Roberto Alagna
un dossier proposé par Sylvain Fort

 
...

[ Sommaire du dossier ] [ Archives de la revue ]


......

 
photo - EMI - Simon Fowler


Propos choisis
 


Roberto Alagna revendique la versatilité, la pluralité, l’universalité même : par nature, il est ouvert et réceptif à toutes sortes d’expression artistiques. Rien ne l’irrite davantage que les cloisonnements qui limitent voire empoisonnent sa liberté. Les polémiques malveillantes, les clichés stériles et les jugements aigres, très peu pour lui. Alagna fait partie de ceux qui aiment et savent admirer, et le font sans ambages, avec une jubilation entraînante.


Berlioz
« C’est mon compositeur favori. Il peut tout, il sait tout faire, il n’est jamais le même. Il change de style à la demande, on ne le reconnaît plus. C’est de cela que j’ai voulu rendre compte dans mon disque Berlioz– un vrai défi, on ne l’a pas assez remarqué. Dans ce disque, tous les extraits sont magnifiques, bien que très éloignés les uns des autres – comparez Lélio, Enée, Benvenuto ! La Marseillaise fut un grand moment ! »

Jeune génération
« Nombre de jeunes ténors viennent me voir. Ils sont pleins d’entrain, d’ambition, très bien formés. Ils sont notamment de très bons acteurs. Je suis très content de pouvoir leur parler, les orienter. Je leur demande surtout de ne pas se laisser intimider par les limites qu’on cherche à leur poser. L’académisme est un écueil majeur dans l’opéra aujourd’hui. L’autre écueil, c’est l’imitation : je peux vous dire après quelques secondes quel chanteur tel ou tel jeune ténor cherche à imiter. C’est frappant. A vrai dire, nous sommes tous capables d’imiter la position vocale de tel ou tel chanteur. Parfois, dans une représentation, je m’amuse à dire une phrase à la Gigli, à la Corelli, à la Pavarotti. Mais il ne faut pas que ça devienne l’alpha et l’oméga de la technique vocale. Lorsqu’un problème vocal se pose à ces chanteurs-imitateurs, ils le résolvent en revenant aux disques de leur modèle. D’autres appellent leur professeur. Je pense qu’il faut oser être soi-même, même si ce n’est pas facile. La différence entre les grands et les très grands est là : dans l’affirmation de sa propre personnalité, de ses propres moyens, de sa propre sensibilité. J’ai l’impression que mon exemple sert : beaucoup de jeunes ténors se disent « Puisque Roberto a fait ça, je veux le tenter aussi », et cela me réjouit. »

Fans
« On dit souvent : le public de New York est différent du public de Paris ou Moscou. Ce n’est pas si vrai qu’on le croit. Les passionnés sont les mêmes partout. Un certain nombre d’entre eux me suit à travers le monde. Ainsi, je vais chaque année à Porto Rico, un endroit que j’adore, où je suis accueilli à bras ouverts – on m’a même proposé de m’y offrir une maison pour que j’en fasse mon port d’attache ! Un jour que j’étais parti en excursion dans la jungle portoricaine, j’entends des voix qui m’appellent : « Roberto ! Roberto ! » C’était des fans qui m’avaient suivi jusque-là ! Au-delà de cette dimension un peu particulière, j’ai à cœur de ne pas lasser le public. Le public s’habitue très vite à vous, et on risque de ne plus le surprendre… Tourner dans le monde entier permet de se faire oublier un temps, puis de revenir – c’est un dosage très subtil ! Cela permet aussi de prendre des risques dans des théâtres de moindre taille : Otello à Moscou, Radamès à Copenhague… J’ai été pris à mon propre piège lorsque j’ai fait Cyrano à Montpellier. Je m’étais dit : théâtre de province, production un peu à part – et la couverture presse a été énorme, au-delà de tout ce que j’imaginais ! »

