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Antonio VIVALDI

La Verità in cimento RV 739
Opera in tre atti (1720)

ROSANE : Gemma Bertagnolli, soprano
RUSTENA : Guillemette Laurens, mezzo
MELINDO : Sara Mingardo, contralto
DAMIRA : Nathalie Stutzmann, contralto
ZELIM : Philippe Jaroussky, contre-ténor
MAMUD : Anthony Rolfe Johnson, ténor

Ensemble Matheus
Jean-Christophe Spinosi, direction

Enregistrement réalisé en septembre 2002
NAÏVE OP 30365 (3 disques)








"Chez moi, l'amour a cent yeux, chez elle, il est aveugle"
(Damira, acte III, scène 4)

"Il m'est plus doux de te voir heureuse avec lui, 
que malheureuse avec moi." (Zelim, acte III, scène 7)


 

Tel est pris qui croyait prendre...

Il y a fort à parier que Benedetto Marcello espérait gâcher le retour de Vivaldi en sa patrie en publiant son pamphlet (Il teatro alla moda) pendant les premières représentations de La Verità in cimento. Certes, la polémique fit rage et le "maestro moderne", éreinté par la diatribe, dut quitter Venise pour des cieux moins hostiles, mais ce pavé dans la mare fut aussi un formidable coup de pub. La présence de nombreux airs séparés de La Verità dans plusieurs bibliothèques italiennes, françaises et allemandes témoigne du succès rencontré après ces débuts chahutés, un succès sans aucun doute facilité par la réputation sulfureuse qui précédait le compositeur. En découvrant cet authentique chef-d'oeuvre, on se dit que Marcello ne l'a pas volé, tant sa plume paraît trempée dans le fiel de l'envie et de l'amertume. Alors que le nom de ce musicien estimable, mais réactionnaire, demeure avant tout attaché à son célèbre pamphlet - seule une poignée de psaumes, quelques duos, cantates et canzone ont été exhumés au siècle dernier -, Vivaldi était fêté de son vivant et conquiert chaque jour un nouveau public. 

Un huis-clos oriental

Première surprise, et non des moindres : le livret se révèle d'une excellente qualité. Pour cette production qui devait marquer son retour sur la scène vénitienne après trois ans d'absence, il semble bien que Vivaldi ait pu choisir ses chanteurs - il s'est fait plaisir, privilégiant les voix naturelles et féminines, même si le castrat de service se voit attribuer le rôle clé de l'intrigue (Zelim) -, ainsi que son librettiste, Giovanni Palazzi, jeune auteur peu connu, mais remarquablement doué. Ce choix audacieux révèle à la fois l'indépendance artistique et l'intelligence dramatique du compositeur, une intelligence encore largement mésestimée, contrairement à ses talents d'orchestrateur ou son sens du rythme et de la couleur. Pour sceller la réconciliation de deux sultanats rivaux, Roxane, héritière du sultanat de Joghe, doit épouser Melindo, fils de Mamoud, sultan de Cambaja. Toutefois, celui-ci, pris de remords et mu par l'intérêt supérieur de l'état, décide de révéler la substitution qui fut opérée à la naissance entre ses deux fils, nés de son épouse, la sultane Rustena, et de sa favorite, Damira. Zelim est le fils de Rustena et donc l'héritier légitime du trône, mais il passe pour celui de Damira, dont le fils est en réalité Melindo qui passe pour celui de la sultane. Au moment où le rideau se lève, Mamoud vient de révéler à Damira son intention de rétablir la vérité. Il va sans dire que l'intrigante ne l'entend pas de cette oreille. Assoiffée de pouvoir, retorse et férocement déterminée, cette nouvelle Agrippine est prête à tout. Ombrageux et caractériel, Melindo est sans nul doute son vrai fils et tout l'oppose au doux et pur Zelim, champion de l'abnégation qui renoncera à Roxane par amour pour la belle et pour son frère, offrant au drame un lieto fine inattendu, mais finalement moins artificiel que bien des dénouements d'opéra. Rustena est la bonté même, candide et docile jouet de sa rivale, tandis que Mamoud campe la figure peut-être la plus complexe de l'opéra : torturé par sa conscience, déchiré entre ses fils et leurs mères, noble et touchant dans sa faiblesse, il finit par se faire violence et impose un chantage cruel à sa favorite.

