LES CASTRATS
  le corps du délit ou la beauté qui dérange


   Un dossier proposé par Bernard Schreuders
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Physiologie de l'appareil phonatoire


Rappelons d’abord que les voix d’enfant recouvrent les mêmes tessitures que les voix féminines : le plus souvent soprano, parfois mezzo-soprano, plus rarement contralto. Leur larynx est plus petit que celui de l’homme, les cordes vocales des enfants et des femmes sont, quant à elles,  plus courtes, plus minces, leur voix est naturellement aiguë. Les cordes vocales de l’homme sont plus longues, plus grosses.

Des multiples paramètres qui singularisent une voix, nous retiendrons les seuls qui soient directement influencés par la castration : le larynx, les cordes vocales, et le souffle. Idéalement, l’absence de mue doit permettre de réunir les caractéristiques suivantes :

- le larynx, qui doit normalement descendre d’environ deux centimètres, conserve sa position haute ; il ne se développe pas : d’une part, il reste un tiers ou un quart plus petit que celui de l’homme, la pomme d’Adam n’apparaît donc pas, d’autre part, il ne s’ossifie pas, mais reste cartilagineux, c’est-à-dire d’une grande plasticité, cette formidable souplesse va faciliter le passage du registre grave au registre aigu de la voix ainsi que l’exécution d’acrobaties vocales ;

- l’évolution des cordes vocales est entravée ou en tout cas freinée, les cordes de castrats autopsiés étaient d’une longueur intermédiaire entre, d’une part, celles du garçon et de la femme[1] et, d’autre part, celles de l’homme ; elles restent minces, mais gagnent en tonicité, elles sont plus musclées que celles d’un enfant ; en outre, les cordes vocales, attachées au larynx, restent plus proches des cavités de résonance (pharynx, bouche, fosses nasales), ce qui devrait avoir pour effet de conserver la pureté incomparable, l’éclat si particulier de la voix de garçon que la voix féminine ne possède pas – le larynx féminin baisse légèrement à la puberté ; enfin, la pression et la durée d’accolement des cordes vocales chez le castrat étant souvent fort développées, sa voix devait avoir un mordant particulier.

Toutefois, si le larynx et les cordes vocales n’évoluent pas ou pratiquement pas, le reste du corps se développe :

- les cavités pharyngo-buccales d’un castrat sont plus grandes que celles d’un enfant, ce sont celles d’un adulte ; or ces cavités influencent le mordant de la voix, son volume et la couleur du timbre, ainsi, lorsqu’elles sont plus vastes, la voix s’assombrit ; les cavités vont donc atténuer la clarté du son produit par le larynx, il en résulte un timbre unique, ni masculin, ni féminin, plus proche sans doute de celui de l’enfant ;

- souvent de grande taille, les castrats ont une cage thoracique particulièrement bien développée, atout capital dans la respiration, qui demeure la base du chant ;

- le travail assidu, jamais interrompu depuis l’enfance permet un développement optimal des muscles inspirateurs et expirateurs et les castrats utilisent probablement de manière parfaite la respiration costoabdominale profonde, plus régulière et plus souple que la respiration essentiellement costale des femmes ou que la respiration abdominale des enfants.

Ces qualités étaient idéalement réunies dans la voix de Farinelli, la plus belle voix de castrats à en croire ses contemporains : elle se déployait sur trois octaves et aucune difficulté technique ne semblait pouvoir l’arrêter[2]. Des chercheurs viennent d’exhumer à Bologne les restes du célèbre castrat avec l’espoir que leur étude nous en apprenne un peu plus sur l’origine de ses prouesses vocales, sur sa condition physique après la castration, etc. Gageons qu’ils s’abstiendront de tirer des conclusions hâtives et surtout de les généraliser à tous les castrats.

En réalité, une poignée de castrats, à peine quelques dizaines sur des milliers, réunissaient en leur voix les qualités qui sont aujourd’hui attribuées à tous. Quant aux autres, lorsqu’ils ne perdaient pas la beauté de leur timbre juvénile, ils n’étaient ni meilleurs ni plus mauvais que la plupart des chanteurs naturels, le mot est terrible, mais cruellement nécessaire. Nous oublions le prix exorbitant payé par des innocents pour réaliser le rêve ou les ambitions des adultes. Comment peut-on oublier que la majorité des castrats étaient avant tout des chanteurs d’église et que quelques-uns seulement menaient une carrière d’opéra internationale ?

Il faut pouvoir sereinement démystifier la voix des castrats, reconnaître, partitions et témoignages en mains, que seule une partie limitée du répertoire conservé pose de réelles difficultés techniques (Porpora ou Broschi, par exemple), au détriment, souvent, de la qualité musicale proprement dite. N’oublions pas non plus que les plus folles cadences, les vocalises les plus échevelées étaient improvisées et n’ont jamais été notées : les nostalgiques du belcanto ignorent en grande partie ce qu’ils regrettent.

