Notre année Mozart (II)

Gabriel Dussurget,
le "Magicien" d'Aix

un dossier proposé par Sylvain FORT

SOMMAIRE

(I) Le manuscrit de Don Giovanni
(II) Gabriel Dussurget : le Magicien d'Aix
(III) Don Giovanni : surmonter le néant
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Gabriel Dussurget
Voici dix ans disparaissait « Le magicien d’Aix », grand ordonnateur du miracle aixois et figure majeure de la vie lyrique. L’Association Gabriel Dussurget a, à cette occasion, attribué à Stéphane Degout le prix Dussurget, remis par Edmonde Charles-Roux. C’est l’occasion pour nous de retracer la vie et le parcours de cette personnalité hors du commun.


Dans les dernières années de sa vie, Gabriel Dussurget avait quitté son grand appartement du boulevard Magenta pour un appartement plus modeste, rue de Dunkerque. Il en avait abattu les cloisons pour laisser entrer toute la lumière de ce dernier étage. Les toits de Paris s’offraient à vous comme dans un décor de La Bohème. Le Sacré-Cœur veillait là-haut, avec sa ronde bonhomie. Rien, dans cet appartement, n’était concerté. Ce n’était pas un appartement décoré avec apprêt. L’Aigle de l’Empire qui étalait ses ailes de bois sur un mur avait bien peu de points communs avec le demi-queue où Olivier Messiaen avait composé les Vingt regards sur l’enfant Jésus. Mais tout était harmonieux. Quelques livres (Proust, Saint-Simon), un divan, une lourde table, des fleurs, des plantes, des baies vitrées et cette petite table ronde sous la véranda, pour déjeuner en intimes. Tout trouvait son unité dans la personnalité et la mémoire du maître des lieux. Dans son regard, qui était bleu et vif. Cette unité était harmonie.

Qu’on me pardonne un souvenir personnel. Je fus amené chez Gabriel par un ami en septembre 1992. Il devait mourir en juillet 1996. Un peu moins de quatre années où il ne fut guère une semaine sans que nous déjeunions ensemble. J’avais vingt ans, j’étais parfaitement ignorant de tout et grisâtre. Auprès de Gabriel je découvris qu’il était possible d’aborder la vie avec grâce, avec cette légèreté tout à la fois moqueuse et sérieuse dont il avait trouvé l’écho précieux chez Mozart. Je l’écoutais raconter Aix, les chanteurs, les décorateurs. Je respirais une certaine qualité d’air. Un certain esprit. Il était caustique, drôle, bondissant. Il ne pontifiait jamais. Ne se mettait jamais en avant. Je ne savais plus si j’étais rue de Dunkerque à la fin du XXe siècle, ou dans quelque salon où aurait survécu miraculeusement un de ces esprits dont le XVIIIe siècle avait le secret.

Il riait beaucoup. Je me souviendrai toujours d’un concert à La Monnaie de Paris, où il avait été invité et où il m’avait fait la grâce de me convier avec lui. Lorsque nous entrâmes dans la salle où était dressée une petite scène avec son décor de fortune, on nous indiqua nos places : deux énormes fauteuils tendus de velours grenat et dorés à l’or fin, situés au beau milieu de l’allée centrale, au premier rang. Ce n’était pas la loge présidentielle, c’était mieux : un traitement de roi. Lorsque nous fûmes assis, Gabriel, fort égayé par cette situation, et touché de son ridicule, commença à pouffer, puis à rire, d’un rire inextinguible qu’il s’efforça vainement de réprimer pendant une bonne partie du spectacle. D’un coup, nos soixante-dix ans de différence s’abolissaient dans un fou rire d’écoliers.

Son intelligence n’était pas de l’intellectualité, mais une intuition vivace, sûre. Elle était guidée par l’admiration. Il ne cessait d’admirer. Il admirait des chanteurs, bien sûr, mais aussi des pianistes, des peintres, des professeurs, des écrivains – souvent ses cadets d’un demi-siècle, chez qui il détectait une originalité, une singularité, bref un talent. Je crois qu’il admirait le talent, qu’il l’aimait profondément et que pour faire éclore et s’épanouir un talent il était prêt à tout.

