The Salley Gardens"
8. "The foggy, foggy dew"
9. "There's none to soothe"
10. "O Waly, Waly"
11. "The Ash Grove"
12. "Greensleeves"

David Daniels, contre-ténor (2, 4, 9,10)
Ian Bostridge, ténor (1-5, 11-12)
Christopher Maltman, baryton (4, 6-8)
Julius Drake, piano (1-4, 6-12)
Timothy Brown, cor (3)
Aline Brewer, harpe (5)

Virgin Classics 7243 5 45525 2 6 (75:02)



Il n'y a guère que les mordus de Britten pour connaître et réécouter les Canticles, ces cantates influencées par les Divin Hymns de Purcell et composées entre 1947 et 1974, dans le sillage des chefs-d'oeuvre qui ont jalonné la carrière lyrique du musicien et dont certains constituent, d'ailleurs, d'intéressants post-scriptum. Concises et introspectives, ces pièces sont nettement moins accessibles et populaires que la Sérénade pour ténor, cor et orchestre à cordes ou certaines Illuminations, sauf peut-être le chant d'amour, solaire, qui ouvre le cycle. Elles sont rarement à l'affiche des concerts et semblent avoir rebuté les maisons de disque. Le curieux qui voudrait découvrir la musique de Britten à travers cet enregistrement sera peut-être dérouté par l'austérité ou l'hermétisme de certaines pages, mais d'autres le séduiront et le captiveront durablement.

Les Canticles sont évidemment hantés par la voix, très particulière, de leur créateur : Peter Pears. D'éminents spécialistes de Britten (Philip Langridge, Robert Tear, Anthony Rolfe-Johnson) s'y sont frottés, avec des fortunes diverses. Il faut dire que Britten écrivait sur mesure en exploitant toutes les possibilités d'un instrument qu'il connaissait mieux que personne : son métal ambigu, ses nasalités et ses jeux de lumière, ses fêlures intimes, son irréductible étrangeté. On invoquera, avec raison, sa prodigieuse intelligence musicale, son raffinement et sa puissance d'évocation révélée, notamment, par des lectures hallucinées de Schubert, mais si les Canticles trouvent aujourd'hui en Bostridge un interprète idéal, c'est d'abord le fait de qualités purement instrumentales : sa voix, lyrique et légère, ardente et diaphane, capable d'éclats sinistres comme de nuances et de colorations infiniment subtiles, parvient, en quelques notes, à dissiper le souvenir entêtant de Pears. The death of Saint Narcissus (Canticle V), ultime épure destinée au ténor, prolonge la veine existentielle et délétère de Death in Venice : elle exige une maîtrise absolue du moindre détail, le plus infime décalage, la moindre surcharge, peut briser son charme extrêmement volatil. Bostridge est y est tout simplement magistral. Il devra aborder un jour le rôle d'Aschenbach. 

Mais allons à l'essentiel : la beauté noire et hypnotique du Canticle III. Laissez cette pluie vous pénétrer insidieusement (Still Falls the Rain - Edith Stillwell, The Raids, 1940, Night and Dawn), irrémédiablement, ne fuyez pas : les accents du ténor sont les nôtres, ceux de l'humanité errante et déchue, inconsolable, victime de ses peurs et suicidaire. War Requiem, Albert Herring, Still Falls the Rain : le pacifisme de Britten, sa protestation obstinée, son refus de la loi du plus fort, qu'il soit armé de canons ou de vérités, voilà le message, brûlant d'actualité, que devraient saisir et méditer ceux qui projettent leurs hantises et crient au loup. Non, ce n'est pas un goût malsain pour l'innocence persécutée qui pousse le compositeur à mettre en musique le dilemme d'Abraham (Canticle II). C'est l'issue, heureuse, de l'épreuve imposée par le Dieu de la Bible qui retient toute son attention. La prière d'Abraham et le duo des adieux rachètent - les théologiens me pardonneront ce détournement de sens - la cruauté du sacrifice, ils nous inondent de lumière. La voix de Dieu ne laisse pas de fasciner. Xavier de Gaulle n'exagère pas lorsqu'il écrit que Britten "recourt à une trouvaille dont l'effet est proprement sidérant" : les voix d'Abraham et d'Isaac se confondent en un chant langoureux et somnambulique. L'idée est géniale, le sens est à découvrir, comme souvent chez Britten, car l'oeuvre est plurielle...

L'auteur du Rape of Lucretia destinait le rôle d'Abraham à Kathleen Ferrier. Elle le créa en 1951, mais fut remplacée par un garçon pour l'enregistrement dirigé par le compositeur. Si les maîtrises regorgent de bonnes voix de soprano, les altos sont nettement plus rares, c'est sans doute la raison pour laquelle ce sont généralement des contre-ténors qui interprètent le fils d'Abraham, aucune chanteuse n'ayant, à ma connaissance, osé succéder au grand contralto que chérissait Britten. Splendide dans la prière d'Isaac et les interventions divines, mais trop tendue ailleurs, la voix de David Daniels ne convient guère : elle évoque tout sauf la jeunesse, la candeur du personnage - contrairement au timbre adolescent et au chant sans apprêt de James Bowman. En outre, Christopher Maltman et Ian Bostridge couvrent souvent le contre-ténor dans le Journey of the Magi (Canticle IV), sans doute l'opus le moins abouti, comme si la richesse du texte de T. S. Elliot avait intimidé Britten et bridé son imagination. 

Les Folksongs nous offrent une détente et une respiration particulièrement judicieuses après les visions intenses et les atmosphères raréfiées des Canticles. C'est maintenant un robuste gaillard qui nous met la main sur l'épaule ("The Plough Boy"), le sourire égrillard ("The foggy, foggy dew"), puis qui nous berce de son baryton sensible et chaleureux en fredonnant une romance d'autrefois ("The Salley Gardens"). En revanche, une fois encore, l'aigu crispé de David Daniels me dérange ("There's none to soothe"), sa lecture de "Wally, Wally" manque de simplicité et il ne semble trouver le ton juste que dans les dernières phrases, apaisées, de la mélodie. En Julius Drake, Ian Bostridge trouve beaucoup plus qu'un accompagnateur : un partenaire à part entière, l'écriture de Britten n'exige pas autre chose. Il suffit, pour s'en convaincre, d'écouter "The Ash Grove", une plainte amoureuse déroutante, mélancolique et sereine, où le piano s'émancipe et fait entendre sa propre voix, délaissant celle de l'amant éploré. Ian Bostridge confirme ses précieuses affinités avec la musique de Britten et signe un disque majeur.
 
 

Bernard Schreuders



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