Autocritique
« J’ai souvent dit que je détestais mes disques, et c’est vrai que je ne suis pas content de la façon dont ma voix est captée. Les captations publiques sont plus à mon goût. Avec le temps, mon insatisfaction s’efface et je prends les choses avec plus de recul. Par exemple, je suis certain que si j’avais vu la captation de la Carmen d’Orange sur le coup, j’en aurais été très mécontent. Mais je l’ai vue ces derniers jours, et avec le recul, je me rends compte que j’ai atteint le but que je recherchais : une émission haute et claire, une vraie ligne de chant éloignée du vérisme qu’on prête souvent à Don José. Sur ce coup-là, je me suis dit : « voilà, tu y es arrivé ».. »

DVD
« L’avenir de l’opéra enregistré, c’est le DVD, pas le disque. Mais j’ai toujours été mécontent des captations d’opéra. Prenez Les Troyens au Châtelet : très belle production ! Mais à la télévision, quel ennui ! Tout était plongé dans le noir, affligé de plans fixes – assommant ! Le problème, c’est que le traitement de l’image aujourd’hui n’a plus rien à voir avec cela… Mais on reste très timide, notamment dans la disposition des caméras : on fait tout pour ne pas gêner le public, on les dispose dans des angles morts, d’où une prise de vue peu intéressante. De même, on modifie pour la captation les éclairages du spectacle, ce qui gêne les chanteurs et modifie leurs repères. Il y a des solutions à tout cela. Pour commencer, pourquoi ne pas filmer sur scène ? On dit : ça gêne le public. Mais je suis convaincu que le public a le sentiment d’assister à une représentation historique lorsqu’il voit les cameramen au travail. Techniquement, on dispose de moyens de captation extrêmement sophistiqués, totalement inemployés à l’opéra. Résultat : j’ai décidé de créer avec Levon Sayan ma propre société de production, pour filmer comme je l’entends. Mes frères sont peintres et musiciens : ils ont un sens aigu de la qualité esthétique d’un spectacle et connaissent par cœur le répertoire – ils mettent en scène les spectacles captés. Pour la prise de vue, j’ai fait appel à des équipes spécialisées dans les captations d’événements sportifs. Ils ont un savoir-faire phénoménal, qu’ils n’utilisent pas forcément dans leur spécialité : une balle qui passe et repasse par-dessus un filet pendant trois heures ne sollicite pas beaucoup de technique visuelle. Ils étaient ravis du défi nouveau que je leur ai lancé, et y ont apporté des réponses techniques époustouflantes. Nous avons mis Paillasse et Cyrano en boîte. Avec cette technique de captation, on peut multiplier les points de vue, ajouter des bonus passionnants, etc. Werther suivra. Un autre élément qui me paraît essentiel, c’est de rendre la représentation à sa vraie vie, de rendre palpables les étoffes, de capter les visages, et même, pourquoi pas ? la transpiration – lorsque j’étais adolescent, j’étais fasciné par la transpiration de Johnny Hallyday : ça faisait bête de scène ! même chose à l’opéra : c’est une performance physique, il faut que cela se voie. C’est une entreprise salutaire : Levon et moi sommes persuadés de son succès, car c’est le seul moyen de redonner un peu de vitalité au marché du disque d’opéra. Peut-être un jour bénéficierons-nous de la force de frappe publicitaire des disques de variété – restons optimistes. Le but de tout cela, c’est de faire bouger les choses, qui en ont grandement besoin… »

