LES CASTRATS
  le corps du délit ou la beauté qui dérange


   Un dossier proposé par Bernard Schreuders
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Prime le parole


 « Castrato. Musicien qui chante le dessus. Hélas ! »

Dictionnaire de la musique de Meude-Monpas (1787).

A l’époque baroque, Il n’y a pas de place pour les divi et dive en France : le vedettariat des artistes lyriques n’apparaît vraiment qu’avec Rossini, lorsque l’opera seria jettera ses derniers feux. La tragédie en musique exige avant tout de bons acteurs et même si Rameau enrichit la partie vocale de l’opéra français, l’esthétique du belcanto heurte les habitudes d’un public généralement hostile aux ouvrages italiens.

Dans ses mémoires, Filippo Balatri[1] rapporte comment, lors d’un séjour à Lyon, les rires de l’assemblée l’interrompirent alors qu’il avait à peine commencé son air. Interloqué, il se fit expliquer que le public n’était pas habitué à entendre des « ahah » : les passages élaborés sont pour les violons, les mots pur la voix. Un passage de huit notes suffit largement aux meilleurs chanteurs. En fait, les « ahah » du castrat n’étaient que la vocalise initiale de l’aria ! Balatri demande à entendre le chant français, une jeune fille se met au clavecin. Après avoir subi des hurlements « qu’on aurait pu entendre de Lyon jusqu’à Londres », Balatri propose de chanter à son tour dans le style français. Bien qu’il exagère à l’envi les stridences du chant français, sa prestation, loin d’être ressentie comme une plaisanterie, suscite l’admiration du public ! Moins d’un siècle plus tard Mozart réitère le même constat, désolant.

Plus encore que le chant, la voix même du castrat fait rire : rire de surprise, de gêne, rire empreint de préjugés. Les Français sont le plus souvent incapables d’admettre la distribution des rôles et des tessitures en vigueur dans l’opera seria : les personnages plus âgés sont attribués aux voix graves; les premiers rôles, les héros, plus jeunes, sont l’apanage des voix aiguës. Les compositeurs italiens privilégient les voix de  soprani et contralti[2], voix de castrat ou de femme, plus brillantes et plus travaillées. Dans cette esthétique si particulière avec laquelle le xixe siècle bourgeois s’empressera de rompre, l’aigu traduit la jeunesse et en aucun cas l’identité sexuelle des personnages.[3]

Si les voix aiguës ont fait l’objet d’une extraordinaire valorisation culturelle en Europe au xviie siècle, y compris en France[4], dans ce pays, les seules voix d’homme aiguës qui sont appréciées sont celles des hautes-contre[5], des ténors légers, à vrai dire fort rares. Réfractaires à ce qui leur semble une négation de la Nature, les Français méprisent l’usage du registre de fausset.[6] Alors qu’en Angleterre, par exemple, les contre-ténors sont extrêmement prisés[7], les dessus mués, ainsi qu’on les désigne en France, sont confinés dans les choeurs et n’ont jamais l’occasion de s’illustrer comme solistes. On recourt exceptionnellement au fausset pour contrefaire la voix de femme, dans des rôles bouffes. En revanche les bas-dessus féminins (mezzo-soprano) sont plutôt appréciés et une vraie voix de haute-contre féminine (contralto) peut passer pour un prodige[8].

En dépit de certaines usages musicaux – le yodl, une partie du répertoire vocal de la Renaissance et du Baroque, certains ouvrages contemporains – la civilisation occidentale méconnaît l’usage du fausset, associé à l’impuissance, à la féminité ou à l’homosexualité[9], le mot même est souvent employé de manière péjorative. Réciproquement, mais avec moins d’hostilité, parce qu’elles ne menacent pas l’image virile, les voix féminines graves sont associés à un défaut de féminité, voire à l’homosexualité. Même la haute-contre essuie de nombreuses critiques et ne survivra pas aux Lumières :

