Maurice Ravel
un dossier proposé par Catherine Scholler
 
.[ Sommaire du Dossier Ravel ] [ Archives de la revue ]..
 

 
......
Rencontre avec François Leroux

par Pauline Guilmot


(François Leroux en Golaud - Pelléas et Mélisande)


Le grand baryton français François le Roux est directeur et fondateur du Centre International de La Mélodie Française. Voilà deux ans, il avait consacré l'Académie d'été, qui dépend du centre, aux Mélodies de Ravel. Pour l'occasion, le musicologue américain Arbie Orenstein, éminent spécialiste de Ravel, avait accepté de commenter le cycle des mélodies donné par les jeunes interprètes de l'Académie. Le corpus des Mélodies de Ravel au programme de cette structure nécessita un travail minutieux sur la diction, les rythmes et l'expression. Nous avons interrogé François Le Roux sur la manière de bien chanter Ravel, une problématique qui fut évidemment à l'ordre du jour de l'Académie voici deux ans.

François Le Roux, pédagogue passionné et mélodiste accompli, féru du style vocal français fait également figure de référence à la scène pour ses prises de rôles, entre autres dans L'Heure Espagnole, L'Enfant et les Sortilèges, mais aussi Pelléas et Mélisande.


Comment s'est déroulée l'Académie consacrée aux Mélodies de Ravel ?

Nous avons pu, à peu près, toutes les voir, ce qui n'est pas une mince affaire. D'abord, il me faut expliquer comment s'organise l'Académie : on a toujours le même nombre d'élèves, douze chanteurs et douze pianistes sur dix jours. Dans la mesure du possible, les stagiaires viennent avec leur propre pianiste afin de travailler en musiciens de chambre, car en mélodie française, l'accompagnement est aussi important que le chant. Il y a deux professeurs purement attachés au domaine vocal et deux professeurs d'accompagnement, Noel Lee et Jeff Cohen. On a également deux professeurs de la Méthode Alexander, c'est-à-dire de travail physique, de prise de conscience de soi et deux professeurs de travail théâtral, l'un pour enseigner la tenue en scène, l'extériorisation et l'autre qui s'attache à la diction. Ce qui fait huit professeurs pour vingt-quatre étudiants. Cette année-là, Mireille Delunsch et Lionel Peintre ont monté chacun un récital Ravel puis ont donné une master-class après leur concert. 


Le style d'écriture vocale de Ravel est-il si différent de celui de ses contemporains ?

Oui parce que, par exemple, contrairement à Debussy qui interprétait les textes qu'il mettait en musique, Ravel s'est en quelque sorte "distancié", il vit le texte d'une manière plus simplement déclamée, c'est presque de la parole transposée à la musique, le traitement est bien moins lyrique que chez Debussy. Quand je chante L'Heure Espagnole, j'ai l'impression que la partition est à peine une extension des intonations de la voix. Evidemment, si on regarde l'oeuvre de manière plus approfondie, on se rend compte que Ravel joue très finement sur les débits, comme il le fait aussi dans les Histoires Naturelles. Tout ce qui est postérieur aux premières années du vingtième siècle, dans l'oeuvre de Ravel, exige du chanteur qu'il soit un rythmicien très précis. Quand on travaille une de ses partitions, je crois qu'il faut travailler les rythmes seuls, en oubliant la phrase mélodique et ajouter ensuite l'intonation. C'est le travail de juxtaposition des deux qui donne un résultat efficace. Rien qu'en faisant cela, on est fidèle à Ravel. Son écriture est tellement précise qu'il faut faire juste ce qui est écrit, mais la difficulté, c'est qu'il faut encore savoir dire ce rythme ! Pour ce faire, il faut avoir compris pourquoi Ravel utilise tel rythme à tel endroit. On a d'ailleurs souvent dit de sa musique qu'elle était une mécanique parfaite et rutilante. Debussy disait de Ravel : "c'est un faiseur de tours, un magicien", dans le sens où "il y a des trucs" dans sa musique. Autant de propos qui reprochent à la musique de Ravel un certain manque de profondeur. A mon sens, c'est parce que les moyens employés par Ravel lui étaient propres, très économiques et qu'ils signifiaient autre chose. A nous de les comprendre.


L'Heure Espagnole semble être un curieux ouvrage, non ?