Au fond, le mot qu’il préférait et qu’il employait souvent, c’était le mot « beauté ». Il était sensible à celle des paysages, des tableaux, des enfants, des femmes, des hommes, de la musique. Je crois que la beauté pour lui était d’abord un mélange de pureté et de facilité, une étincelle brillante illuminant le monde avec évidence. La beauté était chose sensuelle, physique. Il était à mille lieues des ruminations germaniques, des théories, des esthétiques. C’était beau ou ce n’était pas beau. Et son goût était tel que la beauté surgissait de trois fois rien : un plaid jeté sur un divan, trois fauteuils ordonnés dans le jardin de sa villa aixoise, l’accord subit d’une note de musique et d’une étoile dans le ciel. Il ne se targuait jamais de son goût : « le mauvais goût, c’est celui des autres », répétait-il, pour relativiser. Il ne croyait pas si bien dire. Ainsi, il revint plusieurs fois de représentations d’opéra en s’écriant non pas « c’est laid », mais « c’est stupide » - signe que la laideur offense non seulement le goût, mais l’intelligence. Il détestait le culte du noir, du sombre, du torturé, de la grimace, du scatologique, du minable. Il était suffisamment sensible pour sentir toute la douleur du monde dans un air de la Comtesse des Noces de Figaro, suffisamment pudique pour ne pas en faire de longues tirades, et suffisamment profond pour rire l’instant d’après de Chérubin dans son placard. Mélange subtil, alchimie fine et rare, d’un tempérament et d’une intelligence.

Au cœur de la politesse et de la joie de Gabriel, il y avait le plaisir. Plaisir de découvrir, d’entendre, plaisirs physiques, plaisirs mondains, plaisir du voyage. Il avait ses repères : Venise, les bals, la bonté, la danse, sa sœur et ses neveux, le chant, l’amour, Capri, Aix-en-Provence, les arbres, la mer, la générosité, la haine des carrières et des arrivistes, le détachement, l’humour, l’insouciance, l’allégresse, Paris, Paris, Paris, les artistes, les bohèmes, le demi-monde, les belles étoffes, le ciel étoilé, Mozart. Tout cela l’irriguait, le faisait vivre, et il en faisait vivre les autres.

Ces plaisirs-là n’étaient ni un hédonisme terre à terre, ni un esprit de jouissance purement matériel. C’était la quintessence de la civilisation. Oserai-je dire : de la civilisation telle que la France l’a comprise et voulue ? Gabriel faisait partie de ceux qui mettaient un beau poème au-dessus d’une belle voiture, tout en aimant beaucoup les belles voitures. Il était esthète sans être ascète. En lui vivait l’esprit français façon Stendhal et Saint-Simon, l’esprit de conversation et l’enthousiasme, l’esprit de jeu pétri de tact.

Je n’étais jamais allé à Aix. Je savais à peine qui étaient Masson, Derain, Cassandre. Je ne me rendais pas compte du tout que je me trouvais, pendant ces déjeuners, face à un homme qui avait beaucoup connu Cocteau, Milhaud, Sauguet, Picasso, Jouve, Balthus, Marais, et même Boni de Castellane !  Qui avait respiré les mêmes salons que Proust, et aurait presque pu l’y croiser. Qui avait fréquenté chez Marie-Laure de Noailles et été aux Soirées Parisiennes du Comte de Beaumont. (D’ailleurs, je ne me rends toujours pas très bien compte). Mais je sentais dans la parole et le jugement de Gabriel la richesse d’un autre univers, qui avait été brusquement aboli par une certaine modernité. Un autre univers auquel il n’existait plus d’accès, mais dont Gabriel prolongeait les effluves et le rêve.

