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Alessandro Scarlatti (1660-1725)

GRISELDA

drame en trois actes
sur un livret d'Apostolo Zeno d'après le Décaméron de Boccace
révision anonyme (probablement du prince Ruspoli)

Dorothea Röschmann, Griselda
Lawrence Zazzo, Ottone
Veronica Cangemi, Costanza
Bernarda Fink, Roberto
Silvia Tro Santafé, Ottone
Kobie Van Rensburg, Corrado

Akademie für Alte Musik Berlin
René Jacobs, direction

Enregistré en novembre 2002 

HARMONIA MUNDI 901805.07 (3 CD)



L'opéra ou la victoire des femmes
 
"Douleurs, dangers, hontes, malheurs, mépris
A la fin j'ai tout souffert, 
Sans jamais te dire cruel,
Sans jamais t'accuser d'injustice" 
Griselda, acte III, scène 14
La Griselda de Scarlatti est d'abord l'exception qui confirme cette règle, dénoncée avec brio par Catherine Clément (1), qui veut que la Femme soit l'éternelle victime de l'opéra. C'est ce qui en fait l'indémodable modernité et tout le prix, avant même la beauté rare et imprévisible de sa musique. A peine né, le premier enfant de Griselda lui est ravi et on lui fait croire qu'il a été tué. Dénigrée par le peuple qui reproche à son compagnon, le roi Gualtiero, une mésalliance (la belle n'était qu'une bergère avant qu'il ne s'en éprît), elle est répudiée, puis contrainte à servir sa rivale et même à préparer leurs noces. Un courtisan menace d'assassiner son fils si elle l'éconduit, avant que le roi tente de lui imposer ce monstre comme nouvel époux. Face à cet ultime affront, elle se rebelle et préfère embrasser la mort plutôt qu'étreindre un autre que celui qu'elle n'a jamais cessé d'aimer. Sa vertu triomphe ainsi des épreuves auxquelles Gualtiero l'a soumise afin d' édifier son peuple et démontrer la supériorité de la noblesse du coeur sur le lignage. Griselda n'est pas avilie, mais transfigurée par les humiliations qui lui sont infligées. Championne de l'abnégation, elle ne suscite pas la pitié : elle force l'admiration. C'est un personnage bouleversant et en même temps surhumain, une héroïne au sens premier du mot, en quête d'absolu, un rôle fabuleux, mais aussi écrasant. Est-il seulement possible de l'incarner avec sincérité et de le quitter indemne ? "When we recorded Scarlatti's Griselda recently, she [Dorothea Röschmann] had this character who seems like a doormat [une chiffe molle] but in reality is a very strong woman, and this was psychologically very difficult for her ; in rehearsal there were moments when she was crying, really crying, because she felt it so intensely" (René Jacobs in "The future of classical music", supplément au Gramophone de mars 2003). En écoutant cet enregistrement, on croit sans peine le chef : Griselda a trouvé en Dorothea Röschmann une interprète à la hauteur de ses exigences, une cant'actrice (comme l'écrit M.-C. Vila à propos de Cathy Berberian) qui investit chaque mot, épouse le moindre affect, vit son rôle - ou semble le vivre rétorqueront les sceptiques, mais peu importe, seule compte l'impression de vérité qui s'en dégage -, ardente et vulnérable.

Flashback. Staatsoper Unten den Linden, Berlin, janvier 2000. Alors qu'il s'attelle à la résurrection de l'ouvrage, Jacobs ne jure que par Dorothea Röschmann, mais la chanteuse n'est pas libre pour toutes les dates. Veronica Cangemi auditionne : elle ne ressemble en rien à la Griselda telle que le chef se l'imagine, mais il est séduit et l'engage. Deux ans plus tard, après avoir défendu le rôle à Innsbrück et à Paris, elle reprend celui de Costanza alors que Bernarda Fink, une autre fidèle du chef, lui donne la réplique en Roberto. Entre temps, les deux artistes se sont rencontrées sur la production de l'Orfeo de Gluck (enregistré par Harmonia Mundi), à laquelle participait une autre Argentine, Maria Cristina Kiehr (Amour). Je me souviens du regard allumé de Veronica Cangemi lorsqu'elle évoquait, à l'entracte d'un autre spectacle (la reprise de Catone in Utica à la salle Favart), la complicité qui unissait les trois chanteuses et l'ambiance follement enjouée qui régnait sur le plateau de l'Orfeo. Derrière cette anecdote, se cache l'un des secrets de la réussite jacobsienne : l'esprit de troupe, cette connivence qui soude les chanteurs autour d'une même vision de l'oeuvre, parfois renforcée par une expérience commune de la scène, un atout incomparable - dont bénéficiait également le Rinaldo enregistré chez Harmonia Mundi - qui explique notamment la qualité des récitatifs, fluides et vivaces, comme ils le sont trop rarement au disque. Veronica Cangemi excelle dans les soupirs (chavirant "Voi sospirate", I, 17) et l'extase amoureuse ("Bel labbro, non ancor sai", I, 7, brûlant d'érotisme), sans négliger la dimension plus tragique de son personnage (écoutez seulement sa sublime lamentation : "Qualor tiranna", II, 9). Son duo avec Griselda ("Non sei quella, eppure il core", II, 12) où les deux rivales, attendries et irrésistiblement attirées l'une par l'autre - Costanza est en réalité la fille de Griselda, enlevée seize ans plus tôt et prétendument assassinée - expriment leur trouble, est un des sommets de l'opéra.

