CRITIQUES CD / DVD / LIVRES
[ Historique de la rubrique ] [ Index Alphabétique ]

......
Juan Diego Flórez

Arias for Rubini


Airs d’opéras composés ou révisés
pour le ténor Giovanni Battista Rubini

Gioachino Rossini
Il Turco in Italia, Elisabetta regina d’Inghilterra,
La Donna del lago, Guglielmo Tell

Vincenzo Bellini
Bianca e Fernando, Il Pirata

Gaetano Donizetti
Marino Faliero

Juan Diego Flórez, ténor
Orchestra e Coro dell’Accademia Nazionale di Santa Cecilia in Roma
Mestro del Coro : Filippo Maria Bressan
Direction musicale : Roberto Abbado

Texte de présentation en anglais, français et allemand.
Textes des airs en allemand italien, anglais et français.
Enregistré à Rome, dans la « Sala Santa Cecilia » de l’Auditorium Parco della Musica, du 29 août au 10 septembre 2006.
Durée totale : 71mn.41’’
DECCA 475 9079




Que de grâce pour un ténor « di grazia » !


Le ténor Giovanni Battista Rubini fait partie du mythe des chanteurs ayant laissé une réputation fabuleuse que nous pouvons seulement lire et tenter de concevoir. Les récits et descriptions demeurent en effet, seules et ne sachant remplacer l’audition, mais donnant une idée du prodige que devait constituer l’artiste né dans la province de Bergame. Sans entrer dans les arcanes de la technique vocale, on peut souligner l’art de Rubini qui consistait à utiliser le « falsettone », en français voix mixte, mélangeant précisément les émissions en voix de poitrine et en voix de tête. Cette technique évitait de faire entendre ce que l’on nomme le fameux « passage » précisément, entre ces types de voix notablement différents et que tout un chacun peut se représenter en pensant à la technique du « jodler » basée, dans ce folklore tyrolien si particulier, sur le contraste entre ces deux types de voix.
Cette technique permettait d’autre part d’atteindre des notes très hautes comme le fa suraigu que Bellini a placé dans l’ensemble concertant de la fin de I Puritani, ou dans le premier air de Bianca e Fernando et que pouvait émettre Rubini (parvenant même au sol suraigu, paraît-il).

Dans ce récital Juan Diego Flórez, on a tenté de présenter un éventail du répertoire de Rubini, en allant chercher, outre les opéras composés pour sa voix, des versions refaites pour lui, dont l’air inédit de La Donna del lago.
Le récital prend le parti d’alterner les compositeurs, ce qui permet une variété, certes, mais également un morcellement, en ce sens que l’on passe des Romantiques à Rossini, pas toujours avec bonheur du fait du saut entre les styles. Passer en effet du fluide lyrisme, de l’abandon bellinien de Il Pirata, à la plus stricte Elisabetta ne se fait pas avec facilité, d’autant que si, curieusement d’ailleurs, on attaque d’emblée la cavatine de Gualtiero, sans la Scena qui le prépare, on ne nous fait pas grâce des quasi cinq minutes du laborieux récitatif de Norfolk ! Rossini n’est pas en cause mais il faut se rappeler qu’Elisabetta est sa première tentative d’abandonner le Recitativo secco au profit du Recitativo accompagnato et si le récitatif n’est plus sèchement confié au clavecin seul, il est encore peu accompagné par l’orchestre… Dépassons ce contraste pourtant sensible, pour nous laisser irradier par le fluide et impeccable chant de Juan Diego Flórez qui prête son timbre particulier, aux reflets cuivrés ou ombrés, difficile à définir mais que l’on peut entendre, lui, à l’inverse de celui de Rubini.

La longueur du récitatif en question permet au moins de ressentir que l’art de J. D. Flórez comporte, en plus d’une belle intelligibilité dans la diction, l’intelligence du texte, parfaitement accentué et vécu. Lorsque l’air proprement dit commence, on découvre une maîtrise étonnante, car jamais laborieuse, des vocalises particulièrement abondantes chez Rossini. Les assumer avec une furieuse perfection, comme certains artistes plus machines qu’humains (et dont on compare parfois les prestations au son de la machine à coudre), n’est pas l’apanage de Juan Diego Flórez qui « coule » naturellement la vocalise, la laisse respirer et y fait merveille. Le plaisir de l’auditeur est complété, pour ainsi dire, par l’autre maîtrise de l’artiste, celle du chant spianato (littéralement « aplani », lyrique, sans virtuosité) où un phrasé exemplaire, un abandon chaleureux et délicatement vibrant font, là aussi merveille.