Du reste, Gabriel Dussurget n’était pas issu cet univers, loin de là. Il était né le 31 décembre 1904 près de Biskra. Famille bourgeoise. Père ingénieur des ponts et chaussées. Education rigoureuse. Enfance austère : « je ne parlais jamais à mes parents ». Sa sœur Marthe était la complice de ses jeux joyeux. L’appel du large arrive en la personne de Maurice Escande, jeune pensionnaire de la Comédie-Française, reçu à demeure par les Dussurget pendant la tournée du Français en Algérie. Maurice Escande a vingt-six ans, Gabriel quinze – et il vit là sa première véritable aventure. Le paludisme permit que l’histoire se prolongeât quelques années après : atteint de cette maladie, Gabriel dut finir ses études secondaires à Paris. Escande lui ouvre les milieux du théâtre. Sur les bancs de l’institution où il prépare le bac, il rencontre Doda Conrad. Peu à peu, le voici propulsé dans tous les cercles qui font la vie parisienne des années Vingt. Il est réservé, timide même, mais il a cette facilité, cette légèreté, qui séduisent et lui valent des amitiés durables.

Le milieu homosexuel joue son rôle dans ces contacts. Gabriel se souvenait avec émotion et malice des banquets de Capri et de certains hôtels parisiens  - où, pour le coup, il aurait pu beaucoup plus sûrement rencontrer Proust que chez Marie-Laure de Noailles ! S’il en parlait à son aise, c’est qu’il ne mêlait pas à son homosexualité les relents de culpabilité moite d’un Gide, ni les complaisances mauvais garçon d’un Genet. Il n’était ni fier ni coupable, ni honteux ni ostentatoire – mais le sexe tenait une place importante dans la hiérarchie de ses plaisirs, et il le disait bien volontiers sans obscénité, sans perversité, avec naturel, comme nous devrions tous le dire, puisque c’est vrai.


Gabriel Dussurget à Venise, dans les années 20


Le grand amour, Gabriel le rencontra en 1928, à vingt-quatre ans. Il s’appelait Henri Lambert, il avait vingt-neuf ans. Il était antiquaire, riche, esthète. Ils avaient les mêmes plaisirs et les mêmes envies. Il aimait la musique et les voyages. Souvent, ils prenaient ensemble la route du Sud. Ils étaient abonnés à la Scala de Milan des années Trente (mémorables s’il en fut). Ils avaient leur palais à Venise (de 1928 à 1938) : une photo qu’il avait accrochée à côté de son divan de la rue de Dunkerque montre Gabriel appuyé sur la margelle d’un de ces nombreux puits vénitiens, tout de blanc vêtu, sérieux – et derrière, autour, se devine l’âme de la cité au temps où le touriste n’en avait pas encore infecté la plupart des splendeurs. D’Henri Lambert, auquel il devait tant, et dont il parlait si volontiers, il avait un beau portrait, juste au-dessus du piano.

Plus encore qu’un compagnon de vie, Henri Lambert devait être pour Gabriel un compagnon d’aventure. Les prémisses en furent jetés dans les années trente, lorsque Gabriel fréquente les ballets et les danseurs – Lifar, Nijinski, Diaghilev -, orientant ses goûts résolument vers le théâtre, la musique, le spectacle, se produisant lui-même comme danseur (sa souplesse était celle d’un « désossé », et il eût rêvé d’être clown). Préparation essentielle à l’aventure aussi que les nombreux voyages à Salzbourg, où Gabriel reçoit le choc de Mozart.

La guerre éclate. On avait rendu le palais vénitien. On vit la débâcle (Gabriel est ramené à Paris par un soldat qui s’appelle Cassandre). On se confine à Paris. Gabriel et Henri fondent une école de théâtre, ouvrent un bureau de représentation artistique. Le monde de la scène et  de la musique s’entremêlent étroitement. On croise Jean-Louis Barrault et Ginette Neveu, Madeleine Renaud et Yvonne Loriod, Olivier Messiaen et Raymond Rouleau. Gabriel ne s’est certes pas fait résistant. Il ne s’est pas non plus fait collabo, comme nombre de personnalités du spectacle. Il a aidé des artistes à survivre, les hébergeant, les protégeant. Il a eu le sentiment qu’il devait maintenir contre la botte allemande un peu de cette âme parisienne et française dont il avait connu les délices et le prix. Il n’a pas dîné à la Kommandantur ni fait des ronds de jambe à Ernst Jünger. A tel point qu’il préside à la Libération un comité d’épuration du spectacle.