C'est une oeuvre extraordinaire à la fois de concision et de précision. Elle présente plusieurs caractéristiques inhabituelles : d'abord, elle fait à peine une heure, ensuite elle comporte peu de rôles, ce qui reste économiquement une bonne idée bien que l'orchestre soit très fourni...Ensuite, elle est truffée d'allusions graveleuses, ce qui a déplu profondément à un certain nombre d'abonnés de l'Opéra-Comique au moment de la création. Autant dans la comédie de Boulevard, on pouvait se permettre un tel texte, autant à l'opéra, ce n'était pas le lieu.

L'ouvrage reste pourtant incroyablement chic et il est extrêmement intéressant sur le plan vocal parce qu'i lest conçu pour une femme et plusieurs hommes. Ce système permet des caractérisations de personnages très tranchées : un baryton, Ramiro (qui a d'ailleurs été crée par Jean Perrier, celui qui avait aussi créé Pelléas), un baryton basse qui est Don Inigo Gomes, plutôt une basse bouffe (l'équivalent de Don Pasquale ou bien de Bartholo dans Le Barbier de Séville), un "tenore di grazia" (plutôt mozartien, capable de belles demi-teintes) appelé Gonzalve et enfin un ténor de caractère, le fameux Torquemada, le mari qu'on voit au début et à la fin et qui, comme son nom l'indique, est peut-être un deus ex machina, quelqu'un qui n'est pas là parce qu'il le fait exprès. D'ailleurs, dans une production à laquelle j'ai participé, on voyait Torquemada mettre en route une sorte d'immense horloge ou de carillon au début de l'opéra, sur lequel les personnages étaient installés. Reste le rôle féminin, "La" Concepción si j'ose dire, le seul rôle féminin de l'opéra, assez terrible vocalement parce que Concepción doit avoir à peu près la même tessiture que Carmen. Je pense, d'ailleurs, qu'il y a un rappel de la part de Ravel, lui qui adorait la Carmen de Bizet. C'est un rôle un peu écrasant parce que la femme est seule au milieu d'hommes, sans pendant vocal féminin. L'ouvrage peut donc sembler curieux, mais cet opéra en est bien un, au sens classique du terme, puisque, s'il n'y a pas à proprement parler de duos, il y a tout de même des airs et un final en choeur. On ne peut pas en dire autant de Pelléas. Avec L'Heure Espagnole, on se situe presque dans l'héritage de l'opéra comique à la française, du début du XIXe. Pour tout dire, je crois même que cette pochade ne marque pas une révolution comme le fait L'Enfant et les Sortilèges. Notez qu'avec ce dernier, il y a tellement de personnages que nous ne sommes même plus dans le domaine de l'opéra... 


Le travail sur L'Heure Espagnole est-il plus difficile à réaliser que sur les grands classiques ?

Disons que le travail change parce qu'on est, typiquement, dans une diction de prose. Même si le texte de Franc-Nohain est versifié, comme chacun sait, on s'en rend à peine compte : que Ravel a vraiment écrit la musique comme une conversation (au niveau du débit). En tant que Ramiro, j'avais donc deux airs plutôt parlés que chantés, avec de très longues phrases. Comme pour chanter la Mélodie, ici, il faut être très humble et direct parce que ce sont des airs dans lesquels on s'adresse au public : "Voilà ce que j'appelle une femme charmante", un peu comme si l'on prenait le public à témoin. Le principe de cet ouvrage est d'être beaucoup plus proche du théâtre que de l'opéra. On pourrait presque dire qu'un acteur qui chante avec suffisamment de souplesse technique pourrait très bien convenir pour ce rôle. Les rôles les plus chantés sont Gonzalve et Concepción. Ramiro n'est pas véritablement un personnage lyrique.


Vous êtes-vous fait un devoir de chanter en français et de participer à la vie du répertoire vocal français ou bien est-ce vos penchants esthétiques qui vous ont mené tout droit à lui ?

C'est difficile à dire. Au départ, mes études classiques, même si elles étaient scientifiques, m'ont toujours porté vers la poésie et le théâtre et donc vers le chant. Puis, j'ai trouvé qu'il fallait effectivement se faire un devoir de chanter français. Je me rends compte que quand je vais à l'étranger, je me retrouve trop souvent seul dans une production d'un opéra français ou je suis, du moins, un des rares Français sur le plateau. Pour être un peu méchant, je trouve que ce qu'on exige dans les opéras italiens, allemands ou russes n'est malheureusement pas exigé dans le répertoire français, c'est-à-dire que j'ai l'impression que notre répertoire est un peu pris "par dessus la jambe". Souvent je me dis : "Mais enfin de quel droit peut-on tolérer des licences dans un répertoire qui justement ne le permet pas ?". Souvent aussi, je me suis dit que la mauvaise réception, au niveau du public français, de certains livrets d'opéras français venait du fait que le style de ces opéras ne supporte pas la médiocrité. Il faut donc aller au bout du travail, mais le temps manque toujours, dit-on. Là, il faut aussi blâmer les chefs d'orchestre français qui n'exigent pas toujours une préparation suffisante du plateau (plateau qui ne demande d'ailleurs qu'à être guidé) quand ils vont diriger de la musique française à l'étranger. 