A l’exception des pays germaniques et d’Europe centrale, qui réclamaient de la pyrotechnie et des notes suraiguës, le public de l’opera seria prisait surtout, dans les voix, la rondeur et le velours du médium. L’exhibitionnisme vocal, la virtuosité gratuite et de mauvais goût de nombreux castrats ont heurté le public et justifié des réformes au nom de la musique, de l’expression. Les plus grands traités d’art du chant accordent la première, la plus grande importance à la pureté de l’intonation, à la beauté du son et non à la virtuosité ou à la puissance, une exigence apparue au dix-neuvième siècle!           

Même parmi les rares chanteurs adulés dont le nom nous est parvenu, certains manquaient de technique (Guadagni ou Rauzzini) ou d’étendue : la voix de Senesino, qui créa, pourtant, la plupart des grands rôles de Haendel, n’excédait pas la tessiture du contralto. A trop rêver sur la beauté de timbres qui resteront inouïs, nous risquons de passer à côté des trésors que peut nous offrir le présent ». Sur ce point aussi, nous n’imaginons pas l’importance du travail. Après la disparition des grandes écoles de chant, lorsque les castrats ont quitté la scène, le belcanto décline en très peu de temps, il n’est plus qu’un souvenir : Berlioz, Mendelssohn et bien d’autres sortent consternés de la Chapelle Sixtine. Les castrats ont la voix stridente, ils chantent faux et chevrotent !

Ce qui nous fait défaut pour aborder le répertoire baroque, ce n’est pas tant les belles voix que la science du belcanto, l’art d’ornementer avec goût un air, l’imagination et la musicalité extraordinaires qui présidaient à la création des chefs-d’oeuvre de Haendel, Jommelli ou Vivaldi.

L’apparition, il y a une vingtaine d’années, de chanteurs baptisés « sopranistes » a engendré une certaine confusion[3]. Ces sopranos masculins ne sont pas des castrats, même si d’aucuns jouent sur l’ambiguïté. La plupart des sopranistes sont en fait des contre-ténors au registre de fausset beaucoup plus étendu. Toutefois, certains, de par un déficit de testostérone (syndrome de Morsier-Kallman, une forme d’hypogonadisme), ne connaissent pas de mue et semblent donc plus proches des castrats. Paolo do Nascimento qui était mezzo, a laissé quelques enregistrements (Lyrinx) et apparaît dans le film Les liaisons dangereuses de Stephen Frears. Si la technique semble rudimentaire, sinon précaire, le timbre, particulièrement étrange,  ne ressemble à rien de connu et n’évoque certainement pas le fausset des contre-ténors.

Enfin, le terme « sopraniste » est aussi parfois utilisé pour désigner les garçons sopranos, ce qui ne fait qu’ajouter à la confusion du vocabulaire. Néanmoins, il convient de s’arrêter à la voix de l’un d’entre eux. Bejun Mehta n’a eu le temps d’enregistrer qu’un récital, chez Delos, en 1982. Ce disque révèle un chanteur d’une maturité exceptionnelle pour son âge (quatorze ans) et l’on comprend l’enthousiasme d’un Leonard Bernstein. Bejun Mehta déploie une splendide mezza voce, une fusion des registres grave (poitrine) et aigu (fausset) tellement périlleuse chez les chanteurs adultes, et qui était particulièrement appréciée chez les castrats. Sachant que certains parmi eux débutaient dans des rôles mineurs dès l’âge de douze ou quatorze ans, il ne me semble pas absurde de rapprocher le chant de Bejun Mehta de celui d’un jeune castrat dont le corps et en particulier la cage thoracique ne se sont pas encore développés. Des années après cet enregistrement, le neveu de Zubin Mehta a renoué avec ses premières amours et commencé une brillante carrière de contre-ténor.

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[1] Dès la naissance, les garçons ont déjà les cordes vocales légèrement plus grandes que la femme.

[2] Sur le plus célèbre chanteur du dix-huitième siècle, voir Patrick Barbier, Farinelli, le castrat des Lumières. Paris, Grasset, 1994.

[3] Parmi les principaux, citons Aris Christofellis, Angelo Manzotti, Randall K. Wong, Robert Crowe, Jorg Waschinski, Arno Raunig, Jacek Laszczkowski, Radu Marian, Oleg Ryabets, Fabrice di Falco, Dariusz Paradowski. A ses débuts, Philippe Jaroussky interprétait volontiers des parties de soprano dans la musique baroque et il était appelé « sopraniste ». Or, il n’a jamais voulu de cette étiquette et se considère comme contre-ténor. Notons toutefois qu’il évolue dans une tessiture plus proche du mezzo que du contralto et que la clarté de son timbre, la pureté et la douceur de ses aigus évoquent davantage un soprano, juvénile ou féminin, que le fausset d’un contre-ténor.



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