Son parcours prend une inflexion décisive lorsqu’à la Libération il fonde avec le duo Boris Kochno (ancien secrétaire de Diaghilev et ancien pilier des Ballets russes) - Roland Petit et aux côtés de Henri Lambert les fameux Ballets des Champs-Elysées. La fécondité de ce ballet est immense. Sa modernité est absolue. Picasso, Marie Laurencin, Christian Bérard, Brassaï réalisent les décors. Le ballet La Rencontre ou Œdipe et le Sphinx met en scène Jean Babilée et Leslie Caron dans les décors de Christian Bérard. Jean Cocteau et Jacques Prévert écrivent des livrets. Sauguet ou Kosma composent pour eux. Le bouillonnement intense qui règne aux Ballets des Champs-Elysées prouve à Gabriel qu’il est fait pour cette vie de théâtre, et qu’il est capable de l’organiser, de créer des rencontres, de faire fructifier les talents.

C’est fort de cette expérience qu’il répond à l’appel de la comtesse Lily Pastré, riche et corpulente mécène marseillaise, femme de tête, indépendante, anticonformiste. D’elle Gabriel disait qu’elle était « une hippie fortunée », et, plus perfidement, mais tendrement, qu’elle avait « toujours un air de lit défait ». Pendant la guerre, son château de Montredon, tout au sud de Marseille, avait servi de havre à des artistes en fuite : Pablo Casals, Poulenc, Milhaud… Elle songeait à contribuer à sa manière au relèvement de Marseille en y créant un festival. Elle était en relation avec les cercles parisiens (elle apparaît même dans un film de 1929 aux côtés d’Etienne de Beaumont et Marie-Laure de Noailles), et partant connaissait Gabriel. Henri Lambert et Gabriel gagnèrent Marseille fin 1947, prêts à toute éventualité.

Il fallait trouver le lieu. Aucun ne convenait. On poussa jusqu’à Aix. Entrant dans la Cour de l’Archevêché, Gabriel frappa dans ses mains et dit : « ce sera ici ». Il obtient le soutien financier du Casino de la ville (représenté par Roger Bigonnet) et du sous-préfet Richardot. Le festival d’Aix-en-Provence est né.

Les photographies des représentations de 1948 laissent rêveur. Une scène rudimentaire a été installée dans un coin de la cour – sorte de théâtre de poupées. Les décors de Georges Wakhevitch (décorateur de Carné, Gance, Renoir, Cocteau et plus tard de Buñuel, Peter Brook et.. Gérard Oury) sont simples et efficaces et Dussurget ose ce qui était alors une double audace : donner Cosi fan tutte de Mozart (en italien), et le confier à des jeunes chanteurs, en l’occurrence une troupe suisse. C’est là poser les principes fondateurs du festival, d’une esthétique et même d’une éthique : pas de stars, travail d’équipe, rigueur musicale absolue (garantie par le choix de Hans Rosbaud pour chef). Cette même année on put entendre Rameau et Bach, Dukas et Milhaud, sous les doigts de Gavoty, Barbizet, doyen, ou encore de Clara Haskil, déjà malade, encore méconnue. Le ciel d’été et les pierres chauffées par le soleil du Midi, Mozart, l’intuition savante de Dussurget : le miracle commençait.

Le reste appartient autant à la biographie de Gabriel Dussurget qu’à l’histoire de la musique, de l’interprétation, du théâtre, et de l’art en général. Un tel concours de talents en liberté, d’imagination, de créativité, et en même temps de rigueur ne s’était pour ainsi dire jamais vu, sauf peut-être à Glyndebourne – mais cette fois-ci opérait non le charme des gazons anglais, mais la magie du ciel méditerranéen.