Certains contemporains de Ravel ont eu des disciples, Ravel en a-t-il également eu ?

De nombreux Français contemporains ont pâti de l'ombre écrasante de Ravel et bien évidemment de celle de Debussy. Le Groupe des Six s'est tout de même démarqué en prenant comme ange tutélaire Satie. En ce qui concerne Ravel, je pense qu'il a permis à beaucoup d'envisager une carrière de compositeur éminemment individuelle à l'image de la sienne. Messiaen, à mon sens, n'aurait jamais été celui qu'il fut s'il n'avait pas eu comme exemples Debussy et Ravel. Jacques Ibert a lui aussi bien retenu la leçon ; à tel point que l'un de ses opéras, que j'aimerais voir plus souvent, Angélique, a presque la même distribution que L'Heure Espagnole


Vous êtes un de nos plus célèbres Pelléas : que pouvez-vous dire à propos de votre parcours au sein de ce chef-d'oeuvre ?

Mon parcours n'est pas fin ! D'accord, pour Pelléas il est terminé, mais en tant que Golaud, il ne fait que commencer. C'est un ouvrage qui reste ouvert. Comme il n'y a pas qu'une interprétation possible des phrases de Maeterlinck et de la musique de Debussy, comme tout y est tellement riche, cette oeuvre peut nourrir une vie et je ne serais pas le premier chanteur à le dire. J'ai commencé à chanter Pelléas à trente ans. Golaud n'est pas un vieux barbon, les deux frères ont peut-être dix ans d'écart, ce qui tombe bien pour moi. Ma prise de rôle en Golaud était une façon de voir cet opéra d'un autre point de vue et de conserver un pied dedans. Il est des opéras qu'on n'a pas envie d'abandonner... Tenez, Gabriel Bacquier fut sans problème Leporello et ensuite Don Juan. Maintenant, ce qui serait assez drôle, c'est qu'on me propose plus tard d'incarner Arkel ...


Vous avez installé l'Académie de Mélodie Française Francis Poulenc en Touraine, j'ai l'impression qu'on ne pouvait pas mieux faire...

Ce n'est pas un hasard total, effectivement. J'ai fait mes études secondaires à Tours, mes parents, professeurs, avaient été nommés là, j'y ai vécu une petite dizaine d'années et, de retour dans cette ville, il m'a semblé qu'il y avait un humus historico-culturel qui était à même de faire comprendre la naissance de ce curieux objet qu'est la mélodie. C'est aussi l'endroit où Ronsard est enterré, on est tout à côté de celui où Poulenc avait sa maison, Dutilleux n'habite pas très loin. De grands chanteurs ont vécu dans la région : Gérard Souzay, Jacques Jansen et puis il y a surtout des locaux intéressants, le Conservatoire de Région est dans un ancien couvent des Ursulines, magnifique, puis l'adjoint à la culture de l'époque était partant pour le projet. Autres avantages : ce n'est pas loin de Paris et la Touraine est touristique.


Et le Centre International attenant à l'Académie, comment vit-il ?

Il n'a pas encore une vie trépidante, mais nous avons un fonds de partitions important qui est alimenté par des dons et des achats. Nous disposons de livres de poésie pour pouvoir vérifier les rééditions et les variantes d'éditions utilisées par les compositeurs. Par exemple, la mise en page de l'édition consultée par le compositeur peut renseigner sur les motifs de son habillage musical. Il est aussi possible de trouver dans ces dispositions une explication sur le choix d'une mise en musique vers à vers ou par strophe. Nous possédons des livres de musicologie, des biographies, des enregistrements de répertoire vocal en langue française, ce qui n'est pas un luxe, car il y a une grande déperdition dans la transmission des traditions. Enfin, nous avons, bien sûr, mis en ligne un fichier comprenant les mélodies que nous possédons et qui donne une idée du répertoire de l'académie. Nous installerons un forum et, surtout, nous songeons à éditer prochainement une étude sur les problèmes d'interprétation que pose le style français.
 
Propos recueillis par Pauline Guilmot

François Le Roux sur le net : 
http://www.francoisleroux.net/

Site du Centre International de la Mélodie Française

[ Sommaire de la Revue ] [ haut de page ]