La reconstitution par Philip Gosset, grand spécialiste rossinien, de l’air ajouté pour Rubini dans La Donna del lago, permet à J. D. Flórez de se mesurer avec l’air d’Oreste venu de la belle Ermione, mais ne constitue en rien une trouvaille car l’air original « Oh fiamma soave » est bien autrement significatif.
La paternité rossinienne des airs pour Don Narciso dans Il Turco in Italia partage les spécialistes (il nous a même été donné d’assister à une production dans laquelle le personnage n’avait pas d’air, sous prétexte qu’aucun n’était de Rossini !). P. Gossett explique comme Rossini ajouta l’air « Tu seconda il mio disegno » pour Giovanni David, durant les répétitions précédant la création. Il signale ensuite que Rubini chanta « sans doute » l’air, dans une reprise londonienne de l’été 1841. Voilà de quoi justifier que s’en empare à son tour Juan Diego Flórez, ciselant parfaitement chant spianato et vocalises !
On retrouve avec émotion Guglielmo Tell, à une époque où l’on n’entend plus (et encore, pas si souvent que cela) que Guillaume Tell, certes version originale mais n’atteignant pas au charme sonore de la version italienne ayant permis à l’opéra de faire le tour du monde et que chanta Giambattista Rubini. Cette fois, l’art de J. D. Flórez doit compter avec des ténors différemment dotés, notamment d’un timbre plus corsé, et apportant une touche d’héroïsme fort impressionnante, comme Giacomo Lauri Volpi, Gianni Raimondi, Franco Bonisolli, Luciano Pavarotti… Cela n’empêche pas de découvrir un Arnoldo vibrant et sachant conjuguer vaillance et élégance. Dans la redoutable cabalette « Corriam ! voliam ! », son aigu final (tenu neuf secondes !) sur « all’ar-mi ! ! ! », ravira les passionnés.

Chez Bellini la virtuosité existe toujours mais l’élan, différemment passionné, est plus sentimental et implique une autre projection de la voix, démentant le diction Qui peut le plus, peut le moins. Ainsi, tout ténor « rossinien » maîtrisant forces vocalises du cygne de Pesaro, ne se révélera pas forcément convaincant dans la musique de Bellini et de Donizetti. Ici, le grand ténor espagnol s’émeut de la ligne mélodique enchanteresse de Bellini, qu’il sert avec une chaleur, une douceur et un abandon exemplaires. Il est un Fernando sensible et héroïque lorsqu’il s’agit de s’envoler dans les suraigus où plâne la magie de Bellini.
La belle cabalette de Fernando (réutilisée en conclusion du Finale de Beatrice di Tenda) nous est restituée pour la première fois dans sa totalité car les enrgistrements de la RAI de Turin et du Teatro Bellini de Catane en coupaient le Da capo ou reprise.
Le sombre, fier et malheureux prince-pirate Gualtiero voit son chant plus encore teinté de cette mélancolie romantique toute bellinienne. On entend ici son premier air, servi par le frémissement naturel, allié à la couleur de timbre si particulière de Juan Diego Flórez, qui déploie une fois encore la délicatesse de ses nuances : un Gualtiero d’une grande élégance et d’une belle sensibilité, digne de figurer aux côtés du Gualtiero héroïque de Rockwell Blake.

L’air du ténor de Marino Faliero de Donizetti est empreint d’une charge émotive particulière déjà dessinée dans le beau prélude pour clarinette soliste. Le grand politique Giuseppe Mazzini, réfugié en France pour ses idées patriotiques concernant l’unité italienne, écrivait que seul un exilé peut comprendre cet air. Fernando Faliero se prépare en effet à quitter Venise, avec un frémissement émotif que retrouvera Verdi - curieusement pour la même patrie - avec Jacopo Foscari. Juan Diego Flórez se montre une fois encore délicatement vibrant, sobrement passionné mais habitant musicalement son personnage. On apprécie également son goût de la variation mesurée dans le da capo ou reprise de la cabalette, en ce sens qu’il ne surcharge pas la ligne vocale d’ornementations qui feraient perdre la mélodie.

A l’efficacité remarquable de J. D. Flórez, fait écho celle de l’orchestre et des chœurs de l’Académie Sainte-Cécile ou Conservatoire de Rome, pour lesquels on a même retenu le long morceau choral récupéré par Bellini dans Norma.
Roberto Abbado sait animer l’ensemble du juste rythme, aussi bien dans Rossini, pas trop « moussant » ni sec, que dans ses deux grands successeurs, où la flamme romantique doit se tempérer d’un « panache désespéré », d’un allant un peu naïf ou bonhomme, mais surtout pas précipité.

Une telle splendeur vocale et expressive a de quoi ravir les passionnés, malgré la petite réserve que constitue une tendance pour le timbre à s’amincir parfois dans l’aigu. On peut également regretter peut-être, ce soupçon de générosité héroïque poussant l’interprète à multiplier les notes périlleuses et impressionnantes qui ne laissent pas l’auditeur reprendre son souffle. Un côté un peu m’as-tu vu, certes, mais appartenant à l’expression du Romantisme qui se voulait passion libérée, débridée…


Yonel BULDRINI



Commander ce CD sur  www.amazon.fr


[ Sommaire de la Revue ] [ haut de page ]