Après le coup d’essai de 1948, le festival de 1949 fut un coup de maître. Le Don Giovanni de Mozart dans les décors de Cassandre (qui avait aussi tenu à construire une vraie scène), avec le couple Capecchi-Cortis, fit l’effet d’une bombe : volubilité, charme désinvolte, grâce et souplesse, allégresse – c’était un Mozart décapé, retrouvé, réinventé, très éloigné de ce qu’un Furtwängler faisait à la même époque entendre à Salzbourg !  Bientôt, il réhabiliterait définitivement Cosi avec une distribution de rêve. Ecrivains et artistes sentirent que quelque chose se produisait et vinrent voir par eux-mêmes, créant autour du festival un formidable esprit de convivialité et de haute culture. Dussurget et ses amis (dont la pétulante et inépuisable Edmonde Charles-Roux) surent convaincre Derain de réaliser les décors de L’Enlèvement au Sérail (1951) et du Barbier de Séville (1953), Clavé ceux des Noces, André Masson ceux d’Iphigénie en Tauride, Suzanne Lalique ceux de Didon et Enée (1960) ou du Couronnement de Poppée (1961). Cette énumération laisse percevoir un choix de répertoire « pré-baroqueux » : dans la musique antérieure au romantisme, Dussurget redécouvrait la finesse du trait, l’esprit de la danse (qui lui était si cher), la latinité des sentiments. Toutefois, il ouvrit largement Aix aux opéras contemporains et bien sûr à ce Pelléas qu’il aimait tant.


Gabriel Dussurget & Teresa Stich Randall

Le décor ne faisant pas tout, Dussurget passait son temps à auditionner des chanteurs. On sait qu’il découvrit les plus belles voix de la deuxième moitié du vingtième siècle - Berganza (sèchement renvoyée à sa vaisselle par Schwarzkopf), Alva, Bacquier, Soyer, Van Dam, Sciutti -  et qu’il donna une chance extraordinaire à des chanteurs déjà lancés, mais encore obscurs – Simoneau, Panerai, Sciutti, Stich-Randall, Danco… La jeunesse et le talent s’unissaient. Encore fallait-il que tout cela fût musicalement rigoureux. Rosbaud veillait. Et Gabriel lui associa une chef de chant miraculeuse, qu’il appelait affectueusement « La veuve Mozart », Irène Aïtoff : il l’avait connu, avec Henri Lambert, dans les année trente, alors qu’elle accompagnait les tours de chant d’Yvette Guilbert, et avait aussitôt repéré dans son piano une éloquence, quelque chose de dru et de subtil, qui collait aux mots de Guilbert, diseuse hors pair. Aïtoff serait pour de nombreuses années celle qui donnerait aux chanteurs la clef du récitatif mozartien, le sens du mot, l’amour de la phrase bien dite. L’oreille de Gabriel égalait et même dépassait son œil : il était capable de prédire des années à l’avance l’évolution d’une voix, de trouver dans une voix des ressources que le chanteur ne connaissait pas, non pas pour faire comme Karajan, qui aimait pousser les voix hors de leurs limites, mais pour favoriser leur éclosion. Il savait aussi parfaitement ce qu’un chanteur devait absolument se garder de faire.


Carlo Maria Giulini et Graziella Sciutti à Aix-en-Provence

Toute cette aventure, Gabriel Dussurget la vit aux côtés de Henri Lambert, toujours présent, toujours prêt à rendre des arbitrages. Mais en 1959, Henri Lambert meurt. La même année, Gabriel Dussurget est nommé conseiller artistique à l’Opéra de Paris. Ce faisant, il ajoute une tâche écrasante à son emploi du temps déjà bien rempli – fut-ce pour s’étourdir de travail et ainsi oublier le deuil ?