Jeune premier fébrile et impétueux, Roberto est aussi le seul rôle brillant de l'opéra, mais sa virtuosité est souvent superficielle et sa psychologie plutôt sommaire. Malena Ernman lui offrait son métal équivoque, sa fougue juvénile et chacune de ses interventions se révélait passionnante. Bernarda Fink se joue des difficultés dont le rôle est hérissé, mais ses coloratures sont moins électrisantes, son abattage moins excitant. En outre, la tessiture relativement aigüe du rôle et son caractère extraverti ne lui offrent guère l'occasion de déployer les sortilèges d'un bas-médium si prenant ni ce vibrato très personnel, ces accents poignants qui nous ont tant ému en Cornelia, Penelope, Orfeo, Didon ou Phèdre. Les timbres, charnels et tendres, des deux Argentines se fondent admirablement, mais le duo de Miah Persson et Malena Ernman (Paris, 20 décembre 2000, un live inestimables), météore incandescent et voluptueux, hante un "Balla mano" (III, 9) en l'occurrence simplement gracieux et un peu tiède. Ce sont là de minimes et très subjectives réserves qui démontrent surtout combien nous pouvons parfois nous attacher aux interprètes par qui s'opère l'enchantement, la première fois...

Difficile de rester insensible à l'extrême délicatesse de sa ligne de chant ("Vago sei, volto amoroso", I, 8), en revanche, d'aucuns jugeront Lawrence Zazzo moins crédible lorsqu'il est censé rudoyer ou repousser avec mépris Griselda. Mais n'est-ce pas voulu ? N'est-ce pas une manière subtile d'insinuer qu'il agit à contre-coeur, que cette attitude lui coûte, ainsi qu'il le confie en aparté au public ? Le zèle avec lequel il torture Griselda - ne va-t-il pas jusqu'à lui tendre un portrait de Costanza en l'invitant à l'admirer ! - son attitude ambiguë vis-à-vis de Costanza ( sa fille) trahissent une nature peut-être plus complexe que vraiment perverse. Le personnage se laisse malaisément réduire à une figure sadique, voire incestueuse. Alors que Gualtiero est sur le point d'apprendre à Griselda qu'il la destine à Ottone, Corrado le met en garde en lui rappelant qu'elle n'est après tout qu'une femme (III, 14). Le roi a alors cette réplique définitive : "Mais telle qu'elle pourrait donner des leçons au sexe fort". De toute évidence, il sait ou croit savoir ce qu'il fait, il a foi dans la détermination de sa bien-aimée... Du reste, n'est-ce pas lui justement le sexe faible, cédant à une plèbe envieuse, qui ne souffre pas qu'une femme issue de ses rangs partage le trône et qui ose contester le choix de son souverain, compromettre son bonheur ? Dans le chef d'un monarque, cette faiblesse frise la lâcheté.

Caricature de la brute épaisse, Ottone pimente le drame et nous permet de découvrir une Griselda colère et farouche, aux antipodes des créatures passives et larmoyantes qui foisonnent à l'opéra. A priori, avec ses graves excessivement poitrinés et ses allures d'amazone, Silvia Tro Santafé semble avoir le profil de l'emploi. Mais n'allez pas lui demander de traduire l'once d'humanité que même cette figure retorse (c'est lui qui attise le ressentiment des courtisans et du peuple à l'endroit de Griselda) et haïssable d'Ottone recèle, elle en est incapable : son air de séduction, "Colomba innamorata" (II, 3), est désespérément raide et prosaïque. En revanche, distribuer Kobie Van Rensburg en Corrado, aimable second couteau, c'est un vrai luxe ! Partenaires privilégiés de René Jacobs depuis de nombreuses années, les musiciens de l'Akademie für Alte Musik Berlin comptent parmi les artisans majeurs de ses plus belles réussites. Dans cette Griselda où le compositeur multiplie les combinaisons instrumentales originales et savoureuses (les vents sont particulièrement à la fête), dresse de splendides et très suggestifs décors sonores, les Berlinois effleurent, soutiennent ou exaltent les voix des protagonistes avec une parfaite intelligence du drame et une sensualité raffinée. Chapeau bas !
 
 

Bernard SCHREUDERS

1. Dans son célèbre essai L'opéra ou la défaite des femmes. Paris, Grasset, 1979.
 



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