L'éblouissante composition de Nathalie Stutzmann

Les autres personnages sont également moins manichéens qu'il n'y paraît. Motivée par une ambition dévorante, Damira l'est aussi par l'amour qu'elle porte à son fils, sans qu'il soit possible de mesurer leur influence respective ; frivole et inconséquente, Roxane semble obnubilée par son seul plaisir, mais ses déclarations, ambiguës, laissent entrevoir une nature plus profonde, en proie à un vrai dilemme. De cette richesse psychologique, peu commune dans l'opera seria, procède une action dense et redoutablement efficace - sans ours, tremblement de terre ni scène de folie, n'en déplaise à Marcello -, de bout en bout captivante. L'intérêt ne faiblit jamais, même dans les longues scènes de récitatif, contrairement à ce qui se produisait à l'écoute de L'Olimpiade (Opus 111), alourdi par les développements parfois laborieux de Métastase. On reste suspendu aux lèvres de Nathalie Stutzmann qui travaille au corps le sultan, déploie les ruses les plus sournoises et nous commente, en aparté, les progrès de son entreprise. Comment ne pas s'abandonner aux sortilèges de ce timbre noir et vénéneux, à ces inflexions tour à tour mielleuses et impérieuses ? Vivaldi semble lui réussir - il faut entendre le crépusculaire et envoûtant Salve Regina RV 616 que vient de publier Hypérion - et l'on se prend à rêver qu'elle retrouve rapidement le chemin des studios et plus encore celui des théâtres, trop longtemps désertés, du moins sous nos latitudes. Les contraltos féminins ne sont pas légion, loin s'en faut, mais la présence de Sara Mingardo dans la distribution laisse perplexe. Pénélope, Ottavia, Cornelia, Orfeo, etc., lui sont naturellement destinés, mais l'hystérique Melindo, certainement pas. Hormis la tessiture, tout lui fait défaut : l'éclat du timbre (désespérément mat), le mordant, la projection arrogante et l'abattage, la prise de risque, l'imagination... La partition requiert un volcan, pas un feu de Bengale !

Laissez-vous brutaliser...

Que dire de Guillemette Laurens ? Sinon que le métier, l'attention portée au mot compensent en partie l'érosion flagrante des moyens - elle devrait désormais se tourner vers un répertoire moins exigeant vocalement, dans la lignée de ses magnifiques enregistrements consacrés à Belli et Castaldi (Alpha). Avare d'aigus et de contrastes dynamiques, Anthony Rolfe Johnson s'économise, mais sa nonchalance, son approche superficielle d'un rôle passionnant agaceront et frustreront le mélomane comme le fan du ténor. Par contre, Gemma Bertagnolli signe sa meilleure performance au disque, nettement plus en situation que dans Il trionfo del Tempo e del Disinganno (Haendel, Opus 111) - sans parler des motets de Bonporti [Dynamic] ou du Stabat Mater de Pergolesi [Opus 111]), erreurs ou errances de jeunesse. La voix s'est épanouie, la technique affirmée et l'artiste traduit avec finesse les états d'âme variés de son personnage. Unique rescapé de la troupe qui ressuscita l'opéra en 2002, Philippe Jaroussky semble parfois en retrait, comme si ses nouveaux partenaires l'intimidaient ("Tu m'offendi" moins frémissant, moins habité que lors du concert donné à la Salle Gaveau le 18 mars 2002), mais la grâce de son timbre, la délicatesse de son chant, ses accents suaves et vulnérables ("Un tenero affetto") nous font chavirer...

Quant au fauve lâché dans ce théâtre intime, multipliant les coups de griffes (écoutez seulement l'allegro initial, d'une brutalité, d'une sauvagerie inouïe) et prodiguant quelques caresses (le trio extatique, à la fois voluptueux et angélique, de l'acte I où les cordes effleurent les amants), il consacre le climat fébrile et instable, lourd de menaces, dans lequel baigne l'ouvrage. Anguleuse et volontiers extravagante, la direction de Spinozi ne ménage pas les nerfs de l'auditeur, mais ce traitement de choc est de loin préférable à la tiédeur édulcorée d'un Curtis (Giustino). Chez Vivaldi, pour paraphraser Wilde, "la modération est désastreuse", l'excès jouissif et salutaire. Voilà un précieux coffret à acquérir de toute urgence, pour rugir de plaisir !
 
 
 

Bernard Schreuders


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Voir aussi Juditha Triumphans et l'Olimpiade
autres volets de cette intégrale Vivaldi qui paraît chez Opus 111/Naive

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