Universal
« J’étais bien chez EMI. J’y étais très bien traité. Les gens étaient charmants et travaillaient bien. Mais après toutes ces années, je ne me sentais plus en risque. J’étais un peu dans mes pantoufles, on m’apportait sur un plateau tout ce que je voulais. Et au fond, je n’avais plus personne à convaincre. C’est une situation confortable, et même privilégiée, mais dangereuse. Donc, j’ai changé. Je n’ai pas signé avec Deutsche Grammophon, même si c’est sous ce label que sortiront les disques. J’ai signé avec Universal en tant que tel, c’est-à-dire avec Pascal Nègre. Le grand projet, c’est la distribution des DVD que je produis. Il y aura aussi des disques, mais pas forcément de nouvelles intégrales. Est-ce si regrettable ? Je suis à la tête d’une discographie que Corelli et Del Monaco auraient rêvé d’avoir. Je n’ai vraiment pas le droit de me plaindre. Seule ombre au tableau : Angela est encore chez Emi, et nous ne pourrons plus enregistrer ensemble. Mais c’est une parenthèse dans nos carrières. Les projets avec Universal vont me permettre d’explorer de nouveaux territoires, à ma manière. Le premier disque, ce sera un récital d’airs de Luis Mariano. On l’a beaucoup imité, jamais égalé. On s’est cru obligé de copier son accent espagnol. Je vais chanter cela à ma manière, et montrer qu’il est possible d’apporter autre chose, notamment dans des airs moins célèbres, où il peut être possible d’apporter davantage. C’était un très grand chanteur, que j’adore : il ouvrait la bouche, et c’était le bonheur ! D’autres projets suivront, et pourquoi pas un jour aller vers Brel, Ferré, Brassens ? C’est un projet qui me tient beaucoup à cœur. »

La voix au jour le jour
« La première chose que fait un chanteur au réveil, c’est de vérifier si la voix est bien là. Une simple vibration suffit à dire ce qu’il en est. Beaucoup de chanteurs ont leurs bons et leurs mauvais jours. Les mauvais jours, ils les attribuent à la fatigue, au voyage, au manque de sommeil… Cela joue un rôle, mais ce n’est pas la raison première : la vérité est que chaque jour nous vieillissons. Des cellules meurent, et cela affecte nécessairement l’instrument de haute précision qu’est la voix d’opéra. La technique vocale est là pour ralentir ce processus purement physiologique. A cela s’ajoute l’état psychologique – tristesse, gaieté, anxiété ont un impact immédiat sur la voix. Je prends souvent un exemple sportif : Lance Armstrong. Voilà quelqu’un qui est entouré d’une équipe, et qui connaît par cœur la moindre réaction de son organisme à des conditions données. Si le monde de l’opéra n’était pas aussi à part, les chanteurs d’opéra bénéficieraient de ce même entraînement. Il y a des choses simples qu’il faut prendre en compte. Par exemple, le rythme cardiaque. Le fait de n’être pas en grande forme est anxiogène. Le rythme cardiaque s’accélère. Or le premier effet de cette accélération, c’est de créer un afflux sanguin qui bouche les oreilles. Résultat : on s’entend moins, et on force sur l’instrument. La méforme fait boule de neige ! Il faut s’obliger à des exercices de ralentissement cardiaque, ce que je fais. De même, Armstrong sait exactement quel braquet il va utiliser dans telle côte, en fonction de son mélange sanguin : il peut préférer un braquet plus petit pour oxygéner son sang dans des côtes difficiles. A l’opéra, c’est pareil, il y a des cols à franchir. Si le chef n’y est pas attentif, s’il impose un tempo qui n’est pas organiquement adéquat, on force, on se fatigue. C’est presque purement physiologique : il y a des tempi qui nuisent à l’organisme, et il y a des chefs qui imposent de franchir trente-six cols dans la soirée, parce qu’ils ne tiennent pas compte de la nature physiologique des chanteurs. D’autres paramètres sont essentiels. Ainsi, il faut tenir compte de l’acoustique de la salle pour adapter sa fréquence vocale. C’est une donnée rarement prise en compte, mais majeure : il est possible et nécessaire de moduler sa fréquence d’émission selon les lieux. Tant de choses restent mystérieuses dans le domaine de la voix ! J’ai un jour surpris un phoniatre en lui prouvant qu’on pouvait chanter sans que les cordes vocales se touchent : ce n’est pas la vibration des cordes qui fait le son, c’est la musculature même qui prend le relais. Laryngoscopie à l’appui, il n’a pu qu’en convenir ! Lorsque la voix ne va pas, il faut en analyser le moindre détail – ou s’en remettre à un professeur qui, par nature, ne ressent pas précisément tout ce que le chanteur ressent. »

