C  R  I  T  I  Q  U  E  S
 
...
[ Historique des critiques CD, DVD]  [ Index des critiques CD, DVD ]
....
......
Jean Cras (1879-1932)
 

Polyphème

Drame lyrique en quatre actes et cinq tableaux
Poème de Albert Samain

Armand Arapian, baryton (Polyphème)
Sophie Marin-Degor, soprano (Galatée)
Yann Beuron, ténor (Acis)
Valérie Debize, soprano (Lycas)
Rémi Corbier, ténor (Un Sylvain)
Laure Baert, soprano (Une nymphe)

Choeur Régional Vittoria d'Ile-de-France 
Orchestre Philharmonique du Luxembourg 
Direction Bramwell Tovey

Timpani - 3 CDs : 55:12 - 43:24 - 61:05 - DDD
Enregistré en avril 2003 au Conservatoire de Luxembourg 
Notes et livret d'opéra en français et anglais






Jean Cras (1879-1932) est un personnage plus qu'intéressant, étonnant, fascinant même. Certes, il y eut d'autres compositeurs marins, tels Rimsky-Korsakov ou Roussel, mais il fut le seul qui ne démissionna jamais et poursuivit une carrière militaire fort brillante, pour terminer au grade de contre-amiral et commandant de l'Arsenal de Brest. Comment parvint-il, durant une vie plutôt brève et remplie de faits saillants, spécialement pendant le premier conflit mondial, et d'incessantes croisières sur les mers lointaines, à composer avec les deux facettes de sa personnalité ? Car l'inventeur de la "Règle de Jean Cras", célèbre dans la marine, fut l'auteur d'un beau nombre de partitions : des mélodies, plusieurs pièces de musique de chambre et cet opéra, son seul opéra, aboutissement de sa vie artistique. Très admiré par ses contemporains (Ravel, Roussel), il tomba dans l'oubli, comme tant de créateurs de cette époque de la musique française, bénie des dieux. Dom Angelico Surchamp, musicologue bien connu et auteur d'une monographie sur Albert Roussel, consacrera à Cras un numéro spécial de sa revue "Zodiaque" en 1980. Quelque temps après, l'éditeur Cybelia fera enfin paraître un disque reprenant Journal de bord et la suite mes d'enfants, deux admirables pages symphoniques, puis le Quintette avec harpe, le très curieux Trio et le cycle La Flûte de Pan. Timpani prit alors le relais : intégrale orchestrale, toutes les mélodies, l'oeuvre de piano, les quintette et quatuor à cordes, pour enfin culminer avec l'opus suprême : Polyphème.

Le poème d'Albert Samain (1897), écrivain symboliste mais de tradition parnassienne, avait frappé Cras par son humanité et son intense sentiment de la nature, de la mer surtout (Cf. les premières paroles du rôle-titre : "Belle mer écumeuse et bleue où je suis né "). Le compositeur le termine en 1914 et l'orchestre durant ses permissions et voit sa création le 28 décembre 1922 à l'Opéra-Comique, sous la direction d'Albert Wolff, avec le fameux baryton Vanni-Marcoux. Polyphème n'était connu que par une rare bande radio de 1957 (Tony Aubin), plutôt tronquée. Son audition fut suffisamment enthousiasmante pour lancer le présent projet. Voici donc, enfin, une version moderne et complète de cet ouvrage.

Samain, en bon parnassien, décrit une Grèce mythologique idéale et poétique. Mais il transforme radicalement le personnage éponyme. Loin du cyclope brutal et assassin de la légende, Polyphème pardonne l'amour d' Acis et Galatée, tout en criant sa souffrance. Il exorcise ses démons intérieurs non par le meurtre, mais par la résignation, puis la mort. Périple intérieur wagnérien peut-être, chrétien certainement (Cras était profondément croyant, son émouvante correspondance en témoigne). Le livret, quasi intégralement respecté, date parfois ("Oh ! ces larges baisers qui tombent goutte à goutte !") mais abonde en beautés précieuses (air d'Acis au IV).