L’Opéra de Paris dans les années soixante est encore constitué autour d’une troupe, et va de représentations brillantes en spectacles poussiéreux. Des vedettes viennent faire un petit tour et puis s’en vont, laissant le gros de la saison à des reprises routinières. Les problèmes syndicaux sont multiples. Certes, Sutherland chante Lucia et Hotter Le Hollandais, mais rien de très excitant, et les chanteurs d’Aix que Dussurget engage ne redorent pas le blason de cette maison. Il faut attendre 1962 pour que Gabriel Dussurget réalise quelques-uns de ses rêves : cette année-là son vieux camarade Georges Auric est nommé patron de l’Opéra. Ils se connaissent depuis trente ans, ont la même passion des voix et de la danse. Les décors de Jacques Dupont pour le Don Carlo de 1962 font date, ceux de Léonor Fini pour Tannhäuser impressionnent. C’est en 1963 qu’intervient le coup de tonnerre : Wozzeck est créé à l’Opéra de Paris (29 novembre), dans des décors d’André Masson et une mise en scène de Jean-Louis Barrault – la bande à Dussurget ! – et Boulez au pupitre. En 1964, nouvelle idée de génie : Maurice Béjart propose sa vision scénique de La Damnation de Faust. Gabriel Dussurget mettait Berlioz très haut. Auric et lui trouvaient ainsi à associer la danse au chant, et de quelle manière. En mai et juin 1964, Callas vient chanter Norma. Une très belle photo montre Dussurget soutenant du bras et du regard une Callas qui s’élance vers la scène. Elle reviendra l’année suivante, dans un état vocal hélas dégradé. Pourtant, les problèmes sont toujours là et ont raison d’Auric, qui part en 1968. Les années qui suivent sont complexes, et Dussurget nen gardait pas un excellent souvenir, malgré de belles réussites. En 1971, la troupe est dissoute. Dussurget s’en va quelques mois plus tard.

Presque au même moment, il décide de quitter ses fonctions au festival d’Aix-en-Provence. Les conditions de financement d’Aix sont devenues épuisantes. Partout la machinerie a pris le pas sur l’expression artistique. Le Casino, première source de financement, est tracassier.

A soixante-huit ans, l’heure du repos a sonné - mais non l’heure du retrait.

Invité à toutes les premières, membre de la Fondation de la Vocation, jury de nombreux concours, Gabriel Dussurget reste une figure majeure du monde lyrique français. Les professeurs de chant désireux de faire valoir leurs poulains les lui adressent. Les agents prennent conseil. Les apprentis viennent chercher un avis. L’oreille du maître ne s’est pas flétrie. Elle a gardé sa capacité de divination. L’enthousiasme est resté le même. Roberto Alagna est bien évidemment la découverte majeure de ses dernières années. En lui il n’a pas détecté seulement le ténor lyrique au timbre solaire, mais un ténor dramatique. Au moment où tout le monde déconseillait à Alagna d’évoluer vers des rôles plus lourds, me revenaient à l’esprit les paroles de Gabriel sachant entendre dans le médium du ténor un grain et une épaisseur le promettant justement à ces rôles plus consistants. L’histoire lui donne raison.

Dans le même temps, le monde lyrique est devenu plus dur. Les jeunes gens qu’il encourage ne trouvent pas toujours, parmi les organisateurs de concert ou les patrons d’opéra, un Dussurget qui saurait leur faire confiance. Les directeurs de théâtre n’ont plus cette formation que donne seule une culture construite patiemment, en toute indépendance et en toute liberté. Leur savoir boiteux explose sous la pression financière. Dussurget ne manque pas de s’en alarmer. Il console. Il téléphone. Il aide. De manière croissante, les chanteurs qu’il avait engagés comprennent la chance qui fut la leur. L’étoile de Dussurget, qui n’avait jamais pâli, trouve un regain d’éclat au regard de pratiques de plus en plus bassement marchandes, consommant les chanteurs comme autant de sous-produits.

C’est le moment que choisit Pierre Jourdan pour réaliser son superbe film, Le Magicien d’Aix (1986), où il fait revivre avec force témoignages non seulement une époque, mais un esprit et une culture – une certaine humanité, diverse et joyeuse, sérieuse et légère. On y voit un Gabriel de plus de quatre-vingts ans s’exprimer avec volubilité, rejouer avec entrain des moments des années d’or, et se laisser entourer avec émotion de la reconnaissance tendre des Berganza, Bacquier, Capecchi venus lui rendre hommage, le tout baigné dans cette magie solaire de la ville d’Aix où les pionniers déambulent comme une bande de bons copains.

