LES CASTRATS
  le corps du délit ou la beauté qui dérange


   Un dossier proposé par Bernard Schreuders
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Conclusion


Dans une nouvelle éblouissante, subtile et encore largement méconnue du public, Sarrasine, Balzac raconte les malheurs d’un jeune sculpteur français installé à Rome et qui s’éprend follement de la prima donna du théâtre Argentina, un castrat bien sûr. Le chanteur et ses amis décident de s’amuser à ses dépens et entretiennent l’illusion : Zambinella transpose à la ville son rôle de scène et attise la passion du sculpteur en se refusant longuement. Sarrasine finit par enlever la belle qui, terrorisée, avoue. Dans un accès de rage, le Français veut détruire la vénusté que son amour lui avait inspirée, mais meurt, assassiné par les sbires du cardinal Cicognara, protecteur du castrat. L’ecclésiastique demande au peintre Vien de copier la sculpture, la femme idéale devient un Adonis dont, précise le Narrateur, nous pouvons retrouver le type dans le Sommeil d’Endymion de Girodet. Curieusement, le corps décrit dans la nouvelle et celui peint par Girodet sont en tous points dissemblables. Ceci dit, malgré sa pose alanguie, l’Endymion est moins efféminé et surtout moins provocant que certains dessins du Parmigiano ou du Sodoma, mais il faut bien admettre qu’il ne dégage pas non plus la mâle sensualité des nus de David. Balzac partage les goûts mièvres de la bourgeoisie qui porte aux nues les sculptures de Canova et les figures blafardes de Girodet.

Zambinella est bien le pivot du récit, mais la critique se focalise étrangement sur le personnage du sculpteur, idéaliste forcené, pour les uns, double homosexuel de Balzac pour les autres, victime de la castration dans la très décevante lecture freudienne de Roland Barthes[1]. L’auteur de S/Z s’intéresse moins à la richesse de l’oeuvre qu’à l’élaboration d’une grille d’écriture du texte pluriel, mais il a le mérite de remarquer l’originalité de Balzac, qui évite le cliché de l’eunuque empâté, et il prend bien garde de ne pas oublier le rôle essentiel du travestissement là où tant d’autres s’égarent et réécrivent la nouvelle.

Au mutisme de la majorité, qui oblitère Zambinella, s’oppose la légèreté, l’inconséquence avec laquelle certains traitent et féminisent le personnage : comment peuvent-ils aborder la nouvelle en ignorant tout de l’opera seria, en ne sachant rien de la condition physique du castrat ? Balzac ne laisse pourtant subsister aucun doute sur la silhouette du chanteur : à quatre-vingt ans, la sveltesse de ses formes nous rappelle qu’il a conservé un physique de garçon pré-pubère, qu’il n’a jamais souffert  de gynécomastie ni d’embonpoint. La manière dont le personnage est maltraité en dit long sur le statut anthropologique du castrat dans la société contemporaine : « créature bisexuée »[2], « homme-femme[3] », « transvesti »[4], Zambinella est ravalé au rang de concept ludique par Michel Serres : « femelle, Eurydice, mâle, homosexuelle [sic], avec ou sans sexe, androgyne, panharmonique »[5] ou encore « putain princière intersexuelle et internationale »[6], avant d’inspirer à l’étourdie, mais sans doute charmante Chloé Radiguet cette phrase consternante : « Notre époque ne ‘fabrique’ plus de castrats, même si elle accueille bon gré mal gré les transsexuels »[7]. Même les Lumières n’y avaient pas pensé !

Bernard Schreuders


[1]  R. Barthes, S/Z. Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1970. 

[2] Diana Festa-Maccormick, Les nouvelles de Balzac. Paris, Nizet, 1973, p. 81.

[3] J. Seznec, «  Diderot et Sarrasine », in  Diderot Studies, n°5, 1963, p.238.

[4] J. Reboul, «  Sarrasine ou la castration personnifiée » in Cahiers pour l’analyse, n°7, 1967, p. 92.

[5] M. Serres, L’Hermaphrodite. Paris, Garnier-Flammarion, 1989, p. 160.

[6] Idem, p. 156.

[7] Chloé Radiguet, «  Fascination, miroir de l’exclusion », postface de H. de Balzac, Sarrasine. Turin, Mille et une Nuits, 1996, p.71.



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