D’abord il est naturel et vrai-semblable que tous les hommes ayent la voix mâle [grave]. Ainsi quand les voix des Amoureux, des premiers rôles, sont si perçantes et si en faucet, outre que cela devient aigre aux oreilles et incommode pour les airs en partie : cela a encore le défaut d’être trop féminin, trop Damoiseau.[10]

Reflet sensible de l’âme, la voix participe à la fois du corps et de l’identité profonde de l’individu. Si une voix de haute-contre ou de falsettiste porte  atteinte à l’image de la virilité, que dire de celles des castrats ? Le mépris s’étend à la personne et au corps même du chanteur, corps « dénaturé », « hors nature », monstrueux, dont la moindre ressemblance, même superficielle, avec la silhouette ou l’anatomie féminine, attire les moqueries les plus féroces. Le morceau obligé de tant de voyageurs français sur les castrats doit comporter une allusion à leur taille et leur embonpoint de « chapons », pour parler comme le Président de Brosses.[11] « La mollesse de leur voix a introduit une musique efféminée », note Guinguené, avant de préciser que « l’imagination des moines lorsqu’ils entendent ces chants factices se reporte avec compassion de l’effet à la cause. »[12]. Dommage qu’il ne suive par leur exemple !

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[1] Le seul document autobiographique que nous possédons est analysé dans A. Herriot, The Castrati in opera. Londres, Secker and Warburg, 1956, pp. 200-24 (ch. vi : The story of one castrato).

[2] La voix de mezzo-soprano ne sera distinguée en tant que telle qu’à la fin du xviiie siècle.

[3] Cf. Isabelle Moindrot, L’opéra seria ou le règne des castrats. Paris, Fayard, coll. « Les Chemins de la musique », 1993, pp. 106-7.

[4] Cf. notamment M. Mersenne, L’Harmonie Universelle. Paris, 1936, cité par J.-L Charvet, « Hautes-Contres et castrats : la voix des anges, la voix du coeur », in  Littératures classiques, n°12, 1990, p. 315.

[5] Voir notre article sur la haute-contre dans le dossier que Forum Opéra a consacré à la voix de ténor.

[6] Ce registre est « tout aussi physiologique » que celui de poitrine, il n’est pas forcé ou contre-nature, comme certains l’affirment et comme des voix mal travaillées peuvent parfois en donner l’impression cf. F. Le Huche, La voix (2) : pathologie, fascicule 1. Paris, Masson, 1983, coll. « Phoniatrie »,  p. 29.

[7] Henry Purcell semble avoir cumulé les emplois de basse et de falsettiste. Sur la voix de contre-ténor, voir la somme de P. Giles, The history and technique of the counter-tenor. Cambridge, Scolar Press, 1994.

[8] Cf. Framery et Ginguené, Encyclopédie méthodique : Musique. Paris, Panckoucke, 1791, sub verbo « haute-contre ». J.- J. de Momigny ne cache pas sa stupeur face à la puissance et au timbre inouï de certaines « hautes-contres en voix de femme » et cite « une religieuse qui, avec une telle voix, en couvrait facilement trente autres, et se faisait entendre à une distance extraordinaire. »

[9] Cf. L.-J. Rondeleux, « La voix, les registres et la sexualité », in Esprit, n°7-8, 1980, p.48. Il n’est pas rare, lors d’un concert, d’entendre une jeune fille rire parce qu’elle entend pour la première fois une voix de contre-ténor. Plus sérieusement, aujourd’hui encore, beaucoup de femmes consultent un O.R.L. parce qu’elles estiment leur voix trop grave, pas assez « féminine ». Elles n’ont certainement jamais entendu parler le superbe contralto Nathalie Stutzmann !

[10] J.-L. Lecerf de la Viéville, Op. cit., pp. 111-3.

[11] Cf. R. Blanchard, R. de Candé, Op. cit., p.74.

[12] N. E. Framery, Ibidem.



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