Jouvence
« Plus jeune, j’ai cherché à assombrir ma voix, à lui prêter une maturité qu’elle n’avait pas, histoire de donner le change. C’est un réflexe bien connu : quand on est jeune, on se met de fausses moustaches ; quand l’âge arrive, on s’habille à la dernière mode ! C’était aussi une réponse à une certaine pression. J’ai complètement dépassé ce stade, et je reviens à la source : je gomme les effets, je retourne à une grande simplicité. Ce qui m’intéresse maintenant, c’est d’oser cette voix jeune voire juvénile que j’ai toujours eue, et qu’on entend dans certains disques (par exemple, les Masnadieri, Dom Sébastien, Maistre Pathelin). Aujourd’hui, je pourrais refaire une grande partie de mes enregistrements dans cet esprit. C’est l’esprit qui a présidé à mon Don José, à Orange l’été dernier. Réussir ce pari m’a donné une grande satisfaction. »

Mise en scène
« C’est étonnant comme certains metteurs en scène peuvent être ignorants de la musique, du texte, de l’œuvre. Ils sont entourés d’assistants qui les guident plus ou moins. Le scandale et les sifflets les réjouissent. Ils demandent des semaines de répétition non pas pour que les représentations soient parfaites, mais tout simplement parce que c’est le temps qu’il leur faut pour concevoir une mise en scène qui tienne à peu près la route – ils arrivent sans préparation et travaillent sur le tas. J’aime encore mieux les metteurs en scène qui disent simplement : « allez-y, faites ce que vous savez faire ». Et je ris lorsque je lis des critiques qui disent : « le jeu de Roberto Alagna a été très bien dirigé dans cette œuvre » alors que je me suis dirigé tout seul. Pour moi, le dimension physique et plastique de la représentation est essentielle. Dans Paillasse, au moment où Canio surprend Silvio et Nedda et veut se jeter sur Silvio, il est possible d’inventer une mise en scène pleine de gesticulations. Mes frères ont voulu cela différemment : au moment de bondir, Canio se ramasse comme un félin, mais reste immobile. Il y a une grande puissance dans cette immobilité de prédateur. Voilà le genre de trouvailles que j’attends des metteurs en scène. C’est rare. »

Et demain ?
« Pour chanter, j’ai besoin de tomber amoureux des rôles que j’interprète. D’où mon enthousiasme à chanter Cyrano, qui est depuis toujours le personnage que je préfère. Adolescent, j’étais fasciné par Cyrano, mais je pensais ne jamais pouvoir l’interpréter – je pensais ne pas avoir le physique du rôle, ça me désolait ! En réalité, lorsqu’un rôle me plaît, je fais tout pour l’interpréter. Le poids vocal n’est rien, c’est le poids verbal qui compte, c’est l’émotion qu’on ressent et qu’on transmet par les mots. Et puis, physiquement, il n’y a pas de limites : je suis capable de modifier totalement mon attitude, mon physique, pour interpréter le plus justement possible. Au-delà même de l’opéra, je suis passionné par la voix, et par le mélange entre paroles et musiques. J’ai composé des chansons, mes frères en ont composé pour moi, qui dorment dans les tiroirs et qu’il sera temps un jour de publier, d’interpréter ; je reviendrai doucement, progressivement à la variété, dont je suis un adepte absolu. D’ores et déjà, je crois que le phénomène Star Academy a montré à tout le monde que chanter, même de la variété, n’est pas si simple qu’il y paraît : être Aznavour, Johnny, Ferré, ce n’est pas si facile ! Du coup, de nombreux chanteurs m’appellent pour travailler avec moi. C’est le retour en force des chanteurs à voix, et j’en suis ravi, car c’est la vraie source de mon amour pour la musique. J’espère le montrer à l’avenir. »

Sylvain Fort

[ contact ] [ Sommaire de la Revue ] [ haut de page ]