LES CASTRATS
  le corps du délit ou la beauté qui dérange


   Un dossier proposé par Bernard Schreuders
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La castration sous le regard de la médecine classique


A l’époque où les premiers castrats apparaissent en Italie, les médecins de la péninsule découvrent les dispositions vocales de certains enfants opérés de hernies bilatérales avec orchidectomie.[1] La castration est alors pratiquée couramment et la Faculté de Médecine la prescrit de manière préventive ou curative, le plus souvent à tort, pour soigner la lèpre, l’épilepsie, l’hydrocèle, l’éléphantiasis, la goutte et certaines maladies inflammatoires. Ne condamnons pas trop vite ces physiopathes barbares : au début du vingtième siècle, des médecins ont suggéré la castration des débiles, hystériques, fous, asociaux, homosexuels, etc. Ces propositions furent partiellement suivies dans certains états américains et généralisées par le régime nazi aux tziganes.[2]

Scandalisé, un lecteur moderne se demandera peut-être si aucune voix ne s’est élevée, au sein du corps médical, pour condamner la mutilation des enfants aux seules fins du chant. Des historiens de la médecine, de savants dix-septiémistes ou dix-huitiémistes, pourront sans doute leur répondre. Une chose est sûre : même si, en Italie comme ailleurs, certains médecins ont sans doute protesté, leur appel devait rester isolé.

Du reste, ce souci humaniste est anachronique : non seulement les Droits de l’Enfance sont, alors, inconcevables, mais la castration bénéficie de multiples formes de légitimation (religieuses, sociales, etc.)[3]. Les chirurgiens sont d’ailleurs rémunérés pour cette opération, comme pour n’importe quelle autre.[4] La Faculté de Médecine délivre facilement aux pères de familles nombreuses et d’origine modeste une prescription certifiant l’opération nécessaire, les prétextes allant de la morsure de canard à la chute de cheval.

Un exemple illustrera l’attitude des médecins italiens. Dans son traité sur l’anatomie et les défauts de la voix, Giovanni Battista Codronchi souligne d’abord l’impérieuse nécessité de « veiller à la santé et à la vigueur du corps, pour éviter comme les femmes, les eunuques et les malades, la ténuité de la voix. »[5] Un peu plus loin, après avoir constaté que l’abstinence conserve la voix, Codronchi évoque, sans la moindre réprobation, les coutumes cruelles des Anciens : « Cornelius Celse (liv.7, ch.25) rappelle que chez de nombreux peuples on avait coutume d’infibuler les garçons pubères pour le bien de leur voix », avant d’ajouter « de nos jours s’est établi l’usage de castrer les enfants pour que, même parvenus à l’âge adulte, ils conservent une voix aiguë et de grande ampleur : ils sont auprès des princes tenus pour très précieux. »[6]

Manifestement, un fossé sépare les eunuques des castrats : la mutilation des enfants semble tout à fait justifiée, elle est déjà passée dans les moeurs au point que le docteur Codronchi ne s’attarde pas davantage sur le sujet, seule la préservation de la voix le préoccupe et il enchaîne, d’ailleurs, avec les racines de nénuphar, censées dissiper les insomnies érotiques. Comme l’explique P. Dandrey[7], le médecin considère le castrat comme n’importe quel chanteur doué : le travail et une santé florissante peuvent garantir une belle voix, dès lors, ses principes d’hygiène, ses recommandations s’appliquent aux castrats. Les Italiens n’hésitent d’ailleurs pas à regrouper les voix d’enfants et de castrats et à les opposer en tant que « falsettistes naturels » aux voix de contre-ténor, baptisés « falsettistes artificiels »...

Mais au-delà du geste, banalisé, le corps du castrat suscite moins l’indifférence que la gêne : souvent le médecin redevient un homme, en proie à la répulsion, voire au mépris, et son agressivité prend pour cible la personne même du castrat. « L’eunuque, écrit Withof, parce que son sang n’a pas reçu toute l’élaboration nécessaire en passant par les vaisseaux spermatiques s’éloigne des qualités de l’homme, participe des inclinations de la femme et son esprit même est d’un sexe mitoyen : il est timide, irrésolu, craintif, soupçonneux, inconstant, il est plus gras que les autres hommes, il prend un embonpoint dégoûtant. »[8] Souvent assimilés aux femmes, les castrats sont victimes des mêmes préjugés. Ainsi, la misogynie attise la défiance et la haine dont ils font l’objet.

Sous l’influence des idéaux maçonniques et avec l’avènement des Lumières, le discours va radicalement changer : la castration sera systématiquement et vigoureusement condamnée. Cependant, c’est moins le sort des gamins d’Italie qui préoccupe médecins ou philosophes que celui des prisonniers réduits en esclavage, des peuples qui s’auto-mutilent pour se soustraire à la dictature coloniale, des hommes châtrés et engraissés par des cannibales[9] ! Même lorsqu’il s’agit d’aborder la question des castrats, les vieux arguments esthétiques resurgissent au coeur du débat et la verve des pourfendeurs sert moins à fustiger l’Église qu’à frapper les malheureux castrats des tares les plus fantaisistes.

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[1] P. Defaye, Op. cit., pp. 9-12. L’auteur retrace l’histoire des enfants castrés pour le chant depuis la Chine, sous la dynastie Chou, jusqu’à la Cour de Bagdad dont l’Espagne mozarabe accueille les castrats dès le xve siècle. L’école de chant espagnole qui, durant des siècles, fournit à la Chapelle Sixtine ses meilleurs falsettistes, avant d’y introduire les castrats, est encore largement méconnue. C’est pourtant dans la péninsule ibérique que les castrats connurent leur première heure de gloire – au Portugal, par exemple, les femmes étaient exclues de l’opéra, suivant l’exemple des états pontificaux.

[2] Sans parler des chirurgiens qui, au dix-neuvième siècle, recouraient à la castration féminine pour soigner les vapeurs ou la mélancolie ! Les partisans de la castration chimique des délinquants sexuels livrent leurs arguments sur le Web. Une recherche à partir du mot-clé « castration » réserve bien des surprises : âmes sensibles s’abstenir !

[3] Sur les motivations financières des parents, etc. voir J. Rosselli, Op. cit.

[4] Des archives d’hôpitaux en témoignent, cf. P. Defaye, Op. cit., p. 20.

[5] De Vitiis vocis, libri duo. In quibus non solum vocis definitio traditur, sed illius differentiæ, instrumenta, et causæ aperiuntur. Ultimo de vocis conversatione, præservatione, ac vitiorum ejus curatione tractatur [...]. Francofurti, 1597, liv. II, ch.1, p.88.

[6] Idem, p.92. L’infibulation consiste à passer un anneau au travers du prépuce ou des grandes lèvres pour empêcher les relations sexuelles.

[7] P. Dandrey, « La phoniscopie, c’est-à-dire la science de la voix », in Littératures classiques, n°12, janvier 1990, pp. 13-76, et cf. p. 74, n. 250.

[8] J. Ph.-L. Withof, De castratis comentationes quatuor. Duisbourg, 1756, cité par P.-P. Gossiaux dans « Le castrat dans l’anthropologie classique », article non publié, 6 pages, p. 1.

[9] P.-P. Gossiaux, Op. cit., pp.3-4.



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