Ce qui frappait lorsqu’on l’approchait, lorsqu’on le fréquentait, c’est qu’il était sincèrement aimé. Il n’était pas seul. Il lui fallait parfois lutter pour obtenir quelques heures de repos. Il était invité partout. Il fut, en 1994, fêté dignement pour ses quatre-vingt-dix ans, une pluie de pétales de roses tombant sur ses épaules sous les applaudissements des amis présents (de Robert Massard à Fabrice Luchini en passant par William Christie). Et bien qu’aimant beaucoup le persiflage à la française, il n’était jamais blessant, mais toujours sincère dans ses affections. Il n’était non plus jamais grossier, jamais coupant, jamais hâtif.

Il revoyait sa vie avec plaisir et prenait la vieillesse avec une philosophie gourmande (« quand on ne veut pas vieillir, il faut mourir », disait-il). Il ne radotait jamais, trouvant toujours un mot neuf, une anecdote différente – quand des quadragénaires patauds vous assènent dix fois la même mauvaise blague. Il ne se laissait pas aller : il était toujours tiré à quatre épingles lorsqu’il sortait, et avait chez lui une élégance simple. La distinction lui était aussi naturelle que la simplicité. Et il continuait de s’émouvoir, trouvant notamment des réserves d’enthousiasme dans les quatuors à cordes (Mozart, Haydn, Beethoven, notamment), qu’il allait souvent entendre au concert, et qu’il mettait finalement au-dessus de tout en musique.

Derrière l’extraordinaire aventure que fut la vie de Gabriel Dussurget, au-delà même de ce qu’il faut appeler véritablement une œuvre – au sens le plus artistique de ce terme –, se profile évidemment une leçon de vie : « tout ce que j’ai fait, c’est parce que je l’aimais », disait-il. Réponse simple, sage et malicieuse aux mufles qui « perdent leur vie à la gagner » (une autre de ses expressions favorites), et à tous ceux qui pensent que l’arrivisme, la carrière, l’écrasement du voisin, la guerre généralisée, le gain, la hargne et la gagne, la douleur au travail sont les seules clefs du succès. Dussurget a travaillé sur l’essentiel et fait de sa vie une œuvre de salut public sans jamais forcer le trait, sans s’aliéner quiconque, sans grogner ni agresser. Ce n’était certes pas un saint, et cela le rendait plus aimable encore.

Dix ans après sa disparition, il est permis de dire qu’il fut de ceux qui donnent un avenir au passé, et qui en cela inventent la beauté du présent. Beaucoup l’ont connu. A tous je suppose qu’il a laissé, comme à moi, le souvenir d’un être accompli et serein, et surtout la valeur d’un exemple : dans les jours sombres, dans les peines, dans ces moments où nous alourdissons nous-mêmes, presque sans le savoir ni le vouloir, le fardeau qui pèse sur nos épaules, dans ces instants terribles où nous nous prenons au sérieux, dans ces minutes épouvantables où notre rire se coince, la figure de Gabriel – tel l’archange qui lui prêta son nom – nous rappelle, d’un éclat de son œil bleu, et avec ce fin sourire lumineux, que la vie possède un charme insaisissable et précieux qui seul vaut la peine, et que le bonheur est presque un devoir, s’il n’est pas toujours une grâce.

En somme, Gabriel Dussurget était un allegro de Mozart fait homme.

C’est dire s’il nous était cher.



Sylvain Fort


Tous nos remerciements à Madame Kathleen Fonmarty-Dussurget, nièce de Gabriel, et à Monsieur Jean Javanni, de l’Association Gabriel Dussurget, qui nous ont fourni avec une disponibilité exceptionnelle mainte indication biographique et l’iconographie du présent article. Cette association vise à pérenniser l’œuvre et la mémoire de Gabriel Dussurget en permettant la sauvegarde des costumes, décors, documents de l’histoire du festival et en les rendant visibles au plus large public. Depuis cette année, l’Association remet un Prix à un artiste ou un acteur des métiers de la scène lyrique. (Association Gabriel Dussurget, Campagne Bellevue – Chemin de la Gravesone – 13100 Aix en Provence).
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