LES CASTRATS
  le corps du délit ou la beauté qui dérange


   Un dossier proposé par Bernard Schreuders
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Introduction


« Pendant deux siècles, entre 1600 et 1800, les grandes vedettes de l’opéra étaient des chanteurs au sexe hybride, hommes par la naissance, femmes par la castration. »[1] Cette horrible formule résume un lieu commun parmi les plus grossiers et les plus tenaces qui circulent sur le corps des castrats. Cependant, découvrir de tels propos en quatrième de couverture d’un ouvrage sérieux, un ouvrage de vulgarisation, certes, mais aussi de référence, la seule étude rigoureuse jusque-là publiée en français, voilà qui est encore plus affligeant. Sur vingt-trois lignes destinées à allécher le consommateur, pas un mot de la voix ni du belcanto ! A l’évidence, les stratèges du marketing ne visent pas que les amateurs d’opéra ou de musique baroque : « sexe hybride », « hommes par la naissance, femmes par la castration », autant d’expressions douteuses, mais soigneusement choisies, qui lorgnent vers un public friand d’anomalies sexuelles et de créatures extravagantes, auquel on promet de « piquantes anecdotes » ... 

D’où nous vient cet accès de pruderie, se demandera le lecteur ? C’est vrai, après tout, pourquoi se gêneraient-ils ? Non seulement les castrats sont largement méconnus du grand public, ils ne sont plus là pour se défendre, mais d’éminents spécialistes avouent leur ignorance[2], alors que Fr. Haböck, le seul médecin du xxe siècle qui ait rencontré Alessandro Moreschi, l’ultime soprano de la Chapelle Sixtine, ne nous apprend rien sur sa condition physique[3] !

Comme il est facile de prétexter la disparition du corps pour mieux oublier le délit, pour laisser courir l’imagination jusqu’aux limites de l’indécence, de l’insoutenable. Pouvons-nous laisser dire tout et n’importe quoi sur ces enfants castrés à des fins artistiques ? Allons-nous, par exemple, tolérer que la nostalgie du belcanto conduise à minimiser, voire à justifier un crime terriblement humain, n’en déplaise aux lâches qui s’attendraient à lire « bestial »[4] ?

Comment le corps des castrats était-il perçu et représenté à l’époque baroque ? Comment cette mutilation pouvait-elle être tolérée ? Les spectateurs étaient-ils horrifiés ou fascinés ? Pourquoi ? Autant de questions ouvertes qui donnent le vertige. Nous nous efforcerons d’y apporter un modeste début de réponse tout en évitant deux écueils, particulièrement redoutables : l’anachronisme et les généralisations abusives, qui émaillent tant de travaux sur les castrats.

Aborder un sujet aussi grave en trouvant le ton juste, le style idoine, ni trop lourd, ni trop détaché, bref, développer une écriture fluide et agréable à lire, c’est une promesse qui nous semble bien difficile à tenir : les lignes qui précèdent nous paraissent déjà un rien emportées, martelées avec peut-être trop d’insistance... De même, tordre le cou à des idées reçues, ébranler des certitudes sans jamais irriter le lecteur relève probablement du défi. Ce n’est pas le goût de la polémique ni moins encore celui du pamphlet qui nous anime, mais la volonté d’approcher au plus près d’une vérité qui se dérobe sous le foisonnement des légendes et des préjugés. Ce dossier ne s’intéressera donc pas à la biographie des principaux castrats, à leur répertoire, au belcanto, autant de sujets longuement développés ailleurs.

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[1] P. Barbier, Histoire des castrats. Paris, Grasset, 1989, quatrième de couverture ; nous soulignons. C’est encore aujourd’hui la meilleure somme publiée en français sur le sujet. Signalons toutefois, pour des lecteurs plus pressés, Sylvie Mamy, Les castrats. Paris, PUF, collection « Que sais-je ? » n° 3417, 1998.

[2] J. Rosselli, « The Castrati as a Professional Group and a Social Phenomenon 1550-1850 », in Acta Musicologica, 1988, LX, pp. 143-179, et cf. pp. 143-5. J. Rosselli tient exactement les mêmes propos, quatre ans plus tard, dans une version remaniée de cet article, le chapitre « Castrati », in Singers of Italian Opera, the History of a Profession. Cambridge University Press, 1992, pp. 32-55.

[3] Fr. Haböck, Die Kastraten und ihre Gesangskunt. Stuttgart, 1929, pp. 126-7.

[4] D. Fernandez, dont la passion pour le baroque frise parfois l’intégrisme, ne rate jamais une occasion de regretter amèrement la disparition des castrats. Inconséquence, étourderie qui ne discrédite en rien son roman consacré un castrat, Porporino, ou les ouvrages érudits et passionnants consacrés à l’Europe baroque, aux maîtrises britanniques (La rose des Tudor), magnifiquement illustrés par F. Ferranti.€



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