La musique, quant à elle, se ressent d'influences, certes, mais point trop nombreuses : Debussy sans doute, Duparc certainement (il fut son mentor), Magnard parfois, avec de (lointains) échos wagnériens. Il y a de la Sophie de Werther dans le personnage de Lycas, le petit frère de Galatée, de l'Yniold de Pelléas et Mélisande aussi (Samain reprend la situation de l'enfant qui espionne les amants). Il y a également du Daphnis et Chloé dans le long divertissement choral du dernier acte. Mais la personnalité si attachante - si forte, aussi - de Jean Cras est dense, et l'opéra reste personnel. Le langage anticipe sur les chefs-d'oeuvre futurs (le prélude de l'acte III évoque directement Journal de bord). Les moments remarquables sont nombreux, mais difficiles à détacher de l'ensemble. Citons les superbes choeurs du tout premier tableau, établissant d'emblée le décor et le climat maritime ; les beaux duos sensuels : Polyphème-Galatée au I, Acis-Galatée au II, avec cet instant frémissant lorsqu'ils chantent les quinze ans de Galatée, ou celui de l'acte IV, si intense. Bien entendu, il faut également parler des sombres monologues de Polyphème, de l'invocation à la mer, déjà citée, à la douloureuse déploration finale en passant par son air du troisième acte, passionné, désespéré...

L'interprétation est absolument parfaite, superlative même. Armand Arapian, coutumier de rôles "méchants", et formidable Golaud pour Casadesus, prête son beau timbre à un Polyphème humain, trop humain. Les amants juvéniles sont idéalement incarnés par la jolie Sophie Marin-Degor et le sobre et raffiné Yann Beuron. Signalons l'éphémère sylvain de Rémi Corbier, tout extasié, et la jeune Valérie Debize, Lycas ensoleillé, sachant passer soudainement de la légèreté à la gravité. Bramwell Tovey dirige les choeurs de Michel Piquemal, toujours aussi sensibles, et l'Orchestre Philharmonique du Luxembourg avec une parfaite intelligence stylistique de cette musique tout de même assez particulière.

Une musique particulière sans doute, mais aussi un conception fort singulière de l'Opéra. Polyphème est un exemple typique de l'art lyrique tel que le concevaient certains musiciens français de l'époque, issus de Wagner et de Debussy. L'art, l'art véritable était comme "sacralisé" dans la musique de chambre ou le genre symphonique avant tout. Inhibés par le Grand Opéra, les succès de Gounod et de Massenet ou le naturalisme récent d'Alfred Bruneau, ces compositeurs se méfiaient de l'opéra, suspect de vulgarité, de complaisance envers les "masses populaires". Voilà pourquoi ils s'adonnèrent peu au genre, n'y sacrifiant souvent qu'une fois. Pelléas et Mélisande, Le Roi Arthus, Pénélope, Ariane et Barbe-bleue, Padmavâtî, Guercoeur, Fervaal, L'Etranger ou Le Pays en sont les fruits uniques, solitaires. Polyphème, enfin rendu, reste un des plus éclatants exemples de cette tendance sévère, noble, fuyant les excès vocaux, et insistant avant tout sur l'aspect purement musical, de crainte de se voir dévoyé. Mais quand le drame rejoint l'éternel humain, cet opéra-là rejoint, lui aussi, l'opéra de tous les temps.
 
 

Bruno  Peeters

 

En savoir plus :

www.musimem.com/cras.htm sur Jean Cras

Dossier de présentation de Polyphème ("Making off") sur Abeille Musique



Commander ce CD sur  Amazon.fr
Cras%20:%20PolyphËme%20(opÈra%20en%204%20actes)<" target="_blank">
[ Sommaire de la Revue ] [ haut de page ]